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Saga Red Rising

Tome 1 : Red Rising

Tome 2 : Golden Son

Tome 3 : Morning Star

L’édition originale de cet ouvrage a paru chez Del Rey,

an imprint of Random House, a division of Random House LLC,

a Penguin Random House Company, sous le titre :

MORNING STAR

Copyrights © 2016 by Pierce Brown.

All rights reserved.

Traduit de l’anglais (États-Unis)

par H. Lenoir.

La citation d’Antigone de Sophocle est tirée

de la traduction de Jean Grosjean, in Les Tragiques grecs, Eschyle / Sophocle,

Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 1967.

La citation des Euménides d’Eschyle est tirée de la traduction

de Charles-Marie Leconte de Lisle, in Eschyle – traduction nouvelle,

éditions Alphonse Lemerre, Paris, 18??.

La citation de « Do not go gentle into that good night »,

de Dylan Thomas, est tirée de la traduction

de Lionel-Édouard Martin, lionel-edouard-martin.net.

La citation de Jules César, de William Shakespeare,

est tirée de la traduction de François-Victor Hugo,

in Œuvres complètes de W. Shakespeare, tome X, éditions Pagnerre, Paris, 1872.

La citation de Cymbeline, de William Shakespeare,

est tirée de la traduction de François-Victor Hugo,

in Œuvres complètes de W. Shakespeare, tome V,

éditions Pagnerre, Paris, 1868.

La citation de La Vie d’Henry V, de William Shakespeare,

est tirée de la traduction de Jean-Michel Déprats,

in Œuvres complètes de William Shakespeare – volume IV – Histoires II, Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008.

Design de couverture : David G. Stevenson et Faceout Studio.

Illustration de couverture : David G. Stevenson.

Carte : © 2016 by Joel Daniel Phillips.

Traduction française : © 2016 by Hachette Livre.

Hachette Livre, 58, rue Jean-Bleuzen, CS 70007,

92178 Vanves Cedex.

ISBN : 978-2-01-000371-4

ORS

OCTAVIA AU LUNE : Souveraine de la Société.

LYSANDRE AU LUNE : petit-fils d’Octavia, héritier de la Maison Lune.

ADRIUS AU AUGUSTUS / LE CHACAL : Haut-Gouverneur de Mars, frère jumeau de Virginia.

VIRGINIA AU AUGUSTUS / MUSTANG : sœur jumelle d’Adrius.

MAGNUS AU GRIMMUS / LE SEIGNEUR CENDRÉ : Grand Imperator de la Souveraine, père d’Aja.

AJA AU GRIMMUS : Chevalier Protéen, garde du corps de la Souveraine.

CASSIUS AU BELLONA : Chevalier du Matin, garde du corps de la Souveraine.

ROQUE AU FABII : Imperator de l’Armada de l’Épée.

ANTONIA AU SEVERUS-JULII : demi-sœur de Victra, fille d’Agrippine.

VICTRA AU JULII : demi-sœur d’Antonia, fille d’Agrippine.

KAVAX AU TÉLÉMANUS : chef de la Maison Télémanus, père de Daxo et Pax.

DAXO AU TÉLÉMANUS : héritier de Kavax, frère de Pax.

ROMULUS AU RAA : chef de la Maison Raa, Haut-Gouverneur de Io.

CHARDON : une ancienne Hurleuse, lieutenant des Osseleux.

LILATH AU FARAN : compagne du Chacal, chef des Osseleux.

VIXUS AU SARNA : ancien de la Maison Mars, lieutenant des Osseleux.

MIDCOULEURS ET BASSESCOULEURS

TRIGG TI NAKAMURA : un Gris, légionnaire, frère de Holiday.

HOLIDAY TI NAKAMURA : une Grise, légionnaire, sœur de Trigg.

RÉGULUS AG SUN / VIF-ARGENT : un Argent, l’homme le plus riche de la Société.

ALIA MOINEAU-DES-NEIGES : une Obsidienne, reine des Valkyries, mère de Ragnar et Séfi.

SÉFI LA SILENCIEUSE : une Obsidienne, générale des Valkyries, fille d’Alia, sœur de Ragnar.

ORION XE AQUARII : une Bleue, capitaine de vaisseau.

LES FILS D’ARÈS

DARROW DE LYKOS / LE FAUCHEUR : un Rouge, ancien lancier de la Maison Augustus.

SEVRO AU BARCA / GOBELIN : un Or, chef des Hurleurs.

RAGNAR VOLARUS : un Obsidien, nouveau Hurleur.

DANSEUR : un Rouge, lieutenant d’Arès.

MICKEY : un Violet, Sculpteur.

Je me réveille dans la pénombre, loin des jardins dont le sang de mes amis détrempe encore la terre. À côté de moi, sur le sol de métal froid, gît l’homme Doré qui a tué ma femme. Son propre fils lui a pris la vie.

Le vent d’automne fait voler mes cheveux. La navette vibre autour de nous. Au loin, j’aperçois des comètes incandescentes dans la nuit : les vaisseaux des Télémanus, qui se précipitent à mon secours. Ils feraient mieux de s’en dispenser. Qu’ils laissent donc les ténèbres m’engloutir, les vautours se repaître de mon corps engourdi !

Les voix de mes ennemis me parviennent. Le plus frêle de ces démons aux visages d’ange se penche vers ma tête, la caresse tout en observant le cadavre de son père.

— C’est ainsi que les choses devaient se terminer, me dit-il. Ni par ta colère, ni par tes cris. Seulement par ton silence.

Roque, mon ami, celui qui m’a trahi, est assis dans un coin. Malgré son visage détourné, je peux voir ses larmes. Il ne pleure pas pour moi ; il pleure pour lui, pour ce qu’il a perdu par ma faute. Il a toujours été trop sensible pour un Or.

Le Chacal enchaîne, le regard froid et distant :

— Cette fois, plus d’Arès pour te sauver. Plus de Mustang pour t’aimer. Tu es seul. Comme moi.

Il recouvre mon visage d’un masque noir, m’empêchant de voir ou de parler. Je ne peux que respirer par des fentes étroites.

— C’est la fin, Darrow.

Pour me briser, il a détruit ceux que j’aimais. Mais il se trompe. Tout n’est pas terminé. Je garde espoir en ceux qui restent. Sevro. Ragnar. Danseur. Mon peuple, enchaîné dans l’obscurité. Toutes ces Couleurs, sur tous ces mondes, qui obéissent aux lois des Ors. La colère envahit la plaie béante de mon âme, la colmate, la cautérise. Je ne suis pas seul. Et je ne suis pas sa victime.

Qu’il essaie donc de m’anéantir. Je suis le Faucheur.

Je connais la douleur.

Je connais les ténèbres.

Oh, non. Ce n’est que le début.

Per aspera ad astra.

Nu, attaché, roulé en boule, je repose au cœur des ténèbres, loin du soleil et des lunes, emprisonné dans un carcan de pierre. Je ne peux ni me redresser, ni m’étirer. Je suis tel le fossile de l’homme que j’étais autrefois.

Il y a des mois, des années, des millénaires que je n’ai pas déplié mon dos ou mes genoux. Mes articulations sont comme des joints rouillés. La douleur me rend fou. Combien de temps s’est-il écoulé depuis que mes amis sont tombés, morts, sur l’herbe verte ? Depuis que Roque a tendrement baisé ma joue, après m’avoir brisé le cœur ? Depuis que je suis seul dans le noir ?

Ici, dans ce tombeau, le temps ne s’écoule pas. Il est roche, pas rivière. Figé, inaltérable. Rythmé par les deux horloges de ma vie : mon souffle et les battements de mon cœur.

Inspirer. Ba-boum. Ba-boum.

Expirer. Ba-boum. Ba-boum.

Inspirer. Ba-boum. Ba-boum.

Et ainsi de suite, jusqu’à… jusqu’à quand ? Que je meure de vieillesse ? Que je me fissure le crâne sur la roche ? Que j’arrache les tubes que les Jaunes ont raccordés à mes tripes ?

Que tu deviennes fou ?

— Non, dis-je en grinçant des dents.

Sssssiii.

— C’est seulement le noir.

J’inspire profondément. Me calme. Explore les parois qui m’entourent pour me rassurer. Avec mes doigts, mes pieds, ma tête, mes fesses, mes épaules, mes genoux. Dix fois. Cent fois. Hé, j’ai le temps, n’est-ce pas ? Mille fois.

À une époque, la punition m’aurait semblé clémente, mais elle se révèle la plus cruelle d’entre toutes. Aucun homme ne peut vivre seul, sans amis, sans ennemis, sans quelqu’un pour l’ancrer dans la réalité, pour lui donner un sens, un but. Je n’ai que le noir. Parfois, je hurle ; d’autres fois, je ris à gorge déployée. Est-ce le jour, la nuit ? Qui sait ? Je ris pour passer le temps, pour dépenser l’énergie artificielle que le Chacal pompe dans mes veines.

Je pleure, aussi. Je chantonne. Je siffle.

J’écoute les voix au-dessus de ma tête. Elles résonnent dans les ténèbres, accompagnées de cliquetis d’os et de chaînes. Si proches, mais en même temps si lointaines, comme provenant d’un autre monde. Un monde que, prisonnier de ma solitude, je ne peux ni voir, ni sentir, ni toucher.

Je les entends en ce moment. Les voix. Les bruits de chaînes et d’os. Viennent-elles de ma tête ? L’idée me fait rire.

Je jure. Je maudis.

Je complote. Tuer. Massacrer. Déchirer. Brûler.

Je supplie. J’implore. J’hallucine.

Je bredouille des prières pour Eo, soulagé qu’elle n’ait pas connu mon sort.

Elle n’est pas ici.

Je fredonne des chansons de mon enfance ; je récite La Terre mourante, Le Falotier, le Râmâyana ; l’Odyssée, en grec et en latin ; puis en anglais, en arabe, en chinois, en allemand. Je m’inspire du souvenir d’Ulysse, qui voulait simplement rentrer chez lui.

Tu oublies ce qu’il a fait.

Ulysse était un héros. Il a vaincu les murailles de Troie avec son cheval en bois, comme j’ai vaincu celles d’Agéa, sur Mars, avec ma Pluie de Fer.

Et ensuite…

— Non ! dis-je sèchement. Tais-toi !

… ses hommes sont entrés dans Troie. Ils y ont trouvé des femmes, des enfants. Devine ce qu’ils ont fait ?

— La ferme !

L’obscurité pousse un caquètement réjoui.

Tu le sais déjà. Tu le vois. Les os, les cendres. Les chairs, les larmes. La sueur, le sang. Faucheur, Faucheur, Faucheur… Seuls les exploits sanglants restent dans l’Histoire.

Suis-je réveillé ? Endormi ? Je ne sais plus. Mes pensées s’embrouillent, me plongent dans un délire de visions et de chuchotis. Encore et encore, je tire sur les pieds d’Eo. Je tue Julian de mes mains. J’entends Pax, Quinn, Tactus, Lorn et Victra pousser leur dernier soupir. Tant de peine, de morts. Et pourquoi ? Pour échouer. Trahir ma femme. Mon peuple.

Et Arès. Et tes amis.

Combien d’entre eux sont encore vivants ? Sevro ? Ragnar ?

Mustang ?

Mustang. Si elle savait que tu es ici… tu penses qu’elle s’en soucierait ? Tu lui as menti. Tu l’as utilisée. Elle, son corps, son sang. Maintenant, elle connaît ton vrai visage, et elle ne reviendra jamais. Si c’était l’inverse, si c’était elle qui t’avait trahi, tu crois que tu l’aimerais encore ?

— LA FERME !

Mon cri est absorbé par l’obscurité.

Ne pas penser à elle. Ne pas penser à elle.

Pourquoi pas ? Elle te manque, non ?

Une vision m’apparaît, la énième d’une série interminable : une fille galopant dans un champ d’herbe verte, se retournant sur sa selle, riant, ses cheveux voltigeant derrière elle comme du blé doré qui frémit dans la brise…

Tu la veux. Tu l’aimes. Oublie cette traînée Rouge.

— Non. C’est juste le noir.

En murmurant, je frappe ma tête contre la roche. Le noir, juste le noir, qui joue des tours à mon esprit. Je repousse Eo et Mustang de mes pensées. Rien ne m’attend en dehors des ténèbres. À quoi bon me torturer ?

Du sang dégouline de mes plaies rouvertes. Je tire la langue, lèche la pierre froide à la recherche des gouttes tièdes. Un goût de fer et de sel envahit ma bouche. Je le savoure. Lentement. Le laisse me rappeler que je suis un homme. Un Rouge de Mars, de Lykos. Un Fossoyeur.

Non. Tu n’es rien. Ta femme t’a abandonné en te volant ton enfant. Ta catin t’a rejeté. Tu n’étais pas assez bien. Trop arrogant. Trop stupide. Trop mauvais. Elles t’ont oublié.

Est-ce vrai ?

La dernière fois que j’ai vu Mustang, je l’ai suppliée, à genoux, de trahir les siens pour me suivre. Je savais qu’avec elle le rêve d’Eo pourrait se réaliser. Mais elle a choisi de partir. M’a-t-elle vraiment oublié ? Son amour s’est-il éteint ?

Elle n’aimait que ton masque.

— C’est seulement le noir. Seulement…

Je bafouille de plus en plus vite, sans pouvoir m’arrêter.

Je ne devrais pas être ici. Je devrais être mort. Après l’assassinat de Lorn, j’aurais dû être remis à Octavia pour que ses Sculpteurs me dissèquent. Cependant, le Chacal a demandé une faveur : celle de me garder pour lui, afin de pouvoir me torturer selon son bon plaisir dans son château d’Attica. Pendant des jours – des mois ? –, il m’a interrogé sur Lykos, ma famille, les Fils d’Arès. Sans jamais me dire comment il avait appris mon secret.

Je l’ai supplié de me tuer. Il m’a enfermé dans la pierre.

« Quand tout est perdu, l’honneur réclame la mort, m’a déclaré un jour Roque. C’est la seule fin acceptable. »

Que sait-il de la mort, lui, le riche poète privilégié ? Les pauvres, les esclaves connaissent la mort, et encore ! Même moi, qui l’appelle à grands cris, je la redoute. Le monde sans pitié que j’ai découvert me donne peu d’espoir pour la suite.

La Vallée n’existe pas.

Ce n’est qu’un mensonge, créé de toutes pièces pour apaiser les enfants craintifs. Notre vie horrible n’a aucun sens. Eo n’est plus là. Elle n’a jamais assisté à mon combat, jamais jugé mes actes à l’Institut, ou l’amour que j’ai porté à Mustang. Elle a cessé d’exister. C’est tout. Il ne se passe rien avant notre naissance, rien après notre mort. Nous n’avons qu’une seule chance d’être heureux.

La tienne n’est pas passée, me susurre le noir. Tu peux encore t’échapper. Tu n’as qu’une phrase à dire.

C’est vrai. Avant de m’enfermer dans ma tombe, le Chacal m’a murmuré à l’oreille :

— Il te suffit de dire « Je suis vaincu », et tout sera terminé. Je t’installerai dans un charmant manoir, avec de jolies Roses et assez de nourriture pour te faire éclater la panse. Tu pourras y passer le restant de tes jours. Il y aura une condition, bien entendu.

Un prix raisonnable. Sauve-toi. Survis. Personne ne viendra te chercher.

— Cette condition, cher Faucheur, ce sera ta famille.

Ma famille, que ses Lurchers ont ramenée de Lykos pour l’enfermer dans ses geôles. Il ne m’a pas laissé voir les miens, leur dire combien je les aimais, m’excuser de ne pas les avoir protégés.

— Si tu acceptes, je les donnerai en pâture aux autres prisonniers, a continué le Chacal, ces hommes et ces femmes qui, selon toi, devraient régner au lieu des Ors. Tu comprendras quand tu verras les animaux qu’ils sont vraiment. Tu verras que tu as tort.

Accepte, murmurent les ténèbres. C’est la solution la plus raisonnable. La plus sage.

— Non… je ne veux pas…

Ta mère voudrait que tu vives.

Pas à ce prix.

Que sais-tu de l’amour d’un parent ? Vis. Pour elle. Pour Eo.

Le voudrait-elle vraiment ? L’obscurité a-t-elle raison ? Je suis important. C’est Eo qui l’a dit. Et Arès. Il m’a choisi, moi, parmi tous les Rouges. Je pourrais vivre et me battre. Briser nos chaînes. Ce ne serait pas égoïste. Au contraire, ce serait un sacrifice…

Oui, un véritable sacrifice…

Mère me supplierait de faire ce choix. Kieran comprendrait. Ma sœur aussi. Je dois sauver notre peuple. Le rêve d’Eo doit se réaliser, quoi qu’il en coûte. C’est ma responsabilité. Mon droit.

Prononce la phrase.

Je cogne violemment ma tête contre la pierre, hurle aux ténèbres de s’en aller. Ils ne m’auront pas. Ne me briseront pas.

Tu l’ignores ? Tous les hommes finissent par se briser.

Un ricanement moqueur s’éternise dans ma tombe.

Je sais qu’il a raison. J’ai déjà craqué plusieurs fois sous la torture. J’ai parlé de Lykos. De ma famille. Il me reste pourtant une façon honorable d’en terminer, de rester l’homme que j’étais, celui qu’aimait Eo. Une façon de faire taire les voix.

— Tu avais raison, Roque.

Je veux seulement rentrer chez moi. Partir loin d’ici. Mais c’est impossible. Il ne me reste qu’une voie, avant de complètement basculer. C’est la mort.

Ne fais pas l’idiot. Arrête. Arrête !

Je fracasse violemment mon crâne contre la paroi. Ce n’est plus la punition que je recherche, c’est l’oubli. Je veux en finir. À défaut d’une mort agréable, elle sera accomplie. Et si la Vallée existe, si elle m’attend, je la trouverai. J’arrive, Eo. Du moins, je suis en chemin.

— Je t’aime.

Non. Non. Non. Non. Non !

Je frappe et frappe encore. Une moiteur tiède coule sur mon visage. Des éclairs de douleur illuminent l’obscurité. Les ténèbres hurlent et protestent à mon oreille. Je les ignore. C’est la fin ? Alors j’y foncerai tête baissée.

Néanmoins, tandis que je prends une dernière fois mon élan, le monde se met à gronder, à trembler. Non pas le noir, mais ce qui l’entoure. Quelque chose à l’extérieur de ma prison. Le bruit et les secousses s’amplifient. Soudain, un éclair de lumière déchire les ténèbres avant de s’abattre sur moi.

Le plafond s’ouvre. La lumière me brûle les pupilles. Je cligne des paupières tandis que ma prison s’élève. Elle s’arrête avec un « clic », me laissant exposé au centre d’une surface pierreuse. Avec un hoquet de douleur, je déplie enfin mes jambes. Mes articulations craquent, mes tendons se délient. La souffrance manque de me faire perdre connaissance. J’entrouvre des yeux pleins de larmes, ne distingue que des flashs de couleur. Des voix étrangères me parviennent.

— Adrius, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Il est resté là tout ce temps ?

— Quelle puanteur !

Je repose sur une surface lisse, noire, veinée de bleu et de violet, comme la carapace d’un scarabée créonien. Des tasses, des soucoupes, un service à café m’entourent. Je suis allongé sur une table. Une table en marbre, d’un mètre sur douze, creusée en son centre. C’était cela, ma prison. Chaque soir, ils ont dîné à quelques centimètres au-dessus de ma tête. C’étaient leurs voix que j’entendais. Le tintement de leurs couverts qui résonnaient comme des chaînes. Je pensais être dans les entrailles de la forteresse. Mon enfer se trouvait au cœur de la salle à manger.

— C’est complètement barbare…

Après ma Pluie de Fer, quand j’ai visité le Chacal, je me suis assis à cette table. Comptait-il déjà m’y enfermer ?

Je lève les yeux. Derrière le service à café, plusieurs personnes m’examinent, brouillées par mes larmes et mon sang. Je me tortille, comme un ver émergeant à l’air libre. Terrifié. Incapable de réfléchir. Je sais qu’il est là. Le Chacal. Avec son visage enfantin et ses cheveux sagement coiffés sur le côté. Je l’entends se racler la gorge.

— Mes amis, je vous présente le prisonnier L17L6363.

Voir un autre homme, enfin… Ne plus être seul… Miracle et tourment. Puis je me souviens de ce qu’il a fait, et je pousse un sanglot. D’autres voix interviennent à leur tour, meurtrissant mes tympans assourdis. Recroquevillé, je sens autre chose au-delà de leur présence. Une chose douce, légère, naturelle, que j’avais crue disparue à jamais. Une brise, qui caresse ma peau.

Par une fenêtre entrouverte, un courant d’air frais me parvient, chassant la puanteur de mon corps. Son odeur de neige et de résine m’évoque l’image d’un enfant en train de courir entre les pins, dévalant des pentes enneigées. Un enfant qui n’est pas moi, mais qui aurait pu être le mien.

Je pleure. Pas sur mon sort, non. Sur celui de ces enfants innocents qui idolâtrent des parents invincibles. Comme je regrette cette époque ! Je sais que, dans un instant, le Chacal reprendra ce qu’il m’a donné. Ce bref instant de liberté sera terminé. Je ferme les yeux, me concentre sur le sang qui goutte de mon visage, attends le retour de bâton.

— Fichtre, Augustus ! Tu aurais pu t’en dispenser, ronronne une voix de tueuse. Il empeste la mort.

Son accent est indolent, typiquement lunien. Les résidents du mont Palatin ne sont pas facilement impressionnables.

— C’est la fermentation des peaux mortes et de la sueur sous les menottes, explique le Chacal. Regarde, tu vois la croûte jaune autour des poignets ? Ce détail mis à part, je t’assure qu’il est en bonne santé. Prêt pour tes Sculpteurs, Aja, ne t’inquiète pas.

Aja s’adresse à quelqu’un d’autre :

— Tu le connais bien. Tu confirmes que c’est lui ?

— Tu mets ma parole en doute ? s’amuse le Chacal. Je suis blessé, Aja. Terriblement blessé.

Une silhouette s’approche, me faisant tressaillir.

— Tu aurais besoin d’un cœur, Haut-Gouverneur. Je crains que tu ne l’aies perdu, si tu n’en as jamais eu un.

— Tes compliments me font rougir.

Les cuillères tintent contre la porcelaine. Les questions s’entremêlent. Trop de sons. Trop d’informations. Une voix féminine, froide, cultivée, originaire de Mars, observe :

— On voit bien que c’est un Rouge, dans cet état.

— Tout à fait, Antonia ! s’exclame le Chacal. J’étais curieux de voir comment il allait évoluer. Un Auréat ne se serait jamais dégradé à ce point. Vous savez, il m’a supplié de le tuer. C’est ironique, parce qu’il aurait pu le faire lui-même, n’est-ce pas ? Mais les Rouges sont habitués aux tunnels et à l’obscurité. En fait, je pense qu’il s’est senti à sa place dans ce trou. Il devait y être plus à l’aise qu’avec nous en tout cas.

La haine me revient en un éclair.

J’ouvre enfin les yeux pour leur faire comprendre que je les vois. Que je les entends. Néanmoins, mon regard s’écarte de mes ennemis pour se tourner vers la fenêtre. Six des sept montagnes enneigées d’Attica y scintillent dans la lumière matinale. Des passerelles relient leurs tours de verre et de métal, qui s’élancent vers le ciel bleu. L’ensemble forme un tableau flou derrière mes yeux embués de larmes.

— Darrow ?

Je connais cette voix. Je baisse les yeux. Ses mains calleuses reposent sur la table, près de ma tête. Je me crispe, m’attendant à un coup. Rien ne se passe. Un de ses majeurs porte l’aigle doré des Bellona. La famille que j’ai détruite. Son autre main – celle que j’ai tranchée lors de notre duel, celle ensuite réparée par Zanzibar le Sculpteur – est ornée de deux anneaux à tête de loup. L’un d’eux m’appartient. Tous deux représentent la vie d’un jeune Or.

— Tu me reconnais ?

Je tords le cou pour l’observer. Contrairement à moi, Cassius au Bellona n’a pas été marqué par le temps ou la guerre. Il est encore plus beau, plus vivant que dans mon souvenir. Plus de deux mètres de hauteur. Revêtu de l’armure blanc et or du Chevalier du Matin. Des cheveux blonds comme la traînée d’une comète. Son nez est tordu, sans doute à la suite d’un combat. J’ai du mal à me retenir d’éclater en sanglots. Il me contemple avec tristesse, presque avec tendresse. Dans quel état dois-je être pour que cet homme, que j’ai tellement blessé, ait pitié de moi !

— Cassius.

Je savoure son nom sur mes lèvres. Parler, parler avec un autre humain ! Être entendu !

— Alors ? demande Aja derrière lui.

La plus violente des Furies de la Souveraine n’a pas changé. Elle porte la même armure qu’à notre première rencontre, sur Luna, la même que lorsqu’elle a tué Quinn. Éraflée, usée par les batailles. Une vague de peur me submerge. Je baisse les yeux.

— C’est lui. Il est vivant, dit Cassius avant de se tourner vers le Chacal. Qu’est-ce que tu lui as fait ? Ces cicatrices…

— C’est plutôt évident, non ? J’ai détruit le Faucheur.

Un coup d’œil à mon corps, et je comprends ce qu’il veut dire. Je ne suis plus qu’un cadavre. Squelettique. Blafard. La peau fine comme du vélin. Mes ongles ressemblent à des griffes. Mes joues sont couvertes de barbe. Ma chair est zébrée de marques de torture. Je n’ai plus de muscles, seulement des os. Les tubes qui m’ont gardé en vie émergent grotesquement de mon ventre, tels des cordons ombilicaux noirs et luisants.

— Depuis combien de temps est-il là ?

— Après trois mois d’interrogatoire, j’ai choisi de le mettre neuf mois à l’isolement.

— Neuf mois…

— J’ai trouvé, symboliquement, que c’était approprié. Après tout, nous ne sommes pas que des guerriers, mais aussi des gens cultivés. Tu ne penses pas, Bellona ?

— Cassius est plus délicat que toi, Adrius.

Antonia, qui vient de parler, n’a pas changé. Toujours aussi venimeuse. Extérieurement, elle est appétissante, pleine de promesses. Intérieurement… Je liste ses crimes : Léa, à l’Institut ; sa propre mère, d’une balle en pleine tête ; Victra, deux coups de calcineur dans le dos. Et la voilà alliée avec le Chacal, son adversaire de l’Institut. Je ne suis pas surpris. Chardon se tient derrière elle. Autrefois Hurleuse, elle fait à présent partie des Osseleux, l’armée du Chacal, si j’en crois le crâne d’oiseau sur sa poitrine. Elle fixe obstinément le sol. Son capitaine, Lilath, le crâne rasé, est assise à la droite du Chacal. C’est la tueuse préférée d’Adrius, et ce depuis l’Institut.

— Je trouve inutile de torturer un ennemi vaincu, réplique Cassius. Surtout s’il n’a plus rien à avouer.

— Inutile ? répond Le Chacal, d’un ton calme. Loin de là, mon bonsieur. Cet… animal a osé prétendre être notre égal. Notre supérieur, même. Il a couché avec ma sœur. Il s’est moqué de nous, nous tournant en ridicule jusqu’à ce que la vérité soit révélée. Il doit comprendre qu’il n’est pas malchanceux, mais qu’il était destiné à être découvert. Les Rouges sont malins, c’est vrai. Il a parfaitement incarné ce qu’ils deviendraient si nous les laissions faire. Mais il doit se rappeler ce qu’il est vraiment. Un Homo flammeus, comme je le propose dans une nouvelle classification. Un Homo sapiens à peine évolué. Voilà à quoi ont servi ces neuf mois dans le noir.

— Tu veux dire te tourner en ridicule, contre-attaque Cassius. En se faisant préférer par ton père. C’est la seule raison, Chacal. Tu voulais ta vengeance de garçon mal-aimé.

Le Chacal se crispe en entendant ces paroles. Aja fait la grimace, agacée. Antonia intervient :

— Darrow a tué Julian, Cassius. Il a massacré ta famille. Tu as oublié le meurtre de tes petits cousins, sur le mont Olympe ? Les assassins qu’il a envoyés ? Que dirait ta mère, en sachant que tu as pitié de lui ?

Sans réagir, Cassius adresse un signe aux Roses en retrait.

— Apportez une couverture au prisonnier. (Personne ne bouge.) Quelle éducation ! Tu es d’accord avec eux, Chardon ?

Elle ne répond pas. Cassius pousse un reniflement méprisant, ôte sa cape blanche et la drape sur mes épaules tremblantes. Un silence stupéfait suit son geste. Je croasse :

— Merci.

Il ne me regarde pas. La pitié n’est pas le pardon, pas plus que la reconnaissance ne donne l’absolution.

Lilath se met à rire sans lever le nez de son assiette d’œufs d’oiseaux-mouches, qu’elle dévore comme des bonbons.

— Il arrive un point où l’honneur devient un défaut, Chevalier du Matin. Le vieil Arcos en a fait l’expérience.

Elle glisse un regard en douce à Aja. Ses yeux ressemblent à ceux d’une murène. Aja ne répond pas, totalement maîtresse d’elle-même. Un halo mortel semble cependant l’envelopper, comme au moment où elle s’était apprêtée à tuer Quinn. Lorn lui a appris à se battre. Elle ne laissera pas salir sa mémoire. Lilath en reste là, avalant goulûment un autre œuf.

Mes ennemis sont divisés. Le modernisme du Chacal fait mauvais ménage avec les traditions de la vieille garde.

— Allons, nous sommes tous entre amis, intervient le Chacal. Sois plus polie, Lilath. Lorn était un Or de Fer, qui a hélas choisi le mauvais camp. Dis-moi, Aja, je suis curieux : à présent que le Faucheur est à vous, allez-vous le disséquer ?

— Oui. (Ah. Au temps pour ma gratitude envers Cassius.) Zanzibar est curieux de voir comment il a été modifié. Il a des hypothèses qu’il veut vérifier. Nous espérions capturer le Sculpteur qui l’a opéré, mais il semble avoir péri dans une attaque sur Kato, dans la région d’Acidalia.

— Ou c’est ce qu’on veut te faire croire, réplique Antonia.

— Il était ton prisonnier à un moment, non ? demande Aja sans lui prêter attention.

— Un dénommé Mickey, acquiesce le Chacal. Il a perdu sa licence après avoir sculpté un rejeton Auréat non déclaré. La famille voulait lui épargner l’inspection… Bref, le Sculpteur s’est spécialisé dans les améliorations aquatiques et aériennes illégales. Les Fils d’Arès l’ont recruté à Yorkton. C’est Darrow qui l’a aidé à s’échapper. Je pense qu’il est vivant. Mes agents le soupçonnent d’avoir rejoint Tinos.

Aja et Cassius échangent un regard.

— Si tu as des informations sur Tinos, tu dois les partager avec nous, rappelle Cassius.

Le Chacal sirote tranquillement son café.

— Rien de concret pour le moment. Tinos est bien cachée. J’ai du mal à capturer un de leurs officiers… vivant. Je vous promets que vous serez les premiers au courant si j’ai du nouveau. Même si mes Osseleux aimeraient s’occuper personnellement des Hurleurs, n’est-ce pas, Lilath ?

J’essaie de ne pas me raidir en entendant ces paroles. Mes amis sont vivants. Certains d’entre eux, du moins. Et ils se battent avec les Fils d’Arès, plutôt que de défendre les Ors. Lilath m’examine curieusement.

— Oui, monsieur. Nous aimerions une bonne chasse. La Légion Rouge est devenu monotone, même pour nos Gris.

Aja se redresse, mettant fin à leur réunion.

— La Souveraine nous attend, Cassius. Nous partirons quand la Treizième aura démonté le camp du Bassin Golin, précise-t-elle au Chacal. Probablement demain matin.

— Tu remmènes tes légions sur Luna ?

— Seulement la Treizième. Les autres resteront ici, sous ton commandement.

— Mon commandement ? s’étonne le Chacal.

— Un prêt de la Souveraine, en attendant que ce… Soulèvement soit étouffé. (Le mot est comme une insulte dans sa bouche.) Une preuve de sa confiance. Elle apprécie les progrès que tu fais sur Mars.

— Malgré tes méthodes, ajoute Cassius en provoquant un nouveau froncement de sourcils chez Aja.

— Dans ce cas, venez dîner avec moi ce soir, propose le Chacal. J’aimerais discuter avec vous de… certains sujets concernant les rebelles de la Bordure.

Il reste vague pour prolonger mon calvaire. Il veut me faire croire qu’un de mes amis m’a trahi. La manipulation a toujours été son arme de prédilection. Durant ma torture, il laissait souvent traîner un mot ici et là sur Mustang, sa sœur jumelle ; me faisait respirer, comme par hasard, l’odeur de son thé préféré sur ses vêtements. Savait-elle que j’étais là ? S’est-elle assise à cette table ? Ils continuent à cancaner. Je m’efforce de suivre. Tant de voix… Tant d’informations à saisir…

— Mes hommes débarbouilleront Darrow. J’organiserai un banquet pour conclure notre discussion. Les Volox et les Corialus seront enchantés de vous voir. Il y a longtemps que des Chevaliers Olympiques ne nous ont pas rendu visite. Vous passez tellement de temps sur le terrain à arpenter la campagne, ramper dans des tunnels, fouiller des ghettos… Depuis combien de temps n’avez-vous pas profité de la vie, sans menace imminente ?

— Un bon moment, admet Aja. Les frères Rath nous ont accueillis lors de notre passage à Thessalonique. Ils étaient désireux de prouver leur loyauté après leur comportement lors de la Pluie du Lion. Notre séjour a été… mouvementé.

— J’ai peur que mon dîner ne soit bien fade en comparaison ! s’esclaffe le Chacal. Vous devrez vous contenter de soldats et de politiciens. Cette fichue guerre a complètement chamboulé mon cercle de relations sociales, comme vous devez vous en douter.

— Ce ne serait pas plutôt ta réputation d’hôte ? demande Cassius. Ou tes menus… carnassiers ?

— Bellona ! le réprimande Aja, d’un ton amusé.

Le Chacal sourit avec bonne humeur. Je le soupçonne d’être perdu dans un fantasme où il leur tranche la tête avec un couteau à beurre.

— Ne t’inquiète pas. La rivalité entre nos deux maisons existera toujours. Mais nous saurons la mettre de côté pour la bonne cause, n’est-ce pas, Cassius ? Nous avons tous nos petites histoires de l’Institut. J’ai fait ce que je devais faire.

— Il y a un autre sujet dont nous devons parler, dit Aja.

Antonia, qui les écoutait en silence, soupire lourdement.

— Je te l’avais dit. Qu’est-ce qu’elle veut encore ?

— C’est en rapport avec ce que mentionnait Cassius.

— Mes méthodes, devine le Chacal. (Aja acquiesce.) Je pensais qu’elle était satisfaite de nos progrès.

— Elle l’est, mais…

— Elle voulait l’ordre ; je l’ai obtenu. La production d’hélium 3 n’a baissé que de trois virgule deux pour cent. Arès est acculé, Tinos sur le point d’être découverte. C’est Fabii qui…

— C’est à propos de ton escadron de la mort.

— Ah !

— Et des protocoles de liquidation que tu as instaurés dans les mines. Elle a peur que ta sévérité n’amplifie le mécontentement des Rouges. Le mont Palatin a été bombardé. Plusieurs exploitations terrestres sont en grève. Il y a des manifestations devant la Citadelle. La révolte gronde. Elle est encore désorganisée, mais il faut qu’elle le reste.

— Je doute qu’elle persiste quand les Obsidiens seront passés par là, observe Antonia d’un air méprisant.

— Malgré tout…

— Personne ne découvrira la vérité, lui assure le Chacal. Les canaux de propagande des Fils d’Arès ont été neutralisés. Aucune image ne filtrera. Pas de génocide, pas de mine nettoyée. Seulement des Rouges en train d’attaquer des civils. Des enfants de mid et hautesCouleurs se faisant tuer dans des écoles. Les gens seront avec nous.

— Et s’ils l’apprennent quand même ? demande Cassius.

Au lieu de répondre, le Chacal fait un signe à une Rose dénudée, assise sur un divan dans le salon contigu. Elle s’approche, les yeux fixés sur le sol, à peine plus âgée que ne l’était Eo. Ses yeux ont la couleur délicate d’un quartz rose, ses cheveux celle du lilas. Elle a été élevée pour être utilisée par des monstres. À côté de ce qu’elle doit vivre, mon sort me semble soudain clément.

Le Chacal lui caresse la joue avant d’enfoncer les doigts dans sa bouche. Il lui incline la tête avec son moignon, afin que tout le monde puisse voir. Elle n’a plus de langue.

— Je la lui ai arrachée moi-même. Il y a huit mois. Elle avait tenté d’assassiner un de mes Osseleux dans un club d’Agéa. Elle me hait, de toute son âme. Elle rêve de me voir pourrir en enfer. (Il la lâche, dégaine son arme de l’étui à sa ceinture, et la lui donne.) Tire-moi dans la tête, Calliopé. Pour tout ce que je t’ai fait, tout ce que j’ai fait aux tiens. Vas-y. Tu te rappelles, dans la bibliothèque ? Je recommencerai, encore et encore. (Il saisit sa mâchoire fragile dans sa main unique.) Et encore. Tire-moi dessus, petite traînée. Tire !

La Rose, tremblante de terreur, lâche le pistolet, puis tombe à genoux, embrassant ses pieds. Il lui caresse la tête.

— Chut, Calliopé, chut. C’est bien. C’est très bien. Les mouches, ou le public, préfèrent le miel au vinaigre, c’est vrai, reprend-il en se tournant vers Aja. Mais pour nos ennemis, pour les rats qui nous grignotent les mollets, la peur est la seule solution. La peur et l’annihilation, conclut-il en plongeant ses yeux dans les miens.

Un Gris me rase les cheveux avec un rasoir électrique. Les mèches ensanglantées, d’un blond sale, s’accumulent par terre. Le Gris, que ses collègues appellent Danto, incline ma tête pour inspecter son œuvre avant de me donner une taloche.

— Ça te dirait un p’tit bain, dominus ? Grimmus aime que ses prisonniers sentent la rose.

Il tapote ma muselière. Je l’ai gagnée en essayant de mordre un des gardes, alors qu’ils m’emmenaient loin du Chacal. Douze Lurchers endurcis m’ont traîné le long des couloirs, tel un sac de linge sale, les mains attachées, un collier électrique autour du cou.

Danto décroche un tuyau du mur tandis qu’un autre Gris me soulève de ma chaise. Ils sont plus petits que moi, mais forts, trapus. Ce sont des tueurs, habitués au sale travail : poursuivre les rebelles de la Bordure, traquer les assassins du Syndicat lunien, abattre les Fils d’Arès dans les mines…

Ils me surveillent tandis que Danto m’asperge. Ils ont trois Obsidiens avec eux, comme la plupart des Lurchers. Le jet d’eau me percute tel un coup de sabot dans la poitrine. Ma peau se déchire. La pression me pousse jusqu’au mur, où je me cogne le crâne. Étourdi, je cligne des yeux ; je tousse ; je me noie ; les mains toujours liées dans le dos, je me ratatine pour protéger mon visage.

Danto s’arrête. Je reprends goulûment mon souffle à travers la muselière. Ils me détachent pour me faire enfiler une combinaison noire, avant de me ligoter à nouveau. Sur une table, une cagoule attend de me priver de ma dernière liberté. On me repousse sur la chaise, à laquelle on fixe mes liens. Aucun risque n’est pris. Ils me surveillent comme si j’étais encore le Faucheur. Ma vision est brouillée par l’eau et les larmes. Je tente de renifler, mais le sang coagulé – fruit d’un coup dans le nez – m’empêche de respirer.

Nous nous trouvons dans la prison située sous la forteresse du Chacal. C’est un bâtiment cubique banal, en béton. La lumière crue transforme ses habitants en cadavres ambulants et les pores de leurs visages, en véritables cratères. Dans la pièce, outre les Gris, les Obsidiens et un docteur Jaune, il n’y a que moi, la chaise, la table d’examen et le tuyau. Des traces de fluides divers et des marques d’ongles sur les murs donnent le ton de l’ambiance. Des vies se sont éteintes ici.

Cassius ne descendrait jamais dans ce trou ; peu d’Ors le feraient, à moins d’avoir choisi le mauvais ennemi. Nous sommes là dans les rouages cachés de la machine. Comment être brave dans un endroit aussi inhumain ?

— C’est dingue, non ? dit Danto. J’ai jamais vu un truc aussi zarbi.

— Il a bien perdu cent kilos, admet un Gris.

— Plus que ça. Tu te rappelles son armure ? C’était un sacré monstre. Ça doit faire mal d’être né deux fois. Respect, mon vieux. La douleur, c’est bien un truc universel. Pas vrai ?

Il me donne une pichenette de son doigt tatoué puis, comme je ne réponds pas, écrase mon pied nu avec sa botte renforcée, arrachant l’ongle de mon gros orteil. Un éclair de douleur me traverse la jambe. Il ricane tandis que je me tords de douleur. Sa cruauté simpliste m’horrifie. Comment peut-il blesser un autre être humain d’une façon aussi désinvolte ? J’en regretterais presque ma prison.

— Fiche-lui la paix ! lance un des hommes présents. Ce n’était qu’un pantin dans une armure. Il ne savait même pas ce qu’il faisait.

— Ah ouais ? grogne Danto. Conneries. Il aimait se prendre pour un des leurs. Jouer le petit chef avec nous.

Il s’accroupit pour me dévisager. Quand je détourne les yeux, effrayé, il saisit ma tête entre ses mains et soulève mes paupières avec ses pouces, me forçant à le regarder.

— Deux de mes sœurs sont mortes pendant cette Pluie, Roussâtre. Pareil pour mes amis. Ça t’excite, hein ? Tous ces gens et ces enfants morts ?

Il me frappe à la tempe avec un objet métallique. Des étoiles dansent devant mes yeux. Derrière lui, son chef d’escouade consulte sa tablette. Danto hausse un sourcil. Je n’ai aucune réponse à lui offrir.

C’est un vétéran, comme le reste de l’équipe. Usé, inébranlable comme une plaque d’égout rouillée. Sa tenue de combat, ornée de dragons pourpres, est truffée d’équipements de pointe. Des implants oculaires lui permettent de voir la nuit. Un « XIII », orné d’un dragon aquatique, est tatoué sur sa nuque : il s’agit du signe de la légion prétorienne, la préférée du Seigneur Cendré et de sa fille. La Treizième. La Legio Dracones. Ses soldats sont appelés des dragons. Mustang les exècre. C’est une milice de trente mille hommes, sélectionnés par Aja, qui obéit directement à la Souveraine. Des fanatiques, qui détestent les bassesCouleurs avec un racisme que même les Ors ne peuvent égaler.

— Les oreilles sont une bonne cible si tu veux le faire chouiner, suggère une Grise. En le frappant bien, tu peux même lui crever les tympans.

Elle a une mâchoire puissante, des cheveux gris taillés en crête et une voix traînante typiquement terrienne. Appuyée contre un mur, elle mâchonne un chewing-gum.

— Bonne idée. Merci, Holi.

— À ton service.

— Comme ça ? demande Danto en s’exécutant.

— Incurve les doigts. Comme pour former une coupe.

Leur chef claque des doigts pour attirer leur attention.

— Danto ! Grimmus le veut en un morceau, rappelle-t-il. Laisse le toubib lui jeter un coup d’œil.

Je soupire de soulagement. Le Jaune grassouillet s’avance pour m’inspecter de ses yeux porcins. Sous la lumière artificielle, son crâne luit comme une pomme bien cirée. Il m’ausculte, étudiant les résultats grâce à ses implants oculaires.

— Alors, doc ? demande le chef.

— Remarquable, souffle le Jaune. Ses os et ses organes sont dans un état admirable. Les muscles sont atrophiés, mais pas autant que le seraient ceux d’un Auréat dans les mêmes conditions.

— Vous voulez dire qu’il vaut mieux qu’un Or ?

— Certainement pas ! répond vivement le médecin.

— Du calme. Il n’y a pas de caméras. Alors, verdict ?

— Ça peut voyager.

— « Ça » ?

Ma voix, derrière la muselière, est un grondement sourd. Surpris, le médecin fait un pas en arrière. Le Gris enchaîne :

— Il supporterait trois semaines d’anesthésie ?

— Sans aucun doute, assure le Jaune, peu rassuré. Mais j’ajusterais la dose à 10 mg par jour, si j’étais vous, capitaine. Son système circulatoire est particulièrement résistant.

— C’est noté. À toi de jouer, Holi, dit le chef à la Grise. Envoie-le au pays des rêves, et on l’embarque. Ce sera tout, doc. Vous pouvez retourner à votre bureau douillet. Nous…

Pop.

La tête du capitaine explose comme un melon. Un fragment métallique se fiche dans le mur. Sans comprendre, je regarde la pulpe qui lui tient lieu de visage. Pop. Pop. Pop. Un bruit de jointures qui craquent. Des geysers rouges dans toute la pièce. Un brouillard sanglant sur mes joues. La femme Grise s’avance tranquillement entre les dragons qui s’effondrent, les achevant d’une balle dans la nuque. Interloqués, ils dégainent gauchement leurs armes, mais déjà un autre Gris, près de la porte, descend les survivants avec un antique fusil à cartouches, équipé d’un silencieux. Les Obsidiens ne réagissent pas : ils ont été les premiers à toucher le sol.

— Voie dégagée, annonce la femme.

— Moins ces deux-là, corrige l’homme.

Il abat le docteur qui rampait vers la porte, avant de poser sa botte sur la poitrine de Danto, qui le fixe avec incompréhension.

— Trigg… pourquoi…

— Tu as le bonjour d’Arès, fils de pute.

Il lui colle une balle entre les deux yeux, puis recharge manuellement son arme, soufflant la fumée qui s’échappe du canon. Sous mon masque, j’ouvre et je ferme plusieurs fois la bouche avant d’arriver à parler.

— Qui… êtes-vous ?

— Holiday ti Nakamura, se présente la femme. Et ça c’est Trigg, mon petit frère. Et vous, qui êtes-vous ?

Elle hausse un sourcil barré d’une cicatrice. Son visage est couvert de taches de rousseur, son nez aplati par un ancien coup. Ses yeux sombres sont étrécis, suspicieux. Je marmonne :

— Qui je suis ?

— Nous sommes là pour le Faucheur. Si c’est vous, je vais porter plainte près des chefs. Je plaisante, m’sieur ! ajoute-t-elle avec un clin d’œil inattendu.

— Holi, pas maintenant ! Tu ne vois pas qu’il est sous le choc ? Ne craignez rien, m’sieur. On est venus vous chercher.

Avec des gestes rassurants, Trigg s’approche de moi. Son accent est plus épais que celui de Holiday. Je frissonne en le voyant se pencher, cherche son arme, guette le coup…

— Je veux juste vous détacher, d’accord ?

Il ment. Encore un tour du Chacal. Il porte le « XIII ». C’est un prétorien, pas un Fils. Menteur. Tueur.

— Je ne vous toucherai pas si vous ne le voulez pas.

Non. Il a tué les gardes. Il est là pour m’aider. Il doit être là pour m’aider. Je hoche imperceptiblement la tête. Il se glisse derrière moi. L’espace d’un instant, je m’attends à une piqûre, à un coup. Néanmoins, je ne sens que mes menottes se rétracter. Avec un grognement, pour la première fois depuis des mois, je ramène mes mains devant moi. Mes articulations grincent. Mes bras tremblent. Mes ongles sont longs, infâmes. Mais ce sont mes mains. Mes mains. Je me redresse – et m’affale sur le sol.

— Holà ! s’exclame Holiday en me replaçant sur ma chaise. Doucement, héros. Vos muscles ont complètement fondu. Il va vous falloir un petit stimulant.

Trigg, un sourire au coin des lèvres, le visage honnête et enfantin, ôte la muselière de mon visage. Il est moins intimidant que sa sœur, malgré les deux larmes dorées tatouées sous son œil droit. Il m’évoque un chien fidèle.

— J’ai un cadeau pour vous, m’sieur.

— Plus tard, Trigg, ordonne Holiday.

— Il en a besoin maintenant ! insiste son frère.

La Grise hoche la tête. Il sort un étui en cuir de son sac et me le tend, avec précaution, conscient de ma méfiance.

— Tenez, m’sieur. C’est pour vous. Je ne vous ai pas menti en vous détachant, pas vrai ?

— Non…

Il referme mes doigts sur le paquet. Je dénoue en tremblant les ficelles, et ressens le pouvoir de ce qu’il contient avant même de le voir. J’en lâche presque l’objet, effrayé.

C’est mon rasoir. Celui que m’a offert Mustang. Celui que j’ai déjà perdu deux fois : la première contre Karnus, la deuxième contre le Chacal. Aussi blanc et lisse qu’une dent de lait. Mes mains caressent le métal froid et la poignée en cuir de veau. Son contact soulève en moi un élan de mélancolie, un souvenir de forces disparues et de chaleurs oubliées. Une odeur de noisette me monte aux narines, me transportant chez Lorn où, tandis qu’il m’entraînait dans la pièce d’à côté, sa petite-fille préférée cuisinait des gâteaux.

La lame fend l’air, belle, trompeuse. Elle m’assure que je suis un dieu, comme tous ceux qui l’ont maniée avant moi. C’est un mensonge. Je connais le prix à payer pour la brandir.

J’ai peur. J’ai peur de l’empoigner à nouveau.

Avec un sifflement de vipère, je lui fais prendre la forme d’une sangLame. Elle n’est plus lisse comme autrefois ; elle est couverte d’images gravées sur le métal. Je l’incline, ahuri, pour les examiner. Eo me retourne mon regard. L’artiste ne l’a pas représentée sur l’échafaud, comme la plupart des gens la connaissent, mais dans son intimité, comme la fille que j’aimais. Elle est accroupie, les cheveux en bataille, en train de ramasser une haemanthus, souriante. Au-dessus d’elle, sur le seuil de notre maison, mon père embrasse ma mère. Sur l’extrémité de la lame, Leanna, Loran et moi-même pourchassons Kieran dans un tunnel, portant nos masques de la Fête des Morts. L’artiste a représenté mon enfance.

Qui qu’il soit, il me connaît.

— Les Ors gravent leurs exploits sur leurs épées. Toutes les prouesses merdiques qu’ils accomplissent. Arès s’est dit que vous préféreriez l’amour, dit Holiday en surveillant la porte.

Je scrute son visage, ses yeux, à la recherche de sa tromperie. Mes mains se crispent sur le rasoir.

— Arès est mort. C’est le Chacal qui vous envoie. C’est un piège. Pour vous mener jusqu’aux Fils. Tu mens.

Elle s’écarte de moi, sur ses gardes. Toutefois, Trigg semble indigné par mes accusations :

— Vous mentir ? Nous ? On mourrait pour vous, m’sieur ! On serait morts sans Perséphone… sans Eo.

Il cherche ses mots. J’ai l’impression qu’il laisse généralement sa sœur parler à sa place.

— Il y a une armée qui vous attend dehors, vous captez ça ? Une armée qui attend de retrouver son… son âme. Nous venons du Pacifique Sud, le trou du cul de la Terre, continue-t-il d’une voix suppliante. J’étais censé y crever en défendant des silos à grain… Mais je suis ici. Sur Mars. Pour vous ramener. Parce que c’est mon boulot !

Je grince d’un ton méprisant :

— Vous n’êtes pas très bons menteurs.

— Laisse tomber, dit Holiday en saisissant sa tablette.

— Arès a dit seulement pour les urgences ! proteste Trigg. Si le message est intercepté…

— Regarde-le. C’est une urgence.

Elle me tend la tablette, où clignote un signal bleu. Un hologramme apparaît : celui d’un casque écarlate, hérissé de pointes, gros comme mon poing. Des yeux rouges étincellent sous la visière.

— Fitchner ?

— Essaie encore, andouille, me répond une voix torve.

Non. Ce n’est pas…

— Sevro ? dis-je d’une voix pathétique.

— Wow, gamin. Tu ressembles à un fœtus de zombie !

— Tu es en vie…

Le casque s’efface pour laisser apparaître le visage acéré de mon ami. Il me fait un sourire tordu.

— Comme si une Nymphette pouvait me tuer, caquette-t-il. Il faut que tu rentres à la maison, Fauch’. Je ne peux pas venir, mais il faut que tu bouges. Tu comprends ?

Je renifle, essuie mes larmes.

— Comment ?

— Fais confiance à mes Fils. Tu peux faire ça ?

Je hoche la tête, en dévisageant le frère et la sœur.

— Le Chacal. Il a ma famille.

— Ce connard cannibale n’a rien du tout. Ta famille est ici. On les a tirés de Lykos juste après ta capture. Ta mère nous casse les couilles pour te revoir. (À nouveau, je sanglote. Cette fois de soulagement.) Mais tu dois te secouer, gamin. Il faut que vous sortiez d’ici. Passe-moi Holiday. Pas de bazar si possible, lui ordonne-t-il. Sinon, allez-y à fond. C’est compris ?

— Compris.

— Brisez vos chaînes.

— Brisez vos chaînes, répète-t-elle avant de couper la communication et de se tourner vers moi. Vous devez regarder par-delà nos Couleurs, me dit-elle.

Elle me tend sa main tatouée. J’étudie son Symbole Gris, puis son visage tacheté, robuste. Un de ses yeux, artificiel, ne cille pas. Dans sa bouche, la phrase d’Eo sonne différemment. Pourtant, c’est grâce à elle que je retrouve mon âme. Pas mon esprit – il faudra longtemps pour en extirper la noirceur, le doute –, mais mon espoir. Ma foi. Je m’accroche à sa main.

— Brisez vos chaînes, dis-je à mon tour. Il va falloir que vous me portiez. Je ne peux pas bouger.

— C’est pour ça qu’on a un petit cocktail pour vous.

Holiday dégaine une seringue. Je m’inquiète.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le stimulant dont nous parlions, dit Trigg en riant. Franchement, mon pote, vous ne voulez pas savoir ! Mais ça remettrait un mort debout, c’est sûr.

— Allez-y, dis-je en tendant mon poignet.

— Ça va faire mal, prévient-il en ôtant un de ses gants. Tenez. Mettez-le entre vos dents.

Peu rassuré, je mords dans le cuir salé, puis cligne des yeux en direction de Holiday. Elle ignore mon poignet pour plonger l’aiguille droit dans mon cœur.

— Putain de merde !

Mon cri n’est qu’un gargouillis. Le liquide se répand dans mes veines comme de la lave en fusion. Mon cœur s’emballe. Je m’attends presque à le voir bondir de ma poitrine. Je peux sentir chaque muscle, chaque cellule de mon corps s’activer, frémir d’énergie contenue. Je retiens un haut-le-cœur. Me débats. Griffe. Bave. Frappe. Les Gris tentent de me maîtriser. Je renverse la chaise, arrachant les boulons qui la maintiennent au sol. Je jure au point d’en faire rougir Sevro, s’il était là. Enfin, grelottant, je me calme et lève les yeux vers eux.

— Qu’est-ce… que… c’était ?

Holiday retient un éclat de rire.

— Maman appelle ça la « Morsure du Serpent ». Ça ne va tenir que trente minutes, avec votre métabolisme.

— Votre mère en fabrique ?

Trigg hausse les épaules avec philosophie.

— On vient de la Terre, dit-il comme si ça résumait tout.

Ils m’escortent le long des couloirs, habillé comme un prisonnier, la cagoule sur la tête, les menottes discrètement ouvertes. Leur mixture me permet tout juste de marcher. Les fines semelles de mes chaussons traînent sur le sol. La tête me tourne. Néanmoins, mon cerveau fonctionne à toute allure, boosté par la drogue, dans une sorte de délire concentré. Je me mords les lèvres pour me retenir de marmonner, me répète que je ne suis plus dans mon tombeau. Je suis en route vers ma famille, vers Sevro. Vers la liberté.

Personne n’arrête les deux dragons de la Treizième, qui ont un laissez-passer d’Aja. Je doute qu’on me reconnaisse. Beaucoup doivent me croire mort. De plus, avec ma taille et ma pâleur, on me prendrait plutôt pour un pauvre Obsidien. Cependant, ma paranoïa ne me lâche pas. Ils savent. Vous avez laissé des corps derrière vous. Combien de temps, avant qu’ils n’ouvrent la porte ? Que vous soyez découverts ? J’explore tous les scénarios possibles. Toutes les fins mortelles qui nous guettent. Non. La drogue. Ce n’est que la drogue.

Un ascenseur nous entraîne vers le cœur de la montagne.

— Est-ce qu’on ne devrait pas plutôt monter ? Ou… Oh ! Il y a un quai d’embarquement plus bas.

— Exact, m’sieur ! répond Trigg d’un ton admiratif.

Holiday fait claquer son chewing-gum.

— Trigg, tu as un truc rose sur la joue. Juste… là.

— La ferme ! J’ai pas rougi quand il était tout nu, moi.

— Tu es sûr ?… Silence !

Ils se crispent tandis que l’ascenseur ralentit. Je perçois le cliquetis de la sécurité de leurs armes. Les portes s’ouvrent. Holiday salue quelqu’un en me repoussant derrière elle.

— Dominus.

Le bruit de pas, lourd, pourrait être celui d’un Obsidien, mais elle l’a appelé « dominus ». De plus, il sent le trèfle et la cannelle. Un Or.

— Sergent.

Sa voix me fait l’effet d’une scie rouillée sur mes vertèbres. C’est Vixus, l’ancien partisan de Titus, celui qui se faisait des colliers d’oreilles. Celui qui a participé au massacre de mes amis dans les jardins. Je rentre la tête dans les épaules. Il sait qui je suis. J’entends bruisser le tissu de son uniforme.

— La Treizième ? Aja ou son père ?

— La Furie, dominus, répond calmement Holiday. Mais nous avons déjà servi sous le Seigneur Cendré.

— Vous étiez à la bataille de Déimos l’an passé ?

— Oui, dominus. Nous étions dans la capsule-sangsue de Grimmus. Nous avons attaqué les Télémanus avant qu’ils ne s’enfuient, face à Fabii, avec les forces d’Arcos. Mon frère, ici présent, a collé une balle dans l’épaule du vieux Kavax lui-même. Il l’aurait eu si sa femme n’était pas intervenue.

— Pas mal, approuve Vixus. Ç’aurait été une sacrée prise. Tu aurais pu ajouter une autre larme à ces deux-là, soldat. Pour ma part, je chassais le chien Obsidien avec la Septième. Le Seigneur Cendré offrait une belle récompense pour le récupérer. Et ça, c’est quoi ?

Je l’entends inhaler quelque chose. Sans doute la même substance qu’affectionnait Tactus. « Ça », c’est moi.

— Un cadeau de Grimmus en échange du… paquet qu’elle est venue récupérer. Si vous voyez ce que je veux dire, monsieur.

— Plutôt un demi-paquet ! se moque-t-il bruyamment. Quelqu’un que je connais ? demande-t-il en palpant la cagoule. Un Hurleur ? Caillou ? Clown ? Non, trop grand.

— Un Obsidien, monsieur, dit promptement Trigg.

Vixus arrache sa main, comme contaminé.

— Beurk. Oh, attendez ! J’ai une idée. Mettons-le avec cette salope de Julii. On les fera se battre pour leur dîner. Qu’en dites-vous, les Treizième ? Ça vous tente ?

— Trigg, la caméra, dis-je de sous ma cagoule.

— Qu… quoi ? bredouille Vixus.

Plop. Un champ de brouillage se forme autour de nous. Mes menottes tombent à terre. Maladroit, mais rapide, j’arrache la cagoule d’une main, tenant mon rasoir de l’autre. Puis je transperce l’épaule de Vixus, le clouant au mur, avant de lui donner un coup de tête. Cependant, je n’ai plus beaucoup de force, même avec la drogue. Je titube, étourdi. Il encaisse mais, avant que je puisse réagir, dégaine son arme à son tour.

Holiday s’interpose en me bousculant. Je tombe à la renverse. Trigg est encore plus rapide : il enfonce le canon de son fusil dans la bouche de Vixus. L’Or se fige, louchant sur l’arme. Son rasoir s’immobilise près de la tête de Holiday.

— Gentil Or, murmure Trigg. Lâche ton rasoir.

Vixus obéit. Holiday m’aide à me relever, furieuse.

— Qu’est-ce qui vous prend, mince ?

Je la remercie, les jambes flageolantes, sous le regard horrifié de Vixus. J’ai été stupide. Mon cœur, toujours sous l’effet de la drogue, galope à toute allure. Stupide, stupide. Les Verts qui surveillent les vidéos vont vite comprendre le coup du brouilleur. Ils enverront des Gris enquêter. Ils trouveront les corps…

J’essaie de rassembler mes pensées éparpillées.

— Victra est toujours en vie ? (Trigg recule légèrement son fusil, mais Vixus ne répond pas. Pour le moment.) Tu sais ce que l’autre m’a fait ?

Il hoche la tête à contrecœur. Je ris. Le bruit qui franchit mes lèvres évoque une fissure dans la glace, qui progresse, s’étend, menace de la faire éclater en mille morceaux. Je me mords la langue pour le faire cesser.

— Et tu as les couilles de me faire répéter ma question ?

— Elle est vivante, répond-il.

— Faucheur, ils vont arriver, intervient Holiday en montrant la caméra en panne. On ne peut pas improviser.

— Où est-elle ? Où ? dis-je en faisant siffler mon rasoir.

— Niveau 23, cellule 2187, répond Vixus. Ne me tue pas. Mets-moi dans sa cellule. Je te dirai comment t’échapper, Darrow.

Ses muscles se tendent et se relâchent comme des serpents nerveux sous sa peau. Il n’a pas un pet de graisse. Il désigne le crâne d’oiseau cousu sur la poitrine de son uniforme.

— Tes deux traîtres de prétoriens ne t’emmèneront pas loin. Il y a une armée dans cette forteresse, des légions entières en orbite. Une trentaine de Sans-Égaux dans la cité. Des campements d’Osseleux à proximité. Tu te rappelles d’eux ?

— On n’a pas besoin de lui, affirme Trigg.

— Vraiment ? ricane doucement Vixus, comprenant enfin mon état de faiblesse. Et qu’est-ce que tu comptes faire contre deux Chevaliers Olympiques, Fer-Blanc ?

— La même chose que toi, Bouton-d’Or, lâche Holiday en reniflant. Détaler.

— On va au niveau 23, dis-je à Trigg.

Il change les instructions de l’ascenseur, avant d’étudier avec Holiday une nouvelle carte sur sa tablette.

— La cellule 2187 est là. Il y aura un code. Des caméras.

— C’est trop loin du point de rendez-vous, juge sa sœur, la mâchoire crispée. Si on y va, on est fichus.

— Victra est mon amie. Je ne l’abandonnerai pas.

Je la croyais morte. Visiblement, elle a survécu aux coups de sa sœur. Holiday insiste :

— On n’a pas le choix !

— On a toujours le choix.

Mon argument sonne faiblement à mes propres oreilles.

— Regardez-vous, chef ! Vous êtes une loque !

— Fiche-lui la paix, Holi, dit son frère.

— Cette salope dorée ne fait pas partie des nôtres ! Je ne vais pas me sacrifier pour elle !

Victra aurait donné sa vie pour moi. Dans les ténèbres, j’ai souvent songé à la joie enfantine avec laquelle elle avait reçu mon cadeau, le flacon de pétrichor. « Je ne savais pas. Darrow, je ne savais pas. » C’est la dernière chose qu’elle m’ait murmuré. Au milieu du carnage, avec deux balles dans le dos, c’était ça le plus important pour elle : que je la croie. Je répète obstinément :

— Je n’abandonne pas mes amis.

— Je suis avec vous, Faucheur, déclare Trigg.

— Trigg, le supplie Holiday. Arès a dit…

— Arès ne peut rien changer. Lui, il peut, dit Trigg en me désignant du menton. On le suit, quoi qu’il décide.

— Et si on manque le rendez-vous ?

— On se débrouillera. On a suffisamment d’explosifs.

Le regard de la Grise se voile. Elle se mord les lèvres. Je connais cette expression. Pour elle, Trigg n’est pas un Lurcher, un tueur. Il est le petit garçon avec qui elle a grandi.

— Très bien, accepte-t-elle à contrecœur.

— Que fait-on du Sans-Égal ? me demande Trigg.

— S’il nous donne le code, il vivra. Tue-le s’il tente quoi que ce soit.

Nous quittons l’ascenseur au niveau 19. Je marche à côté de Holiday, ma cagoule sur la tête, tandis que Vixus nous précède, Trigg le tenant en joue derrière lui. Nos pas résonnent dans les couloirs silencieux. Vixus s’arrête devant une porte.

— C’est ici.

— Rentre le code, trou du cul, ordonne Holiday.

Il obéit. La porte s’ouvre en sifflant. Un horrible bruit de crépitements nous assaille. L’air est glacial, la lumière si éblouissante que je cligne des yeux. Dans un coin de la cellule aux murs blancs, un corps est roulé en boule. Son dos est recouvert de brûlures et de marques de fouet. Un fouillis de cheveux blond pâle cache son visage. Sans les deux impacts de balle entre ses omoplates, je ne l’aurais pas reconnue.

— Victra !

Le bruit est trop fort pour qu’elle m’entende. Je répète son nom, tandis qu’un battement de cœur assourdissant remplace les crachotements. Ils la torturent avec des sons, de la lumière. Nuit et jour. L’exact opposé de ma propre sentence. Elle relève enfin la tête. Ses yeux dorés brillent d’une lueur sauvage. Me reconnaît-elle ? Disparue, la fierté avec laquelle elle se montrait nue. Elle se cache derrière ses bras. Terrifiée. Vulnérable.

Holiday pousse Vixus sur le sol, ordonne à son frère :

— Mets-la debout. Il faut y aller.

— Elle est paralysée, on dirait.

— Merde. Tant pis, on la porte.

Trigg s’avance vers Victra. Je le retiens brutalement. Même dans cet état, elle serait capable de le démembrer. Imaginant sa panique par rapport à la mienne quelques heures plus tôt, je m’approche doucement. Ma peur recule, remplacée par la colère. Contre Antonia. Contre moi-même.

— Victra. C’est moi, Darrow. On va te sortir de là, dis-je en m’accroupissant. On peut…

Elle se jette sur moi, toutes griffes dehors.

— Enlève ton visage ! hurle-t-elle. Enlève ton visage !

Holiday lui balance une décharge de cogneur dans le dos. Elle convulse, mais ne s’effondre pas.

— À terre !

Victra frappe la Grise au centre de son plastron en duroacier, l’envoyant voler contre un mur. Trigg lui tire deux fléchettes tranquillisantes dans la cuisse. Victra s’affale par terre. Un court instant, elle me fixe avec haine, haletante, avant de s’évanouir.

— Holiday… dis-je.

— Je vais bien, grogne-t-elle en se redressant. Mince, cette Nymphette sait se battre. Ce truc est censé résister à des gros calibres, dit-elle en admirant la marque sur son plastron.

— C’est le génome des Julii, marmonne Trigg. Encore heureux qu’elle sorte d’un régime.

Il charge Victra sur son épaule, puis suit sa sœur dans le couloir. Nous laissons Vixus – vivant, comme promis – dans la cellule. Avant que je sorte, il gronde d’un air mauvais :

— On te retrouvera. Tu peux compter là-dessus. Et dis à Sevro qu’il sera le prochain, après son cher papa.

— Pardon ?

Je fais un pas vers lui. Son visage se déforme de peur. La même peur que Léa a dû ressentir, il y a des années, quand il l’a torturée avec Antonia pour m’attirer hors de ma cachette. Il a ri, alors, en la saignant comme un mouton ; ri en tuant mes amis dans le jardin. Si je l’épargne, il tuera encore. Ma bonté n’engendrera que cruauté.

Je brandis ma sangLame.

— Pitié ! bredouille-t-il, les lèvres tremblantes comme un petit garçon qui se rend compte de sa bêtise.

Peut-être quelqu’un se souvient-il de lui ainsi. Peut-être quelqu’un l’aime-t-il encore. Pourquoi n’est-il pas… pourquoi ne sommes-nous pas tous restés des enfants ?

— Pitié. Tu n’es pas un tueur, Darrow. Pas comme Titus.

Les battements de mon cœur s’amplifient. La lumière éclatante souligne ses traits. De la pitié ? Ma pitié, je l’ai perdue dans le noir.

Les héros des chansons Rouges sont emplis de vaillance, d’honneur. Tout comme j’ai épargné le Chacal, ils épargnent leurs ennemis. Ils ne laissent pas leur mal les ternir. Mais nous ne sommes pas dans une chanson. Nous sommes en guerre.

— Darrow…

— Navré, Vixus. J’ai besoin que tu transmettes un message au Chacal.

Je l’égorge. Il s’affaisse. Je sais qu’il a peur. Rien ne l’attend de l’autre côté. Il gargouille. Il meurt. Je ne ressens rien.

À l’extérieur de la cellule, une alarme se déclenche.

— Merde, dit Holiday. Je savais qu’on n’avait pas le temps.

— Ça va aller, la rassure Trigg.

Nous sommes tous les quatre dans l’ascenseur, Victra par terre, Trigg lui enfilant sa combinaison de pluie noire pour lui rendre un semblant de décence. Je serre les poings à m’en faire blanchir les phalanges. Le sang de Vixus recouvre l’image d’Eo sur ma lame. Je l’essuie sur mon pantalon de prisonnier. J’avais oublié combien il est aisé de prendre une vie.

— « Vivre pour soi, mourir seul », récite Trigg. Ce sont peut-être des génies, mais ils sont vraiment cons. Désolé, m’sieur. C’était peut-être un ami à vous…

— Il n’avait pas d’amis, dis-je en secouant la tête.

Je me baisse pour relever les cheveux de Victra. Elle dort, paisiblement. La faim a creusé ses joues. Ses lèvres sont minces et tristes. Elle est encore plus belle, plus dramatique. Je me demande ce qu’ils lui ont fait. Pauvre Victra, si forte, si brusque, mais si tendre au fond d’elle. Conserve-t-elle un semblant de douceur ?

— Ça va, vous ? C’est votre copine ? demande Trigg.

Je passe machinalement la main dans ma barbe, rêche et puante. J’aurais aimé que Danto la rase.

— Non. Et ça ne va pas, non.

Je ne ressens plus ni espoir ni amour. Impossible, en songeant à ce qu’ils nous ont fait. Seulement de la haine. Pour eux, et pour ce que je suis devenu. Je lis la déception dans les yeux de Trigg. Il cherchait le Faucheur ; je ne suis qu’une ombre. Je caresse mes côtes saillantes. J’ai trop promis à ces deux Gris, à tout le monde, à Victra. Elle m’a suivi, et je l’ai utilisée. Comme n’importe quel Or l’aurait fait.

— Vous savez ce qu’il nous manque ? demande Trigg.

— La justice ? dis-je en l’observant.

— Une bonne bière bien fraîche.

Mon éclat de rire, trop brutal, me fait tressaillir.

— Merde, murmure Holiday. Merde, merde, merde.

— Quoi ?

Elle examine le panneau de contrôle. Nous sommes arrêtés entre les niveaux 24 et 25. Brusquement, l’ascenseur remonte.

— Ils ont pris le contrôle. Nous n’allons plus vers le hangar. Ils nous redirigent vers… merde. Le premier niveau. Ils vont nous y attendre avec des Lurchers, peut-être des Obsidiens. Ou même des Ors. Ils savent qui vous êtes.

Je combats la vague de désespoir qui m’envahit. Non. Je ne retournerai pas là-bas. Quoi qu’il arrive, je nous tuerai, Victra et moi, avant qu’ils nous reprennent. Trigg se penche vers sa sœur.

— Tu ne peux pas pirater leur système ?

— Et où j’aurais appris à faire ça ?

— Éphraïm pourrait le faire…

— Je ne suis pas Éphraïm, et il n’est pas là.

— Et si on grimpait par la trappe ?

— Si tu veux finir en grosse flaque rouge, je t’en prie.

— On n’a plus qu’une solution, alors, hein ? Le plan C, conclut-il en plongeant la main dans sa poche.

— Je déteste le plan C.

— Ouais, eh bien, fais-toi une raison, choupette. C’est l’heure de déballer le matos.

Je questionne à mi-voix :

— C’est quoi, le plan C ?

Trigg allume sa radio, y entre une fréquence sécurisée.

— Le bazar dont parlait Arès, dit-il tandis qu’un voyant vert clignote. Voltigeur à Irossement, vous m’entendez ?

— Ici Irossement, crachote une voix. Mot de passe code Écho demandé. Terminé.

— 1-3-4-3-9-2-8-3. Terminé.

— Mot de passe accepté.

— Demandons un nouveau plan d’évacuation. Cinq minutes. Princesse récupérée. Un paquet imprévu en phase 2.

Une pause, puis la même voix, plus détendue :

— C’est un peu tard pour prévenir.

— Le meurtre, ça prend du temps.

— Nous serons là dans dix minutes. Tenez bon.

— Foutus amateurs ! grogne Trigg en coupant la radio.

— Dix minutes, répète Holiday.

— On a déjà connu pire.

— Quand ça ?

Il ne répond pas. Sentant leur peur, je demande :

— Qu’est-ce que je peux faire ? Je peux aider ?

— Ne mourez pas, ordonne Holiday en ôtant son sac à dos. Sinon, on aura fait tout ce cirque pour rien.

— Portez votre amie, ajoute Trigg en se débarrassant de son équipement à l’exception de son armure.

Il sort deux nouvelles armes anciennes de son sac, deux revolvers. Il m’en tend un. Je le saisis en tremblant. Je n’ai pas tiré avec une arme à feu depuis mon entraînement avec les Fils, quand j’avais seize ans. Elles sont lourdes, défectueuses, et le recul les rend difficiles à manier. Holiday empoigne une boîte en plastique. Ses doigts hésitent avant de faire sauter les scellés.

Mes yeux s’écarquillent devant son contenu : un cylindre métallique, avec une bille de mercure en son centre. Si on l’avait trouvée en sa possession, Holiday n’aurait jamais revu la lumière du jour. Je jette un coup d’œil aux étages. Plus que dix. Elle saisit une télécommande. Plus que huit.

Cassius sera-t-il là ? Aja ? Le Chacal ? Non. Ils doivent se préparer pour le dîner. Même s’ils découvrent que l’alarme me concerne, ils n’auront pas le temps de descendre. Mais ils n’ont pas besoin d’être là : un Obsidien suffira pour me tuer à mains nues. Trigg le sait. Les yeux clos, il fait un signe de croix sur sa poitrine. Holiday ne l’imite pas.

— C’est notre métier, me dit-elle à voix basse. Alors, pas de fierté mal placée. Restez derrière nous. Laissez-nous faire le boulot.

Trigg embrasse son annulaire gauche.

— Collez-nous les fesses, m’sieur. Soyez pas timide.

Encore trois étages.

Holiday brandit son fusil à air comprimé d’une main, la télécommande de l’autre. Un étage. Nous ralentissons. Je resserre mes bras autour de Victra.

— Je t’aime, morveux, lance Holiday.

— Je t’aime aussi, choupette, lui répond Trigg.

Sa voix est machinale, concentrée. Je suis plus effrayé qu’avant ma Pluie de Fer, quand j’attendais dans mon tube de lancement. Pas seulement pour moi, mais pour Victra, pour ce frère et cette sœur. Je veux qu’ils vivent. Je veux qu’ils me parlent du Pacifique Sud, de leur enfance, des bêtises qu’ils ont faites. S’ils avaient un chien, une maison, un jardin…

L’ascenseur s’arrête.

Ting, fait la sonnette. Les portes qui nous séparent d’une escouade de machines à tuer s’entrouvrent. Deux grenades incapacitantes, jetées à l’intérieur, se collent aux parois. Bip. Bip. Holiday active sa télécommande. Sa bombe libère une gigantesque impulsion électromagnétique qui s’envole vers les hauteurs d’Attica. Les grenades retombent, sans effets. Les lumières s’éteignent. Les Gris, revêtus de leur équipement technologique dernier cri, et les Obsidiens, engoncés dans leurs armures électroniques, plongent en plein Moyen Âge.

L’onde n’affecte pas les vieilles armes de Holiday et de Trigg. Ils émergent dans le couloir, courbés sur leurs fusils comme des gargouilles meurtrières. C’est une hécatombe ; deux tueurs d’élite tirant à bout portant sur une troupe de Gris. Les détonations résonnent, les éclairs zèbrent l’obscurité. Aucune fuite possible. Pétrifié, je ne leur emboîte le pas que quand Holiday me hurle dessus.

Trois Obsidiens se font faucher par une grenade à fragmentation. Boum. Le plâtre vole. Le plafond s’effondre, emportant des chaises et des Cuivres, qui s’écrasent devant nous. J’ai le souffle coupé. Un blessé se convulse sur le sol. Un Gris se jette derrière un pan de mur. Holiday le descend. Elle virevolte dans le chaos avec la grâce d’une patineuse.

Un Obsidien se précipite sur nous. Je tire sans viser. Les balles ricochent sur son armure et ses deux cents kilos de muscles. Il brandit une hache ionique, éteinte mais acérée. Une balle, en plein dans l’œil, coupe court à son chant de guerre rauque. Il bascule, manquant de m’entraîner avec lui. Trigg est déjà passé à la cible suivante, la truffant de plomb avec la patience d’un artisan chevronné. Il n’y met aucune passion, seulement de l’efficacité.

— Faucheur, bougez vos fesses ! crie Holiday.

Elle me bouscule loin du carnage, tandis que Trigg balance une bombe collante sur un Or survivant. Boum. L’Or explose en un geyser de chair et d’os. Les deux Gris rechargent leurs armes. Trigg charge Victra sur son épaule. J’essaie de ne pas tourner de l’œil.

— Tout droit sur cinquante mètres, puis l’escalier ! aboie Holiday. Il reste sept minutes !

Tout est étrangement silencieux. Pas de sirènes. Pas de lumières. Pas même le bourdonnement de l’air conditionné. Seulement le bruit de nos pas, le craquement de mes genoux, et de lointains cris d’alarme. Derrière une fenêtre, des vaisseaux, leurs systèmes éteints, chutent vers le sol. Des incendies se déclenchent. Des trams s’immobilisent. Seuls les deux pics les plus éloignés sont encore illuminés. Il va leur falloir un moment pour nous localiser. Leurs scans et leurs caméras sont HS. Cassius et Aja vont perdre de précieuses minutes, qui vont peut-être nous sauver la vie.

Nous grimpons l’escalier quatre à quatre. Une crampe me paralyse le mollet. Je trébuche en grognant. Holiday glisse un bras sous mon épaule. Trois Gris nous localisent au bas de l’escalier de marbre. Me repoussant, elle en abat deux. Le troisième riposte. Des éclats de pierre volent autour de nous.

— Ils ont des armes à air comprimé ! On bouge !

Un virage, un deuxième – des Bruns nous regardent passer, bouche bée. Nous filons le long des halls en marbre, sous les yeux de statues grecques, à travers le musée privé du Chacal, où il m’a un jour fait admirer la déclaration d’Hancock, ainsi que la tête embaumée du dernier gouverneur de l’empire d’Amérique.

Mes muscles hurlent. Je n’en peux plus.

— Par ici ! s’écrie Holiday.

Nous atteignons une porte de service qui nous mène à l’air libre. Le vent froid m’enveloppe de ses doigts glacés, se glisse sous ma combinaison. Nous nous engageons sur une passerelle le long de la muraille de la forteresse. Sur notre droite, la roche se mêle au métal et au verre de l’édifice. Sur notre gauche, la neige tourbillonne au-dessus de l’abîme. Nous poursuivons notre route jusqu’à un pont, qui relie la citadelle à une plate-forme d’atterrissage abandonnée. On dirait une assiette recouverte de neige au bout d’un bras squelettique.

— Quatre minutes ! beugle Holiday entre deux rafales.

Elle m’aide à traverser le pont en titubant, me lâche sur la plate-forme. Trigg dépose Victra près de moi. Le sol est recouvert d’une solide croûte de glace. Des congères s’agglomèrent contre les murets qui délimitent l’aire d’atterrissage.

— Il me reste huit chargeurs et six balles de revolver, crie Trigg à sa sœur. Ensuite, c’est fini.

— J’en ai douze, répond-elle en lançant une grenade d’où s’échappe une fumée verte. Il faut tenir le pont.

— J’ai aussi six mines.

— Mets-les en place.

Il s’élance vers l’extrémité du pont, bloquée par des portes blindées. La passerelle de maintenance que nous avons empruntée nous a permis de les contourner. Frissonnant de froid, je serre Victra contre moi. Des flocons s’accumulent sur ses épaules, aussi légers que la cendre qui tombait quand Cassius, Sevro et moi avons brûlé le château de Minerve et volé leur cuisinière. Je murmure :

— Ça va aller. On va s’en sortir.

Par-dessus le muret, j’aperçois la cité en contrebas. Étonnamment paisible. L’IEM l’a rendue muette. Je change de position. Mon coude s’enfonce dans un tas de neige.

Comment en suis-je arrivé là ? Moi, un garçon des mines, à présent seigneur de guerre déchu, grelottant dans le blizzard ? Espérant, plus que tout au monde, pouvoir rentrer chez lui ? Je ferme les yeux, songeant à mes amis, à ma famille.

— Trois minutes, annonce Holiday derrière moi. Encore trois minutes, et nous serons loin d’ici. Juste trois minutes.

Ses doigts serrent mon épaule pour me rassurer. Je voudrais la croire, mais la neige vient de s’arrêter de tomber.

Au-dessus de nos têtes, un champ de force iridescent se forme autour des sept pics d’Attica, les protégeant du ciel. Le générateur était hors de portée de l’IEM. Plus d’aide possible.

— Trigg ! Reviens ici ! appelle sa sœur.

Alors qu’il place la dernière mine, un coup de feu déchire l’air hivernal. Son écho rebondit sur les montagnes au loin. D’autres le suivent. Pow. Pow… La neige explose autour de Trigg, qui sprinte vers nous tandis que Holiday couvre sa retraite. Je me redresse difficilement. Mes yeux sont éblouis par la lumière du soleil. Une balle fait sauter un éclat du muret, qui m’entaille la joue. Je replonge à l’abri, tremblant de peur. Les hommes du Chacal ont trouvé des armes de rechange.

Je risque un coup d’œil. Trigg est bloqué au milieu du pont, assailli par une escouade de Gris armés de fusils à air comprimé. Ils sont parvenus à ouvrir les portes blindées. Trigg riposte. Deux Gris tombent à terre. Deux autres sautent sur une mine. Holiday en abat un cinquième tandis que Trigg recule à l’abri, blessé à l’épaule. Il s’injecte une dose de stimulant dans la cuisse puis repart à l’attaque. Une balle ricoche sur le sol, atteint Holiday sous l’aisselle, dans l’articulation de son armure. Elle tombe. Je m’accroupis près d’elle, sous une pluie de balles et de ciment. Elle crache un glaviot sanglant, la respiration laborieuse, et fouille dans sa poche à la recherche d’une seringue.

— C’est mon poumon.

Le système de soins automatiques de son armure a été détérioré ; Holiday est obligée de s’injecter elle-même un analgésique. Je l’aide en déballant une des micro-seringues pour la piquer dans le cou. Le produit se répand dans son sang. Ses pupilles se dilatent, son souffle ralentit. À côté de nous, Victra dort toujours.

La fusillade s’arrête. Je jette un coup d’œil. Les Gris sont cachés derrière les pylônes du pont, à soixante mètres de nous. Trigg, à mi-chemin, recharge son arme. Tout est silencieux. Quelque chose ne va pas. Je scrute le ciel. Un Or arrive. Je le sens dans mes os, dans le rythme de la bataille. Je hurle à pleins poumons :

— Trigg ! Cours !

Holiday, voyant ma panique, se redresse en sifflant de douleur. Trigg bondit de son abri mais trébuche sur le sol glacé. Il se relève et galope vers nous, terrifié. Trop tard. Derrière lui, Aja au Grimmus jaillit des portes, devance ses Obsidiens, rejoint les Gris à longues foulées. Elle porte son uniforme de soirée. En un instant, elle est sur Trigg.

Je vide mon revolver sur elle, Holiday son fusil. Aja danse, évite nos balles et, alors que Trigg n’est qu’à dix pas de nous, le transperce de part en part avec son rasoir. La pointe jaillit de sa poitrine. Ses yeux s’écarquillent. Sa bouche s’entrouvre. Il hurle tandis qu’elle le ramène vers elle, se tord au bout du rasoir comme un goujon au bout d’une canne à pêche.

— Trigg, murmure sa sœur.

Je titube vers Aja en dégainant mon rasoir. Holiday me ramène derrière le muret tandis qu’une nouvelle pluie de balles nous arrose. Son sang fait fondre la neige autour d’elle.

— Ne soyez pas stupide, gronde-t-elle en me plaquant sur le sol. On ne peut plus rien pour lui.

— C’est ton frère !

— C’est vous, ma mission. Pas lui.

— Darrow ! appelle Aja.

Holiday, pâle et crispée, lève la tête au-dessus du muret. Aja brandit son rasoir, faisant glisser Trigg, qui gigote encore, vers sa poignée.

— Mon bonsieur, il est temps de sortir de ta cachette !

— Ne bougez pas, chuchote Holiday.

— Montre-toi ! crie Aja.

Elle jette Trigg dans le vide d’un mouvement de bras. Il rebondit, deux cents mètres plus bas, sur un escarpement rocheux. Holiday émet un sanglot étranglé. Furieuse, elle pointe son fusil vide vers Aja et tire, une douzaine de fois. Aja se baisse, avant de comprendre qu’elle ne risque rien. J’agrippe Holiday ; un tir de sniper réduit son fusil en miettes au lieu d’exploser sa tête. Nous reprenons nos souffles, le dos au mur, Victra entre nous.

— Je suis désolé, dis-je.

Elle ne m’entend pas. Ses mains tressautent nerveusement. Elle ne pleure pas. Livide, elle fixe la fumée verte.

— Ils vont venir, dit-elle au bout d’un moment. Ils doivent venir. Ils vont venir.

Son sang imprègne ses vêtements, coule du coin de ses lèvres avant de geler dans son cou. Elle saisit un couteau, échoue à se lever. Sa respiration est saccadée.

— Quel est le plan ? Par où vont-ils venir ?

Elle ferme les yeux. Je la secoue jusqu’à ce qu’elle désigne la piste d’atterrissage.

— Écoutez.

— Darrow ! claironne Cassius. Darrow de Lykos, montre-toi !

Il a rejoint Aja. Sa voix semble déplacée dans le drame qui se joue : trop mélodieuse, trop pure pour cette horreur. J’essuie mes yeux d’un revers de main.

— Décide-toi, Darrow. Conduis-toi comme un homme, ou fais-toi débusquer comme un rat !

J’étouffe de colère, mais demeure assis. À une époque, je n’aurais pas hésité : vêtu de mon armure dorée, j’aurais défié mes ennemis, clamé la vérité, revendiqué ma juste vengeance. Cependant, aujourd’hui, j’ai perdu mon armure, mon masque, ce qui faisait de moi le Faucheur. Seuls le doute et les ténèbres subsistent. Je ne suis plus qu’un gamin, pétrifié de peur et de froid, qui connaît le prix de l’échec.

Je jure entre mes dents :

— Qu’ils aillent se faire mettre !

Je saisis Holiday par le col, Victra par la main, et, aveuglé par la neige, le soleil, le froid, l’épuisement, j’utilise mes dernières forces pour les traîner jusqu’au bord du précipice. Mes ennemis m’observent en silence.

Quel spectacle je dois donner ! Un pitoyable, famélique démon, sorti de son trou, les yeux caves, traînant ses amis vers la mort ! Trente mètres derrière moi, les deux Chevaliers Olympiques, impérieux, nous contemplent, entourés de plus de cinquante Gris et Obsidiens. Du sang coule sur le rasoir d’Aja – ou plutôt celui de Lorn, celui qu’elle a ramassé sur son corps.

Sur ma droite, au loin, d’autres soldats s’envolent d’un pic épargné par l’impulsion électromagnétique. Un tranchAile les suit, volant droit vers nous. Cassius s’avance avec Aja sur la plate-forme.

— Darrow ! me hèle-t-il, le visage indéchiffrable. Tu ne peux pas t’échapper. Le bouclier est levé. Aucun vaisseau ne peut venir te chercher. Tu dois accepter ton sort !

La fumée verte s’élève entre nous. Je ricane :

— Être disséqué ? C’est ça que je mérite ?

— Tu es un terroriste. Tu as renoncé à tes droits.

— Mes droits ? Comme celui de tirer sur les pieds de ma femme ? De voir mon père exécuté ?

J’essaie de cracher à ses pieds, ne parviens qu’à baver.

— Le sujet n’est pas discutable. Tu dois être jugé.

— Alors pourquoi me parles-tu, sale hypocrite ?

— Pour l’honneur. Parce que, quand tout est terminé, il ne reste que l’honneur.

Une devise de son père. Des mots creux. Cette guerre lui a tout pris. Cassius est aussi brisé que moi. Il se tue à essayer d’être le fils de son père. S’il le pouvait, il retournerait aux jours d’autrefois, quand nous mangions autour du feu à l’Institut, quand nous étions tous amis. Hélas, les regrets n’effacent pas le sang.

J’écoute le vent qui s’élève de l’abîme. Mes talons touchent le bord de la plate-forme. Derrière moi, il n’y a que le vide, la cité sombre qui s’étend deux mille mètres plus bas.

— Il va sauter, devine Aja. Il nous faut son corps.

— Darrow, non ! crie Cassius.

Malgré ses paroles, ses yeux me supplient de sauter, de choisir la mort plutôt qu’une dissection infâme sur Luna. De préférer une fin honorable. Ma colère redouble. Je siffle :

— Tu te crois bon ? Tu te crois juste ? Où sont-ils les gens que tu aimes ? Pour qui te bats-tu ? Tu es seul, Cassius. Pas moi. Je ne l’ai jamais été. Ni quand j’ai affronté ton frère, ni quand je vous ai trompés, ni quand j’ai patienté dans les ténèbres. Pas même maintenant.

Je serre Holiday et Victra, inconscientes, le plus fort possible contre moi ; glisse mes doigts dans les plis des vêtements de l’une et les boucles de l’armure de l’autre. Puis je me tends comme un ressort.

— Écoute, Cassius. Écoute le bon sang de foutu vent.

Les deux Chevaliers inclinent la tête. Le grondement qui monte de la vallée, qui s’amplifie, leur est inconnu. Comment des Ors pourraient-ils reconnaître le cri d’une Main des Enfers ? Envisager qu’on puisse monter de la terre, et non descendre du ciel, pour venir me chercher ?

— Au revoir, Cassius. Ou plutôt, à bientôt.

Je pousse sur mes deux jambes et me jette dans le vide, entraînant Holiday et Victra avec moi.

Nous chutons vers l’œil incandescent qui vient de s’ouvrir au cœur de la cité. Les usines, les immeubles tremblent sur leurs fondations tandis que le sol se soulève. Des tuyaux se tordent en projetant des geysers de vapeur. La ville entière se convulse comme pour donner naissance à un Léviathan. La fine croûte des rues se distend, craque, et une Main des Enfers émerge dans l’air froid : une titanesque griffe de métal, de six étages de haut, aux doigts chauffés à blanc, qui replonge en emportant un pâté de maisons avec elle.

Nous tombons trop vite. J’ai sauté trop tôt. Nous allons nous écraser sur le sol…

Un bang supersonique retentit. Puis un deuxième, un troisième, une fanfare qui s’élève du tunnel creusé par la Main. Une petite armée en surgit : dix, vingt, cinquante silhouettes en armures écarlates, équipées de bottes antigrav, volent à ma rencontre. Une odeur d’ozone envahit l’air tandis qu’ils nous encerclent, les canons sur leurs épaules crachant des torrents de flammes bleues.

Un des Fils d’Arès, coiffé du casque à pointes de son père, attrape Victra avant qu’elle ne percute un gratte-ciel. Un hurlement jaillit de son masque. C’est Arès en personne, mon meilleur ami, venu me chercher avec ses Hurleurs, un ramassis de crapules, de bandits et de terroristes. Leurs peaux de loup claquent dans le vent. Le plus gros d’entre eux porte une armure blanche couverte d’empreintes de mains bleues. Sa cape est barrée d’une rayure rouge. Une fraction de seconde, je m’imagine que c’est Pax, revenu d’entre les morts. Puis il m’empoigne, ainsi que Holiday, et je distingue les glyphes peints sur ses bras ; des glyphes du pôle Sud de Mars. Ragnar Volarus, prince des Tours Valkyries, jette Holiday à un Hurleur avant de me faire grimper sur son dos. J’entoure son cou de mes bras, m’accroche aux articulations de son armure. Il plonge vers la bouche fumante du tunnel en criant :

— Accroche-toi, petit frère !

Sevro l’imite avec Victra, suivi du reste de la troupe. Leurs bottes hurlent alors que nous piquons en chandelle. Nos ennemis nous prennent en chasse dans la galerie. Le bruit est assourdissant : les bottes, le vent, les explosions contre la pierre… Mon menton rebondit sur la spallière de Ragnar. Le métal de son armure m’écorche les côtes, la batterie dont elle est munie me frappe les cuisses. J’ai l’impression de chevaucher un requin d’acier au cœur de l’abysse. Mes tympans craquent. Un gravillon manque de m’éborgner. Je cligne des paupières pour chasser le sang de mes yeux. Seules les flammes des bottes et les explosions des armes illuminent la scène.

Une douleur explose dans mon épaule. Un tir à impulsion m’a manqué de peu. Ma peau se met tout de même à fondre et à former des cloques. Ma manche prend feu – heureusement, le vent l’éteint aussitôt. Le Fils qui nous précède est moins chanceux : un coup atteint ses jambes, les transformant en un amas de chair et de métal. Il décroche, frappe un mur, perd son casque au passage, et me fonce dessus.

Des lueurs rouges dansent derrière mes paupières. L’air sent la fumée. La viande grillée. La graisse fondue. Des cris, des hurlements, des lamentations me déchirent les tympans. Ainsi qu’un autre bruit. Un bourdonnement. J’ouvre les yeux. Un visage me parle, presse un masque sur mon nez et ma bouche. Une fourrure mouillée me chatouille le menton. Des mains me parcourent. Le monde n’est que vibrations, vertiges.

— À tribord, à tribord ! crie quelqu’un.

Sommes-nous sous l’eau ? Des dizaines de mourants m’entourent. Je distingue leurs armures brûlées et déchirées. D’autres hommes, tels des insectes armés de scies, s’acharnent à les extraire de leurs prisons de métal bouillant. Des doigts serrent les miens. Un garçon, les yeux déjà ailleurs, est allongé à mes côtés. Ses joues sont lisses et imberbes sous le sang et la suie. Son souffle s’accélère, il halète ; prononce mon nom. Et meurt.

Je me retrouve seul, loin du carnage, propre et flottant au-dessus d’un chemin qui embaume la mousse et le terreau. Bien que mes pieds touchent le sol, je ne le sens pas. Autour de moi, le vent souffle dans les hautes herbes. Le ciel sombre est strié d’éclairs. Mes mains, débarrassées de leurs Symboles, effleurent les murets de pierre qui délimitent le sentier. Je marche. Je n’ai d’autre choix que de suivre la route. Au loin, une fumée de feu de bois s’élève. Une voix m’appelle, par-delà les collines :

Ô tombe, ô chambre nuptiale, ô caveau,

Prison perpétuelle où je me rends

Auprès des miens, ces morts sans nombre

Que Perséphone a reçus chez les défunts,

Où je descends la dernière et combien la plus malheureuse,

Avant d’avoir achevé ma part de vie.

En partant je nourris du moins le ferme espoir

D’arriver aimée de mon père et chérie de toi,

Mère, et chère à toi, ô mon frère,

Puisque j’ai de mes mains lavé, paré vos corps,

Vous ai versé les funéraires libations…

C’est la voix de mon oncle Narol. Suis-je dans la Vallée ? Est-ce là le chemin qui mène à la mort ? Impossible. Si c’était vrai, je ne ressentirais pas la douleur, mes jambes ne m’élanceraient pas. Pourtant, la voix persiste, me guide à travers la brume. Je pensais que ce serait Eo qui m’accueillerait, ou mon père. Pas l’homme qui m’a appris à danser, celui qui m’a sauvé et confié à Arès. Celui qui est mort dans les mines, des années plus tôt.

— Continue de lire, murmure une autre voix. Le Dr Virany pense qu’il nous entend. Qu’il doit seulement trouver son chemin.

Je marche, et pourtant je sens un lit sous mon dos. L’air froid me picote les poumons. Les draps sont doux et propres. Les muscles de mes jambes se contractent, comme si des centaines d’abeilles les attaquaient. Chaque piqûre me tire davantage de mon rêve.

— Ouais, ben, quitte à lire, je préférerais un truc de Rouge, pas ce machin de chochotte Violette.

— Danseur a dit que c’était un de ses textes préférés.

J’ouvre les yeux. Un lit. Des draps blancs. Une perfusion dans mon bras. Mes doigts effleurent les électrodes, sur mes cuisses, qui envoient des décharges dans mes muscles atrophiés. Nous sommes dans une grotte, encombrée de matériel scientifique.

C’était bien oncle Narol que j’entendais. Néanmoins, il n’est pas dans la Vallée. Il est assis à mon chevet, en train de déchiffrer un vieux livre de Mickey. Il a l’air vieux et fatigué, même pour un Rouge. Chauve, à présent, la nuque et les bras burinés par le soleil, le visage aussi tanné qu’un vieux morceau de cuir. Ses mains calleuses tournent avec précaution les pages. Quel âge a-t-il ? Quarante et un ans ? Il semble plus vieux. Plus féroce. Exhalant un danger sombre, vibrant. Celui de l’homme qui a fait la guerre. Il porte une arme à la ceinture. L’insigne de la Société sur sa veste militaire a été décousu, retourné et brodé d’une sangLame. Les Rouges au sommet, les Ors en bas. Ma mère est assise près de lui. Son AVC, les années et l’arthrite l’ont rendue fragile et voûtée. Durant des mois, j’ai imaginé le Chacal penché sur elle, des pinces à la main, alors qu’elle était saine et sauve. Elle rapièce une chaussette de ses doigts crochus. Même physiquement brisée, je sais qu’elle demeure, à l’intérieur, aussi fière qu’une Or, aussi forte qu’une Obsidienne. En la voyant ainsi, tranquille, concentrée, je n’ai qu’une seule envie : la protéger, la soigner, lui offrir tout ce qu’elle n’a jamais eu. Je l’aime tellement que je ne sais pas comment le lui dire. Comment le lui prouver. Je chuchote d’une voix râpeuse :

— Mère…

Narol se fige. Ma mère lui touche la main, puis se lève pour s’approcher. Ses gestes sont lents, circonspects.

— Bonjour, mon enfant.

L’amour contenu dans ses yeux me bouleverse. De ma main, plus large que sa tête, je lui caresse gentiment la joue, comme pour me prouver qu’elle existe. J’effleure les pattes d’oie au coin de ses yeux, les cheveux gris sur ses tempes. Enfant, j’ai toujours préféré mon père. C’était elle qui me frappait, elle qui refusait de pleurer, quels que soient nos malheurs, devant nous. À présent, je ne veux qu’une chose : l’écouter chantonner tandis qu’elle cuisine. Revivre ces calmes soirées que j’ai connues autrefois. Je veux revenir en arrière.

— Je suis désolé… Je suis désolé… m’entends-je balbutier.

Elle embrasse mon front, me berce contre elle. Elle sent la rouille, la sueur et l’huile. Elle sent mon foyer. Elle me dit que je suis son fils, que je n’ai pas à m’excuser, que je suis en sécurité, qu’elle m’aime. Que ma famille est ici. Kieran. Leanna. Leurs enfants. Qu’ils m’attendent. Je pleure à gros bouillons, évacuant toute ma solitude, mes larmes plus éloquentes que mes mots. Mon oncle la rejoint, et elle embrasse mes cheveux avant de s’écarter.

— Narol… dis-je, à bout de force.

— Salut, petit con. Toujours le fils de ton père, hein ?

— Je croyais que tu étais mort.

— Nan. J’ai trop mauvais goût pour la mort. Et puis il y avait des gens à tuer, et un stupide neveu à moi à sauver.

Il me fait un sourire carnassier. Deux nouvelles cicatrices ont rejoint l’ancienne sur sa lèvre.

— Il y a deux jours qu’ils t’ont ramené, explique ma mère. Tout le monde attendait que tu te réveilles.

Je peux encore sentir la chair brûlée sur ma langue.

— Où sommes-nous ?

— À Tinos, la ville cachée d’Arès.

Je me redresse brusquement.

— Tinos… Sevro, Ragnar !

— Ils vont bien, grogne Narol en me repoussant dans le lit. Ne bouge pas, tu vas arracher tes tubes. Il a fallu des heures à Virany pour te recoudre. Les Osseleux étaient supposés se trouver dans le rayon de l’IEM. On s’est fait couillonner, et ça n’a pas été joli-joli. Sans Ragnar, tu ne serais pas ici.

— Tu étais là ?

— À ton avis, qui a géré l’équipe de forage ? Que des petits gars de Lykos. Des Lambda et des Omicron.

— Et Victra ?

— Du calme, morveux. Elle est avec la doc. La Grise aussi. Elles sont vivantes, en train de se faire retaper.

— Il faut me scanner, Narol, dis-je, affolé. J’ai peut-être des implants, une balise… S’ils m’ont laissé échapper exprès… Il faut que je voie Sevro…

— Hé ! Du calme, j’ai dit ! On a vérifié, ajoute-t-il fermement. Tu avais deux implants, mais ils ont grillé dans l’IEM. Personne ne sait où tu es. Et Arès n’est pas là, il est sorti avec les Hurleurs. Il t’a déposé à la porte, s’est enfilé une ration, puis il est reparti.

Il y avait au moins une dizaine de peaux de loup. Sevro a donc recruté. Chardon nous a trahis, mais Vixus a parlé de Caillou et de Clown. Tête-de-Nœud doit être là, lui aussi.

— Arès n’arrête jamais, observe ma mère.

— Il y a beaucoup à faire et un seul Arès, dit-il d’un ton véhément. Ils cherchent les derniers survivants. Ils seront sûrement rentrés demain matin.

Ma mère lui décoche un regard dur. Je m’effondre sur les oreillers, épuisé par la conversation. Par leur présence. J’ai du mal à réfléchir. Trop d’informations. Trop d’émotions. J’en panique presque. Malgré l’amour de ma mère qui illumine la pièce, l’ombre est toujours là. À me guetter. À guetter ma famille perdue et retrouvée. Mes ennemis sont trop forts. Trop nombreux. Je suis trop faible. Les larmes aux yeux, je caresse du pouce la main de ma mère.

— Je pensais que je ne te reverrais jamais…

— Tu vois bien que si.

Ses paroles sont presque froides. C’est bien là ma mère, de garder les yeux secs alors que son grand fils est bouleversé. Je me suis souvent demandé comment j’ai tenu bon à l’Institut. Sûrement pas grâce à mon père. C’est ma mère, le pilier d’acier de cette famille. Je m’accroche à sa main.

Un coup sur la porte nous interrompt. La tête de Danseur apparaît. Toujours aussi séduisant, malgré les années. Ma mère et mon oncle le saluent tandis qu’il entre en boitant. Narol s’écarte, respectueusement, mais ma mère ne bouge pas.

— Encore un Fossoyeur qui refuse de mourir, on dirait ! Tu nous as fait une sacrée peur, avoue-t-il en prenant ma main.

— C’est foutrement bon de te voir, Danseur.

— Toi aussi, mon garçon. Toi aussi.

— Merci. Merci d’avoir pris soin d’eux, dis-je en désignant ma mère et mon oncle. Et d’aider Sevro…

— C’est à ça que sert la famille. Comment te sens-tu ?

— J’ai mal à la poitrine. Et partout, d’ailleurs.

Un rire amusé lui échappe.

— Ça ne m’étonne pas. D’après Virany, tu reviens de loin. Tu nous as même fait un arrêt cardiaque.

— Danseur, comment le Chacal a-t-il appris la vérité ? Chaque jour, je me suis posé la question. J’ai tout analysé, tout retourné dans ma tête. Est-ce que j’ai fait une erreur ?

— Ce n’était pas toi. C’était Harmonie.

— Harmonie… Elle n’aurait jamais… elle hait les Ors.

Toutefois… toutefois, je peux l’imaginer. Sa colère. Sa rancune, quand j’ai refusé de faire sauter la bombe, au gala de la Souveraine.

— Elle pense que nous avons trahi nos idéaux, explique Danseur. Elle a tout avoué au Chacal.

— Alors il savait déjà quand je lui ai donné le cadeau…

— Le fait que tu sois venu à Attica pour les délivrer prouvait les paroles d’Harmonie, acquiesce-t-il d’un air fatigué. Il nous a laissés la récupérer et, une heure avant sa contre-attaque sur notre base, elle a disparu.

— Fitchner est mort par sa faute… Je comprends qu’elle m’ait trahi, mais lui ? Arès en personne ?

— Elle ne savait pas qu’il était un Or. Elle l’a découvert.

Arès était le héros d’Harmonie, son dieu. Il lui a donné une raison de vivre après la mort de ses enfants, une raison de se battre. Puis elle a appris la vérité et, pour elle, il est devenu un ennemi. Quel ignoble gâchis qu’il soit mort pour cela…

Danseur m’examine en silence.

— Je sais que je suis différent, dis-je lentement.

— Non, mon garçon. Tu as traversé l’enfer. C’est normal.

— Qu’est-ce qu’il y a, alors ?

Il échange un regard avec ma mère.

— Vous êtes certaine ?

— Il a besoin de savoir. Dites-le-lui.

Malgré le hochement de tête de Narol, Danseur hésite. Il regarde autour de lui. Narol lui donne précipitamment sa chaise. Danseur le remercie, s’assoit, et croise les doigts.

— Darrow. Pendant trop longtemps, les gens t’ont caché des choses. Je veux être complètement transparent. Il y a encore cinq jours, je pensais que tu étais mort.

— Je n’en étais pas loin…

— Non. Je veux dire qu’on te croyait mort depuis neuf mois.

Les doigts de ma mère se resserrent sur les miens.

— Trois mois après ton arrestation, les Ors t’ont exécuté, devant les caméras, pour haute trahison. Ils ont étouffé la vérité, caché que tu étais un Rouge. Ils ont traîné ton sosie sur le parvis de la citadelle d’Agéa pour y lister tes prétendus crimes. (Il observe mes lèvres, mes cheveux.) Il avait tes yeux, tes cicatrices, ton visage. Nous avons essayé de te sauver, mais c’était un piège. Des milliers de Fils sont morts. Le Chacal lui-même t’a tranché la tête, avant de détruire l’obélisque qui avait été dressé en ton honneur.

Je les regarde sans comprendre.

— Nous avons porté ton deuil, mon enfant, explique ma mère. Le clan, la ville entière. J’ai mené l’Ode Pâle moi-même, avant d’enterrer tes bottes dans les tunnels de Tinos.

— Il était comme toi, ajoute Narol en croisant les bras. Même silhouette. Même tête. J’ai cru te voir mourir une deuxième fois.

— C’était sûrement un dermoMasque, ou une opération esthétique, reprend Danseur. Aucune importance. Le Chacal t’a tué comme un Or, et non comme un Rouge. Il a bien raisonné. Ta véritable identité jouait en notre faveur. Tandis que là, il réglait seulement le compte d’un Or prétentieux, qui se croyait supérieur au reste de sa Couleur.

Le Chacal m’a promis de blesser ceux que j’aime. Je peux voir à quel point il a réussi. L’armure de ma mère se fissure enfin : tout son chagrin, toute sa culpabilité se révèlent dans ses yeux.

— Je t’ai abandonné, dit-elle d’une voix brisée.

— Ce n’était pas ta faute. Tu ne pouvais pas savoir.

— Sevro savait, lui, insiste-t-elle.

— Il n’a jamais cessé de te chercher, confirme Danseur. Tout le monde le croyait fou. Il disait que tu n’étais pas mort. Qu’il l’aurait senti. Je lui ai même demandé de renoncer au casque. Il prenait trop de risques en essayant de te trouver.

— Puis ce petit connard t’a repéré, dit Narol.

— Exactement. J’avais tort, reconnaît Danseur. J’aurais dû avoir confiance en toi. En lui.

— Comment m’avez-vous déniché ?

— C’est Théodora qui a récolté l’information.

— Elle est ici ?

— Elle travaille avec notre réseau d’espionnage. Certains de ses contacts, qui œuvrent dans des boîtes à Perles, ont découvert que des Chevaliers Olympiques allaient récupérer un « paquet » à Attica. Sevro a décidé que tu étais le paquet en question. Il a misé beaucoup de ressources sur l’opération, sacrifié deux espions…

Tandis qu’il me détaille leur plan, je regarde ma mère, qui observe d’un air distant une ampoule grésillante. Que ressent-elle ? En retrouvant son fils brisé par un autre ? En découvrant mes cicatrices, en étudiant mes silences ? Combien de parents, comme elle, ont rêvé de retrouver leur fils ou leur fille après une guerre, pour finalement constater que leur enfant n’est plus le même ?

Depuis neuf mois, elle porte mon deuil. À présent, c’est la culpabilité qui la submerge, le désespoir de me voir repartir au combat, d’être impuissante. Ces dernières années, j’ai piétiné tellement de choses pour parvenir à mes fins ! C’est peut-être ma dernière chance de vivre ma vie. D’accomplir quelque chose de bon.

— … et nous manquons d’hommes, pas de matériel…

— Danseur, stop.

Il s’arrête d’un air confus et se tourne vers Narol.

— Stop ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout va bien. On parlera de tout ça demain matin.

— Demain ? Darrow, tout est en train de s’écrouler ! Les autres factions Rouges n’en font qu’à leur tête. Les Fils d’Arès ne tiendront pas un an. Il faut que nous discutions, que…

J’ai moi aussi des milliers de questions à propos de la guerre, de mes amis, de Mustang. Mais elles peuvent attendre.

— Danseur, je suis vivant. Tu te rends compte de la chance que j’ai eue ? Je n’ai pas vu ma famille depuis six ans. Demain, je discuterai autant que tu voudras. Je me remettrai à ta guerre. Mais ce soir, je veux voir mon frère et ma sœur.

J’entends les enfants avant de franchir la porte. J’ai l’impression d’être dans un rêve – celui de quelqu’un d’autre. Depuis bien longtemps les enfants ne font plus partie de mon monde. Ma mère pousse mon fauteuil roulant dans la pièce avant que je puisse réfléchir. C’est un dortoir encombré de lits superposés. L’air sent le shampoing, résonne de cris et de rires. Cinq enfants, les cheveux encore mouillés de la douche, se chamaillent sur un lit. Les deux plus grands, de neuf ans, s’allient contre les plus jeunes, de six ans, tandis que la dernière, un petit ange, s’agrippe à la jambe d’un des garçons. Une sixième – je me souviens d’elle, c’est la petite fille qui ne dormait pas lors de ma visite à Lykos – les surveille depuis un autre lit, tout en feuilletant un recueil de contes. C’est elle qui m’aperçoit la première. Ses yeux s’agrandissent comme des soucoupes.

— P’pa ! appelle-t-elle. P’pa !

— Darrow !

Kieran, en train de jouer aux dés avec Leanna, bondit de sa chaise, accourt vers moi, s’arrête net devant mon siège. Il a largement dépassé la vingtaine, à présent. Il porte une barbe. Se tient droit, à l’inverse d’autrefois. La même bonté se lit toujours sur son visage : elle lui donne l’air brave, et non stupide. Il reprend ses esprits, fait signe à ses enfants d’approcher.

— Reagan, Iro, les enfants ! Venez rencontrer mon petit frère. Venez rencontrer votre oncle.

Ils s’alignent maladroitement derrière lui. J’entends un bébé roucouler au fond de la pièce. Sa mère se lève du lit où elle le nourrissait. Je replonge sept ans en arrière.

— Eo ?

Même visage en forme de cœur ; mêmes cheveux épais, emmêlés, qui doivent friser dans l’humidité. Mais ce n’est pas Eo. Ses yeux sont plus petits, son nez trop fin. Et ce n’est pas une fille, comme celle que j’aimais, mais une femme d’au moins vingt ans.

Tout le monde me dévisage, se demandant si je suis fou. Sauf Dio, la sœur d’Eo, dont le visage se fend d’un sourire.

— Je suis désolé, dis-je rapidement. Tu… tu lui ressembles tellement.

Elle ne laisse pas le malaise s’installer, refuse mes excuses. Me dit que c’est le plus beau compliment qu’on puisse lui faire. Je me penche vers le bébé dans ses bras. Ses cheveux sont… absurdes. Rouges, épais, noués si haut sur son crâne qu’on dirait une antenne. Ses yeux sombres me fixent avec excitation.

— Et qui avons-nous là, mmh ?

Dio échange un regard aimant avec mon frère, m’arrachant un pinçon de jalousie.

— Ce petit bout ? C’est quelqu’un que je voulais te présenter depuis longtemps, quand Deanna nous a appris la bonne nouvelle. C’est notre première. Tu veux la tenir ?

— La tenir ? Non… je…

Une main potelée se tend vers moi, et Dio dépose l’enfant sur mes genoux avant que je puisse reculer. La petite fille s’accroche à mon pull, se tortille jusqu’à s’asseoir comme elle l’entend. Elle applaudit ensuite en riant. Indifférente à qui je suis, à mes mains scarifiées. Ravie de leur taille et des Symboles dorés qui les ornent. Elle attrape mon pouce pour le mâchonner.

Inconsciente du monde qui nous entoure, elle ne connaît que l’amour. Sa peau est douce et pâle contre la mienne. Si je suis fait de pierre, elle semble faite de nuage. Elle me regarde de ses grands yeux lumineux, semblables à ceux de sa mère. Elle a la bouche de Kieran. Dans une autre vie, elle aurait pu être notre fille, à Eo et à moi. Ma femme aurait ri à l’idée de sa sœur avec son beau-frère. J’espère que leur histoire durera, contrairement à la nôtre.

Bien après que les lumières se sont atténuées, afin d’économiser les générateurs, je m’assois avec Kieran et Narol. Mon frère me raconte son apprentissage auprès des Oranges qui lui enseignent à réparer les tranchAiles et les navettes. Dio est partie se coucher en nous laissant le bébé qui dort dans mes bras, s’agitant de temps à autre au rythme de ses rêves.

— Nous sommes à l’aise, ici, mieux que dans les étages inférieurs. Il y a de la nourriture, des douches… Avec de l’eau ! Nous sommes sous un lac, paraît-il. Les enfants adorent ça. (Mon frère observe les masses endormies, deux par lit.) Le plus dur, c’est de ne pas savoir ce qui les attend. Est-ce qu’ils seront mineurs ? Ramasseurs de soie ? C’est ce que je m’étais toujours dit, tu vois ? Que nous leur transmettrions un art, un savoir-faire. J’ai toujours voulu que mes fils soient Fossoyeurs, comme toi, comme papa. Mais maintenant…

Il hausse les épaules. Je hoche la tête.

— Mais maintenant tu as ouvert les yeux, continue oncle Narol. Et tu sais que c’était un mensonge.

— Oui, admet Kieran. Trente ans de vie misérable, pour que d’autres vivent centenaires… Ce n’est pas juste, bon sang ! Je veux que mes enfants vivent autrement. Il le faut, Darrow.

Il me fixe intensément. Je me remémore ce que m’a demandé ma mère, ce qui allait se passer après. Le genre de monde que nous allions construire. Mustang aussi se posait la question. Eo, jamais.

— J’admire Arès autant qu’un autre, continue-t-il, et je lui dois la vie que j’ai. Celle de mes enfants. Mais…

Il secoue la tête, hésitant. Je le presse :

— Oui ?

— Je ne sais pas s’il a pensé à la suite. C’est pour ça que je suis content que tu sois là, petit frère. Je sais que tu as un plan. Que tu vas nous sauver.

Il le dit sans façon, avec foi et confiance. Je prononce la seule réponse possible, celle qu’il a besoin d’entendre :

— Bien sûr que j’ai un plan.

Néanmoins, tandis qu’il remplit ma tasse, apaisé, je croise le regard de mon oncle.

Il sait.

Le lendemain matin, il est encore tôt quand ma mère dépose devant moi une tasse de café et un bol de céréales qu’elle a récupérés au réfectoire. Kieran et Leanna sont partis travailler. Dio et ma mère préparent les enfants pour l’école. C’est bon signe. Signe que les gens tiennent encore bon, s’inquiètent de l’avenir. Personnellement, je ne me sens pas encore prêt à sortir. Je finis mon café. Ma mère me ressert.

— Ils t’ont donné une cafetière entière ?

— Le cuistot a insisté. Il voulait m’en donner deux.

— On dirait du vrai, dis-je en le sirotant.

— C’est du vrai, intervient Dio. Des pirates nous fournissent des produits volés. C’est du… jamacain, je crois ?

Je n’ai pas le temps de la corriger : une voix retentit à l’extérieur, suivie d’un choc sourd, faisant sursauter ma mère.

— Hé ! Faucheur, Faucheur ! Tu viens jouer dehooors ?

— Deanna nous a dit de frapper, observe une voix tonnante.

— Pff, t’es chiant ! D’accord. Holà ! C’est oncle Sevro et son Presque Gentil Géant !

Un toc-toc poli sur la porte retentit.

— Ella, tu veux bien leur ouvrir ? demande ma mère.

Ma nièce, surexcitée, fonce vers la porte. Sevro fait irruption et la saisit pour la jeter dans les airs. Elle hurle de joie. Il est vêtu de la combinaison noire, trempée de sueur, que les soldats portent sous leurs armures. Ses yeux s’illuminent en me voyant. Il lance Ella sur un lit avant de se précipiter sur moi, les bras grands ouverts. Un rire étranglé lui échappe. Un sourire dément incurve ses lèvres. Sa crête iroquoise, sale et collante, est plaquée sur son crâne.

— Sevro, doucement ! le réprimande ma mère.

— Fauch’ !

Il me rentre carrément dedans, me soulevant dans les airs, envoyant balader mon fauteuil. Une odeur de tabac, d’essence et de sueur me monte au nez. Moitié riant, moitié pleurant, bien plus fort que moi, il sautille et me bouscule comme un chien excité, ébouriffant mes cheveux, m’examinant de haut en bas, ravi.

— Je le savais. Je savais que tu étais vivant ! Comme si cette foutue Nymphette pouvait me tromper. Espèce d’enculé de mes deux !

— Sevro, ton langage ! le gronde ma mère.

Je gémis en faisant la grimace.

— Mes côtes !

— Oh, merde, désolé mon vieux, s’excuse-t-il en me rasseyant et en s’agenouillant devant moi. Je l’ai déjà dit, je le dirai encore : il y a deux choses immortelles en ce monde, le foutu Faucheur de Mars et ma mycose génitale ! Ha ha ha !

— Sevro !

— Désolé, Deanna ! Désolé.

Je le repousse, plissant le nez.

— Sevro, tu… tu pues.

— Cinq jours sans me laver ! C’est l’enfer là-dedans, se vante-t-il en tapotant son entrejambe. Et toi, tu… euh… tu as l’air fatigué, réplique-t-il avec un regard prudent vers ma mère.

Une énorme silhouette s’encadre dans la porte, assombrissant la pièce. Les enfants se précipitent en chahutant vers Ragnar, l’empêchant d’entrer.

— Bonjour, Faucheur ! me salue-t-il parmi leurs cris.

Je lui réponds d’un sourire. Son visage, pâle et tatoué, que le vent polaire a rendu aussi dur que de la corne de rhinocéros, est toujours aussi impassible. Sa barbe blanche est ornée de quatre nattes. Un ruban rouge décore la mèche de cheveux qui lui tombe sur la nuque. Les enfants lui réclament des cadeaux.

— Sevro… dis-je en me penchant vers lui. Tes yeux…

— Ils te plaisent ?

Mon ami me sourit de toutes ses dents inégales. Au milieu de son visage acéré, ce ne sont plus des yeux couleur de bronze qui m’observent, mais deux iris rouges comme la terre de Mars. Il les ouvre grand pour que je les voie mieux. Ce ne sont pas des lentilles.

— Bon sang. Et ton œil bionique ? Tu t’es fait sculpter ?

— Par le meilleur des meilleurs. Tu en penses quoi ?

— Ils sont splendides. Ils te vont comme un foutu gant.

— Ah, ça me fait plaisir. Parce que ce sont les tiens.

— Quoi ? dis-je, interloqué.

— Ce sont les tiens, répète-t-il.

— Les miens, quoi ?

— Ragnar, tu lui as tapé sur le crâne en le sauvant ? Mickey a gardé tes yeux congelés, explique-t-il. Nous les avons récupérés en vidant son labo de Yorkton – complètement sinistre, par ailleurs. Je me suis dit que tu n’en avais plus besoin, avoue-t-il, embarrassé. Que comme ça, tu serais toujours là. C’est bizarre ?

— Je lui ai dit que c’était curieux, précise Ragnar en secouant la jambe où s’accroche une de mes nièces.

— Tu veux que je te les rende ? demande Sevro, inquiet. Ça peut se faire. Pas de problème.

— Non ! Je… j’avais juste oublié que tu étais cinglé.

Il s’esclaffe en me frappant l’épaule.

— Idiot, j’ai cru que j’avais fait un truc grave ! C’est tout bon, alors ? Je peux les garder ?

— Ce n’est pas moi qui vais te les reprendre, en tout cas, dis-je avec bonne humeur.

— Deanna de Lykos, pouvons-nous t’emprunter ton fils pour des questions martiales ? Il y a beaucoup à faire.

— Très bien, si vous me le ramenez entier. Prenez du café avec vous. Et emmenez ces chaussettes à la laverie.

Elle lui tend un sac de chaussettes reprisées. Ragnar s’incline.

— Comme tu le souhaiteras.

— Et nos cadeaux ? réclame un de mes neveux.

— Je vous ai rapporté quelque chose, chantonne Sevro.

— Sevro, non ! s’écrient en chœur Dio et ma mère.

— Quoi ? C’est juste des bonbons, cette fois.

— … et là, Ragnar trébuche sur Caillou et tombe à la renverse par-dessus bord, continue de cancaner Sevro en mâchonnant une barre chocolatée. Droit dans la mer, comme un crétin. C’était la tempête, mon vieux. Des vagues grosses comme des vaisseaux. Je plonge pour l’aider, et cette espèce de gros machin sculpté apparaît…

Il prend son élan pour propulser mon fauteuil roulant le long d’un couloir et se perche à l’arrière comme un singe démoniaque. Nous percutons un pilier. Le choc m’arrache un hoquet.

— Un démon, précise Ragnar derrière nous. C’était un démon marin, du troisième niveau d’Helheim.

— Si tu veux, dit Sevro en évitant de justesse un groupe de Fils d’Arès qui nous regardent avec de grands yeux. Ce démon trouve Ragnar à son goût et l’avale tout rond. Je commence à rigoler avec Tête-de-Nœud, parce que c’était hilarant, quand le machin décide de plonger. Je me mets à le poursuivre en tirant avec mon Poing dans l’eau, en espérant qu’il ne va pas disparaître au fond de cette foutue mer Thermique. (Il érafle un mur. Je me mords la langue.) La pression augmente, mon armure couine, blablabla. Je me dis que je vais peut-être crever, quand soudain Ragnar ressort en se creusant un passage dans le démon ! Devine par où il est passé. Devine !

— Est-ce qu’il serait sorti par son rectum, Sevro ?

Il glousse d’hilarité.

— Exactement ! Droit de son cul ! Comme une grosse…

Mon fauteuil s’arrête net. Un choc, un bruit de glissement. Je repars. Je jette un coup d’œil : c’est Ragnar qui me pousse, l’air innocent. Sevro a disparu. Je fronce les sourcils, jusqu’à ce qu’il émerge d’un passage transversal comme un diable de sa boîte.

— Toi ! Espèce de troll ! Je suis un chef terroriste, arrête de me frapper ! En plus, j’ai perdu mon casse-dalle. Où est-elle ? piaille-t-il en inspectant autour de lui. Ragnar ! Où est ma barre ? Tu sais combien de gens j’ai dû tuer pour l’avoir ? Six !

Ragnar continue de mâcher paisiblement, avec l’ombre d’un sourire. Mais non. Je dois faire erreur.

— Tu as fait soigner tes dents, Ragnar ? Elles sont splendides.

— Merci, me répond-il, fier comme un paon, pour autant qu’un géant de deux mètres cinquante, la bouche pleine de chocolat, puisse ressembler à un oiseau d’ornement. Le magicien m’a enlevé les vieilles. C’est bien mieux, n’est-ce pas ?

— Le magicien ? Mickey ?

— En effet. Il m’a aussi appris à lire avant de quitter Tinos.

Durant les dix minutes qui suivent, il m’en fait une démonstration en déchiffrant tous les panneaux que nous croisons.

Nous pénétrons finalement dans un hangar, Sevro sur nos talons, pleurant encore sa barre chocolatée. La grotte, de trente mètres de haut et de soixante de diamètre, a été taillée directement dans la roche. Plusieurs navettes, en piteux état, traînent sur le sol noirci, à côté de trois tranchAiles flambant neufs. Les Rouges qui y travaillent, dirigés par deux Oranges, nous dévisagent en chuchotant. J’ai l’impression d’être un intrus. Un groupe hétéroclite de combattants s’avance vers nous. Certains portent encore leurs armures et leurs capes, d’autres sont torse nu, ou en dermoCuirasse.

— Chef ! s’exclame Caillou, enlacée par Clown.

Riante, aussi dodue que dans mon souvenir, elle l’entraîne vers nous. Il la suit, les cheveux striés de sueur. Ils me sourient, rayonnants, comme si je n’avais pas changé d’un iota. Caillou abandonne son compagnon pour me prendre dans ses bras. Clown, pour sa part, me salue d’une courbette ridicule.

— Les Hurleurs au rapport, Primus ! annonce-t-il. Désolé pour le cafouillage de l’autre jour.

— Les choses ont merdé, complète Caillou.

— Magnifiquement merdé. Tu as quelque chose de changé, Faucheur. Tu as l’air… plus mince ? se moque Clown, les mains sur les hanches. C’est sans doute l’absence de cheveux. Ou la barbe.

— Ravi que tu le remarques, dis-je d’un ton léger. Et que vous soyez encore là, après tout ce qui s’est passé.

— Tu veux dire ton gros mensonge pendant cinq ans ?

— Entre autres.

— Eh bien…

Caillou le frappe sur l’épaule, et répond à sa place :

— Nous n’allions pas partir, Faucheur. C’est notre famille, ici.

— J’aurais quand même une réclamation, ajoute Clown en agitant le doigt. Mais plus tard. Je dois te quitter, je crois que j’ai un éclat de bombe dans la fesse. On y va, Caillou ?

— À plus, chef ! Contente que tu sois vivant !

— Dîner en équipe à 8 heures ! crie Sevro derrière eux. Aucune excuse, même un bobo au popotin, Clown !

— Bien, monsieur !

Mon ami se tourne vers moi en souriant.

— Ils n’ont même pas cillé en apprenant que tu étais un Roussâtre. Ils sont venus, avec Rag et moi, chercher ta famille sans faire de remarque. Tu aurais dû être là ! C’était une sacrée rencontre. Par ici.

Nous passons devant la navette que les Hurleurs viennent de quitter. À l’intérieur, deux garçons nettoient le sol au karcher. Nous suivons l’eau qui s’écoule non pas vers un égout, mais vers le côté ouvert du hangar, où elle disparaît dans le vide. Sevro fait un geste du bras.

— Certains pères lèguent des royaumes à leurs fils. Arès m’a laissé une délicieuse vie d’angoisse et de misère.

— Bordel de merde.

Planté devant l’abîme, je n’en crois pas mes yeux.

Le hangar s’ouvre sur une forêt de stalactites qui scintillent dans l’aube souterraine. Des milliers d’ampoules – éclairant des casernes, des dortoirs, des entrepôts – se reflètent sur l’eau dégoulinant le long de la pierre grise. Un essaim de vaisseaux fait le lien entre les quais dispersés. J’admire Tinos, la citadelle d’Arès.

— Nous sommes dans une stalactite géante !

Je m’esclaffe. Mon rire s’éteint quand je baisse les yeux. Cent mètres plus bas, sur le sol de la colossale grotte, s’étale un camp de réfugiés. L’horreur s’abat sur moi comme une chape de plomb. Les rues sont si étroites et si hautes qu’on dirait des canyons. La ville s’étend jusqu’aux parois, des kilomètres plus loin, creusées d’habitations troglodytes. Telle une marée humaine – de peaux, de cheveux, de tissus –, les réfugiés sont installés partout. Sur les toits. Dans les rues. Sur la multitude d’escaliers. Des symboles, bricolés à la hâte, identifient les occupants des bâtiments : des Gamma, des Omicron, des Epsilon… Les douze clans qui divisent mon peuple. Sidéré, je demande :

— Combien sont-ils ?

— Aucune idée. Il y a des réfugiés d’au moins vingt mines. Lykos faisait partie des plus petites.

— Quatre cent soixante-cinq mille personnes, d’après le recensement.

— Un demi-million ? C’est tout ?

— On dirait bougrement plus, hein ?

J’acquiesce.

— Que font-ils là ?

— Il leur fallait un abri. Le Chacal a purgé toutes les mines abritant des Fils d’Arès. Avec de l’achlys 9. Un discret petit génocide.

— Le Protocole de Liquidation, dis-je en frissonnant. L’ultime mesure du Comité. Comment gardes-tu le secret pour tout ça ? Avec des brouilleurs ?

— Ouaip. Nous sommes à deux kilomètres sous la surface. Papounet avait modifié les cartes géologiques officielles. Pour les Ors, nous nous trouvons au cœur d’un socle rocheux vide de toute trace d’hélium 3. L’entourloupe tient le coup. Pour l’instant.

— Et la nourriture ?

— Aucune. Je veux dire, on fait de notre mieux, mais on est à court de rats depuis des mois. Et puis les gens sont comme des sardines. On les met où on peut. Il y a des épidémies. Pas assez de médicaments. Je garde le nécessaire pour les Fils, sinon, à quoi bon ? Soyons francs, on est en train de mourir à petit feu.

— Il y a aussi eu des émeutes, ajoute Ragnar.

— Des émeutes ?

— Oui, tiens, j’oubliais. On a dû diviser les rations par deux. Ces ingrats de petits cons n’ont pas apprécié.

— Beaucoup ont péri avant que je descende.

— Le Bouclier de Tinos ! Ragnar est plus populaire que moi, explique Sevro. Mais je suis plus populaire que Danseur : après tout, j’ai un super-casque, alors que lui se charge de toutes les merdes du campement. Les gens sont si stupides… ils le traitent de grippe-sou, alors qu’il se tue à la tâche pour eux.

— On se croirait revenu mille ans en arrière…

— C’est à peu près ça, sauf pour les générateurs. On est près d’une rivière. Tout le monde a de quoi boire, se laver et s’éclairer. Ça n’empêche pas les crimes dégueulasses. Les meurtres, les vols, les viols… J’ai dû isoler les Gamma. La semaine dernière, des Omicron ont pendu un adolescent Gamma, avant de lui arracher ses Symboles. Ils ont prétendu qu’il s’agissait d’un Doré, un loyaliste. Il avait quatorze ans.

J’ai envie de vomir.

— On n’éteint jamais les lumières. Pas même la nuit.

— Ouais. Dans le noir, en bas, les choses deviennent… fantasmagoriques.

Les yeux rouges de mon ami se voilent de tristesse. Cette guerre lui est incompréhensible. Je contemple la ville sans trouver mes mots. J’ai l’impression d’être un prisonnier qui a creusé, creusé, pour finalement arriver dans la cellule voisine. Sauf qu’il y aura toujours une cellule suivante. Et encore une autre. Ces gens ne vivent pas : ils essaient juste de repousser leur fin.

— Ce n’est pas ça qu’Eo voulait, dis-je enfin.

— Oui, ben… c’est facile de rêver. Moins de faire la guerre. Tu as vu Cassius ? embraye-t-il, se mordillant la lèvre.

— Une fois, à la fin. Pourquoi ?

Il se tourne vers moi, les yeux étincelants.

— C’est lui qui a tué mon vieux.

— La Société est en guerre, m’annonce Danseur dans la salle de commandement des Fils d’Arès.

Il s’agit d’une caverne en forme de dôme, éclairée par des lumières bleues et par la lueur des ordinateurs qui entourent l’écran holographique central. Danseur semble nager dans l’image de la mer Thermique. Sevro et Ragnar sont présents, ainsi que plusieurs Fils inconnus, et Théodora, qui m’a accueilli d’un gracieux baiser digne des cercles les plus raffinés de Luna. Même dans sa combinaison noire, elle est empreinte d’un air de dignité et d’autorité. Tout comme les Hurleurs, Augustus ne l’avait pas invitée au gala après mon Triomphe. Elle était trop négligeable – une chance ! Sevro a envoyé Caillou la récupérer quand tout a explosé. Depuis, elle aide les Fils d’Arès dans leurs opérations d’espionnage et de propagande.

— … non seulement entre le Soulèvement et la Société, mais entre les Ors eux-mêmes, continue Danseur. Après l’assassinat d’Arcos, d’Augustus et de leurs alliés sur Mars, Roque et le Chacal ont tenté de s’emparer de leurs flottes en orbite. Ils craignaient que Virginia ou les Télémanus ne puissent les rassembler. C’est ce qu’elle a fait, en passant un accord avec les belles-filles d’Arcos. Ils ont contre-attaqué au-dessus de Déimos. Roque, même s’il avait moins de vaisseaux, les a écrasés avant de les disperser dans le Système.

Il guette ensuite ma réaction, comme je m’y attendais.

— Mustang est encore vivante, alors.

— Oui, confirme Sevro en m’étudiant lui aussi. Du moins, aux dernières nouvelles. Danseur, montre-lui Jupiter.

Ragnar, qui avait ouvert la bouche, la referme. Danseur agite la main et Jupiter apparaît, telle une immense bille de gaz. Soixante-trois satellites l’entourent, pas plus gros que des astéroïdes, ainsi que quatre lunes de belle taille : Europe, Io, Ganymède et Callisto.

— Le plan de la Souveraine ne se limitait pas aux trente assassinats du gala. Plus de trois cents personnes ont été tuées dans tout le Système. Les Chevaliers Olympiques et les armées prétoriennes ont fait le sale travail. C’était une initiative du Chacal, pour éliminer leurs ennemis. Ils ont bien joué, mais ils ont fait une erreur. Lors du gala, ils ont tué Révus au Raa et sa petite-fille de neuf ans.

— Le Haut-Gouverneur d’Io. Ils voulaient faire passer un message aux Seigneurs des Lunes ?

— Oui, mais ils s’en sont mordu les doigts. Une semaine après le Triomphe, leurs enfants, que la Souveraine gardait en otages sur Luna, se sont échappés. Deux jours plus tard, avec l’aide des Cordovan de Ganymède, les héritiers de Raa ont volé la Classis Saturnus : la huitième flotte sociétale, amarrée sur Callisto. Ils ont déclaré l’indépendance des Lunes de Jupiter, leur alliance avec Virginia au Augustus, et la guerre à la Souveraine.

Mes lèvres s’étirent lentement. Mustang, à la tête d’un Système planétaire ! Malgré son abandon, malgré le vide dans mon estomac quand je pense à elle, ce sont de bonnes nouvelles. Nous ne sommes plus seuls contre Octavia.

— Une seconde rébellion lunaire, six ans après la destruction de Rhéa… Est-ce qu’Uranus et Saturne les ont rejoints ? Neptune ?

— Ils les ont tous rejoints.

— Tous ? Alors il y a un espoir…

— C’est ce qu’on pourrait croire, marmonne Sevro.

— Les Seigneurs des Lunes se sont aussi trompés, explique Danseur. Ils pensaient que la Souveraine serait coincée sur Mars, occupée à mater l’insurrection des bassesCouleurs. Qu’elle ne pourrait pas se permettre d’envoyer une flotte importante à six cents millions de kilomètres du Noyau. Du moins, pas avant trois ans.

— Ils l’ont eu dans l’os, grogne Sevro. Les crétins. Ils se sont fait choper les fesses à l’air.

— Combien de temps a-t-elle mis ? Six mois ?

— Soixante-trois jours, me répond Danseur.

— C’est impossible, ne serait-ce que pour le carburant…

Ma voix s’éteint. Le Seigneur Cendré était en route pour rejoindre Mars et les forces des Bellona. Il a dû changer de cap, continuer vers la Bordure, poursuivre Mustang dès le départ.

— Tu es bien placé pour connaître l’efficacité de la marine sociétale, continue Danseur. Une vraie machine de guerre. Leur logistique est parfaite. La Souveraine savait que plus la Bordure aurait de temps pour se préparer, plus elle serait difficile à reprendre. L’Armada de l’Épée a filé droit vers Jupiter, où elle se trouve maintenant depuis dix mois.

— Roque a fait son vilain, ajoute Sevro. Il a pris de l’avance sur la flotte et volé le Briseur-de-Lunes que Néro convoitait l’an dernier.

— Il a volé un Briseur-de-Lunes ?

— Ouaip. Il l’a rebaptisé le Colosse. C’est son vaisseau-amiral. Un sacré morceau. Le Pax a l’air minuscule à côté.

Sur l’hologramme, les semaines et les mois défilent, montrant les manœuvres de la flotte autour de Jupiter.

— L’échelle des combats est… dingue, commente Sevro. Des centaines de vaisseaux de guerre, des milliers de ravitaillement. C’est quatre fois la flotte que tu as rassemblée contre les Bellona…

Il me dévisage tandis que sous mes yeux le temps file, le monde continue à tourner durant mon absence.

— Octavia n’a pas pu envoyer le Seigneur Cendré, dis-je machinalement. Si elle l’avait choisi, les Seigneurs des Lunes n’auraient jamais capitulé… Qui commande la flotte ? Aja ?

— Non. C’est Roque au Fabii, le prince des lécheurs de fesses, se moque Sevro.

— Roque ? C’est lui qui gère les opérations ?

— Je sais, c’est fou, hein ? Après le siège de Mars et la bataille de Déimos, c’est devenu le chouchou du Noyau. Le petit Or de Fer de la Souveraine. Ils ont vite oublié son manque d’exploits à l’Institut. Je dois reconnaître qu’il est bon pour trois choses : pleurnicher, poignarder les gens dans le dos, et mener des flottes.

— Ils l’appellent le Poète de Déimos, précise Ragnar. Il est invaincu, même contre Mustang. Très dangereux.

— Le combat spatial n’est pas la spécialité de Mustang.

Elle sait se battre, mais elle préfère l’affrontement politique. L’unification des partis. Mais la stratégie pure ? Ça, c’est du Roque tout craché.

Une partie de moi-même, le général que j’ai été, se désole d’avoir manqué les combats. De ne pas avoir vu cette seconde rébellion. Soixante-sept lunes, militarisées pour la plupart ; cinq cents millions d’habitants ; des bombardements orbitaux, des assauts spatiaux ; des manœuvres d’invasion avec des soldats en scaphandre. J’y aurais été comme un poisson dans l’eau. Comment se seraient passées les choses si je n’avais pas été dans ma boîte ?

— Ce sera bientôt fini, n’est-ce pas ?

— La semaine dernière, Roque a pris Callisto, confirme Danseur. Ganymède et Io tiennent bon, mais si la Bordure capitule, Roque sera libre de revenir aider le Chacal contre nous. Les forces de la Société nous tomberont dessus. Nous serons éradiqués.

C’est pour cela que Fitchner n’aimait pas les bombes. Elles font du bruit, attirent l’attention.

— Et Mars ? Notre guerre ? Mince, c’est quoi notre guerre, d’ailleurs ?

— Un foutu merdier, voilà ce que c’est, rouspète Sevro. C’est la guerre ouverte depuis huit mois. Les Fils encaissent, mais Orion a disparu. Sans doute morte. Le Pax et ta flotte se sont envolés. D’autres factions, indépendantes des Fils d’Arès, massacrent des civils et se font dézinguer dans le Nord. Les gens font la grève dans des dizaines de villes. Les cachots sont bourrés de prisonniers politiques. Les Ors ont construit des camps où, d’après nos renseignements, ils procèdent à des exécutions massives.

Pendant qu’il parle, Danseur fait défiler des images de camps dans des déserts et des forêts. Des Rouges, des Roses, des Bruns sont menés, au bout du fusil, dans des bâtiments en béton. D’autres holos suivent : une rue, encombrée de gravats ; une fusillade ; un Or atterrissant près de Rouges masqués.

— Nous ripostons aussi sévèrement que possible, dit Sevro. On a réussi des bons coups. Volé des vaisseaux, dont deux destroyers. Fait sauter le Centre de Commande Thermique…

— Qu’ils sont en train de reconstruire, précise Danseur.

— Eh bien, on le détruira à nouveau !

— Alors qu’on ne peut même pas tenir une ville ?

— Les Rouges ne sont pas des guerriers, les interrompt Ragnar. Ils savent voler, tirer, poser des bombes ou combattre des Gris. Mais devant les Ors, ils fondent comme neige au soleil.

Un profond silence suit ses paroles. Les Fils d’Arès mènent une guérilla : une guerre de sabotage, d’espionnage. Les paroles de Lorn reviennent me hanter : « Pour tuer un lion, il faut le noyer dans le sang. » Théodora poursuit :

— Chaque mort civile nous est imputée. Si nous faisons deux victimes lors d’une opération, les journaux en annoncent mille. Pendant les manifestations, des agents de la Société se font passer pour des Fils et tuent des Gris, ou font sauter des bombes. Le réseau HP relaie les vidéos. Hors caméra, les Gris font des descentes chez nos sympathisants. Des midCouleurs, des bassesCouleurs, peu importe. Dans le Nord, comme dit Sevro, la guerre est déclarée.

— Un groupe, nommé la Légion Rouge, massacre tous les Ors et les Argents qui lui tombent sous la main, continue sombrement Danseur. C’est une vieille amie qui les dirige.

— Harmonie. Ça lui va bien.

— Elle les monte contre nous. Ils refusent de nous obéir. Ils nous reprochent de corrompre nos idéaux.

— « Pour contrôler le monde, sois le plus bruyant et le plus violent d’entre tous », dis-je à voix basse.

— C’est d’Arcos ? demande Théodora. S’il était là…

— Je ne suis pas sûr qu’il voudrait nous aider.

— Hélas, le bruit et la violence sont liés, admet la Rose en croisant les jambes. La première arme d’une rébellion, c’est son spiritus. Sa volonté de changement. La graine qui se nourrit d’espoir et qui éclôt dans l’affrontement. Néanmoins, le Chacal nous a ôté la possibilité de la planter. Il a perverti notre message. À cause de lui, nous sommes sans voix.

Les autres l’écoutent. Non par indulgence, comme le feraient des Ors, mais par respect. Elle est l’égale de Danseur.

Je fronce les sourcils, les regarde un par un.

— Ça n’a aucun sens ! Pourquoi ouvrir les hostilités ? Le Chacal n’a pas tué Fitchner en public, il a étouffé l’affaire. Qu’est-ce qui a déclenché tout ça ? Et, Théodora, tu dis que nous sommes sans voix, mais Fitchner avait un réseau qui parvenait jusqu’aux mines ! Il a retransmis la mort d’Eo, en a fait le symbole du Soulèvement ! Est-ce que le Chacal l’a détruit ? Qu’est-ce que vous me cachez ?

— Vous ne le lui avez pas dit ? s’indigne Sevro. Qu’est-ce que vous foutez, depuis hier, vous vous grattez le cul ?

— Darrow voulait voir sa famille, rétorque Danseur avant de se tourner vers moi en soupirant. Le Chacal a détruit la majeure partie du réseau après la mort d’Arès et ta capture. Sevro est parvenu à nous prévenir avant qu’il n’attaque notre base d’Agéa. Nous nous sommes enfuis avec du matériel, mais nous avons perdu beaucoup d’hommes. Des milliers de techniciens spécialisés. Durant les mois suivants, nous avons essayé de te trouver. Nous avons fouillé des prisons, payé des pots-de-vin, détourné des navettes… Mais tu t’étais envolé. Puis le Chacal t’a exécuté en public.

— Je sais déjà tout ça…

— Oui, mais tu ne sais pas ce que Sevro a fait ensuite.

Je scrute mon ami.

— Qu’est-ce que tu as foutu ?

— Ce que j’avais à faire.

Il prend la place de Danseur devant l’hologramme, remplace Jupiter par une autre vidéo. Moi, à seize ans. Pâle, nu, décharné sur la table d’opération de Mickey. Un frisson me remonte le long du dos. Je me sens soudain… exploité.

— Tu l’as diffusée.

— Tu m’étonnes, crache-t-il méchamment.

Leurs regards braqués sur moi, je comprends pourquoi ma sangLame est peinte partout dans Tinos. Tout le monde sait que j’étais un Rouge. Un des leurs. Et j’ai fait pleuvoir une Pluie de Fer sur Mars… À moi seul, j’ai déclenché une guerre.

— J’ai diffusé ton sculptage sur tous les holoPostes de cette foutue Société. Les Ors croyaient t’avoir vaincu, avoir rendu ta mort insignifiante. Que je sois damné si je les laisse faire, si je te laisse disparaître comme ma mère ! (Il frappe du poing sur la table.) Le moindre Rouge de Mars connaît ton nom, Fauch’ ; le moindre Vert, Brun, Orange ou Rose sait qu’un Rouge est devenu un prince Or, qu’il a conquis un monde. Je t’ai transformé en légende. Et maintenant que tu es de retour, tu n’es plus un martyr, oh non ! Tu es le satané messie que les Rouges ont toujours attendu.

Assis sur le rebord du hangar, les pieds dans le vide, j’observe la cité. Le murmure de milliers de voix s’élève vers moi, comme un bruissement d’arbres secoués par le vent. Les réfugiés ont appris que j’étais vivant. De nouvelles sangLames apparaissent sur les toits, tel un appel silencieux. Pendant six ans, j’ai rêvé de retrouver les miens. En constatant leur sort, en songeant aux paroles de Kieran, j’ai l’impression d’être englouti par leur espoir.

Ils attendent trop de moi. Ils ne comprennent pas que nous avons déjà perdu. Arès savait que nous ne pouvions pas combattre les Ors face à face. Que pourrais-je bien faire, moi ? Comment les guider ?

J’ai peur, et pas seulement de les décevoir. J’ai peur qu’en révélant la vérité Sevro ait anéanti notre ultime chance de faire marche arrière. Plus de choix, sauf celui de continuer. Que vont devenir mes proches ? Ma famille, mes amis, et tous ces gens ? Ces questions me taraudent, ainsi que la décision de Sevro, égoïste, précipitée, irréfléchie.

Ragnar écarte mon fauteuil roulant pour s’asseoir près de moi. Ses bottes ressemblent à celles d’un géant à côté de mes pieds. Une navette passe à proximité, faisant voleter les rubans de sa barbe. Nous partageons un silence confortable. Sa présence me rassure, comme devrait me rassurer celle de Sevro. Mais Sevro a changé. Le poids du casque d’Arès, sans doute.

— Quand j’étais petit, nous nous mesurions les uns aux autres pour savoir qui était le plus courageux, dis-je. La nuit, nous nous faufilions dehors jusqu’aux tréfonds et nous nous approchions des puits de mine. En écoutant bien, on pouvait entendre les vipères dans le noir. La plupart des garçons s’enfuyaient au bout d’une minute. C’est toujours moi qui restais le dernier. Jusqu’à ce qu’Eo le découvre. Maintenant, dis-je en secouant la tête, je ne pense pas que je tiendrais vingt secondes.

— Parce que tu sais combien il y a à perdre.

Les yeux noirs de Ragnar sont chargés d’histoire. À presque quarante ans, il a connu la glace et la magie, puis la servitude. À quel point comprend-il mieux la vie que moi ?

— Ça te manque ? Ton foyer. Ta sœur.

— Oui. Je me languis du soleil printanier sur la neige. De la douceur des bottes de fourrure de Sefi, tandis que je la porte sur mes épaules pour aller voir Nídhögg crever la glace.

Dans la mythologie nordique, le dragon Nídhögg vivait sous Yggdrasil, l’Arbre du Monde, en grignotant ses racines. Beaucoup de tribus Obsidiennes croient qu’il remonte chaque année des abysses pour briser la banquise qui bloque leurs ports et leurs navires. Pour l’honorer, on lui offre les corps de criminels, lors d’une cérémonie qui a lieu le premier jour du printemps.

— J’ai envoyé des compagnons aux Tours pour répandre ta parole. Pour révéler à mon peuple que nos dieux sont faux. Pour leur parler de la chanson d’Eo, et de la liberté qui les attend.

La chanson d’Eo. Elle me semble si naïve, si niaise à présent. Je jette un coup d’œil aux Oranges et aux Rouges qui nous observent en travaillant, près des tranchAiles.

— Je ne l’entends plus, Ragnar. Tout le monde pense que je suis leur lien avec elle, mais j’ai perdu sa voix dans le noir. J’avais l’habitude de lui parler. Maintenant, elle me semble… étrangère. Tout est ma faute, dis-je en secouant la tête. Si j’avais été moins orgueilleux… Fitchner serait vivant. Lorn serait vivant.

Mon arrogance le fait rire.

— Tu penses pouvoir influencer le destin ? Tu ne sais pas ce qui serait arrivé s’ils avaient survécu.

— Je sais que je ne suis pas ce que ces gens veulent.

— Comment saurais-tu ce qu’ils veulent, alors que tu les crains ? Que tu n’oses même pas leur parler ? Viens avec moi.

Ne sachant que lui répondre, je saisis sa main tendue.

L’hôpital où il m’emmène était, avant l’arrivée massive des Fils, une cafétéria. Des rangées de lits et de brancards remplacent désormais les tables. Des infirmiers Rouges, Roses et Jaunes circulent de patient en patient en chuchotant gravement. Le fond de la salle, séparé du reste par un rideau en plastique, est réservé aux brûlés. Une femme y hurle en se débattant contre un Jaune qui tente de la piquer. Deux aides-soignants volent à sa rescousse.

La tristesse stérile de l’endroit me flanque le cafard. Ici, ni sang ni membres arrachés, mais je sais que j’ai devant moi les conséquences de mon évasion. Les blessés fixent le plafond en se demandant : « Et maintenant ? » Ce ne sont pas des blessures physiques qui hantent la pièce, mais des rêves brisés.

Ragnar me pousse vers le lit d’un jeune garçon, qui me regarde approcher. Il a les cheveux courts, un visage rond, une mâchoire de bouledogue. Ma langue retrouve l’accent de la mine.

— Comment ça se passe ?

— On poireaute, dit-il en haussant une épaule. Tu vois ?

— Oui. Darrow… de Lykos, dis-je en tendant la main.

— Je sais, répond-il en la serrant. Vanno de Karos.

Sa main est si petite qu’il ne peut même pas entourer la mienne de ses doigts. Il rigole en s’en rendant compte.

— Équipe de jour ou de nuit ?

— De jour, crétin. J’ai l’air d’un ramolli de nuitard ?

— Bah, ces temps-ci…

— C’est pas faux. Omicron. Troisième foreur, deuxième ligne.

— Alors, c’est tes saletés qui me tombent sur la tête quand je fore, dis-je en plaisantant.

— Les Fossoyeurs, toujours en train de péter plus haut que leur cul ! Faut bien vous rappeler les bonnes manières, se moque-t-il avec un geste vulgaire. (Nous rions ensemble.) Ça t’a fait mal ? demande-t-il en inclinant la tête.

L’espace d’un instant, je pense qu’il parle du Chacal. Cependant ses yeux sont fixés sur mes Symboles dorés, que j’essaie de cacher sous mes manches. Je les dégage pour qu’il les examine.

— La classe, dit-il en les tapotant.

Je prends soudain conscience que tout le monde me regarde, même les brûlés de l’autre côté du rideau transparent. Ils ne voient pas ma peur ; ils voient l’homme qu’ils veulent voir. Je cherche Ragnar des yeux, mais il est occupé avec une femme blessée. Holiday. Elle me salue de la tête. Le deuil se lit sur son visage. Le revolver et le fusil de Trigg sont posés sur sa table de chevet. Je sais que les Fils ont récupéré son corps pour l’enterrer. Je reviens à Vanno :

— Est-ce que ça m’a fait mal ? Mmh… Imagine toucher une Main des Enfers, Vanno. Centimètre par centimètre. Ta peau fond. Puis ta chair. Puis tes os. Nan, c’étaient des vacances.

Il siffle avec admiration, avant de regarder sa jambe manquante d’un air résigné, presque ennuyé.

— J’ai rien senti du tout. Ma combi m’a balancé assez de drogue pour coucher un Corbeau. Enfin, au moins, j’ai toujours ma queue.

— Demande-lui, le presse un homme plus loin. Vanno…

— La ferme ! Les gars s’interrogent, explique-t-il en soupirant d’exaspération. Tu l’as gardé ?

— Gardé quoi ?

— Ton truc, dit-il en haussant les sourcils. Ou est-ce que… tu sais… ils t’en ont mis un d’Or ? Pour que ce soit proportionnel ?

— Tu veux vraiment savoir ?

— Pas personnellement. Mais j’ai parié dessus.

Je m’incline d’un air sérieux dans le silence qui s’installe.

— Eh bien… il faudra demander à ta mère.

Il cligne deux fois des yeux, puis explose de rire. Ses compagnons en font autant avant de faire circuler la blague dans la salle. L’atmosphère change. Les rires et les remarques grossières remplacent les murmures et le désespoir. Il a suffi d’une simple plaisanterie. Au lieu de m’enfuir, j’imite Ragnar et commence à circuler entre les lits, bavardant, faisant connaissance. C’est là que je remercie le ciel d’avoir une bonne mémoire : oubliez son nom, un homme vous le pardonnera ; retenez-le, il vous défendra jusqu’à la mort.

La plupart m’appellent « monsieur » ou « Faucheur ». J’ai envie de les reprendre, de leur dire de m’appeler Darrow, mais je connais l’importance du respect, de la distance nécessaire entre les hommes et leur chef. Même si je ris avec eux, même s’ils me réparent, morceau par morceau, ils ne sont pas mes amis ni ma famille. Je ne peux pas m’offrir ce luxe. Ils sont mes soldats, qui ont besoin de moi autant que j’ai besoin d’eux. Ragnar m’a rappelé l’essentiel : je suis leur Faucheur. Il m’adresse un sourire gauche, heureux de me voir m’amuser.

Je ne suis pas un homme d’absolu, comme Lorn. Ni un soldat, ni un philosophe, ni un loup esseulé. Je suis, et serai toujours, un homme défini par ses proches. Je sens ma force me revenir, une force que j’avais oubliée. Plus que leur amour, c’est leur foi qui me fortifie. Ils connaissent le vrai moi. Pas le faux moi de l’Institut, ni celui qui a servi Augustus. Le moi originel. Lykos a beau être détruite, Eo muette, Mustang lointaine, les Fils menacés, je sens mon âme s’épanouir d’être enfin rentré à la maison.

Je retourne avec Ragnar à la salle de commandement, où Sevro et Danseur étudient un plan. Théodora, dans un coin, discute avec ses correspondants. Ils relèvent la tête, surpris de me voir souriant et debout. Ragnar me supporte en partie – j’ai laissé le fauteuil à l’hôpital. Je suis un homme nouveau. Sans doute différent d’avant l’obscurité, mais probablement meilleur. Plus humble.

— Je m’excuse de la façon dont je me suis comporté. J’étais un peu… découragé. Je sais que vous faites de votre mieux – bien mieux que d’autres, d’ailleurs. Vous m’avez sauvé. Vous avez gardé espoir. Et vous m’avez ramené ma famille.

Je marque une pause, voulant leur faire comprendre à quel point je suis touché.

— Je sais que je ne suis pas ce que vous attendiez. La rage, la fureur… c’est terminé pour moi. J’ai confiance en vous, dis-je en coupant Sevro au passage. Et en vos plans. Je veux vous aider. Mais je ne peux pas dans cet état. Donc, j’ai besoin de votre aide pour trois choses.

— Au moins, tu n’as pas perdu ton sens du théâtre, se moque Sevro. Qu’est-ce qu’il te faut, princesse ?

— D’abord, je veux contacter Mustang. Vous pensez qu’elle m’a trahi, mais je veux qu’elle sache que je suis vivant. Il reste une chance qu’elle change d’avis.

— On lui a déjà donné le choix, proteste Sevro. Elle vous a presque tués, toi et Rag.

— Presque. Ce plan en vaut la peine, si nous la gagnons à notre cause. J’irai en personne, pour prouver notre bonne foi.

— Mon cul, oui ! s’exclame Sevro. Tu es l’homme le plus recherché du Système. Tu ne survivrais pas deux minutes dans un spatioport, même déguisé.

— J’enverrai une de mes espionnes, intervient Théodora. Je sais laquelle. Elle est douée, et nettement moins suspecte que toi, prince des Tours. Elle est déjà à la surface.

— Evey ? devine Danseur.

— Exact. Elle a fait de son mieux pour racheter ses erreurs, m’explique-t-elle. Danseur, je m’occuperai des détails de sa couverture, si cela te convient.

— C’est d’accord, répond rapidement Sevro.

Elle attend néanmoins que Danseur le lui confirme.

— Merci. Ma deuxième demande, continué-je, c’est de ramener Mickey sur Tinos.

— Pourquoi ? demande Danseur.

— J’ai besoin qu’il me transforme à nouveau en arme.

— Ah, là, tu me parles ! se réjouit Sevro. Il va falloir te remplumer. Fini, l’épouvantail anorexique !

— C’est de calories dont tu as besoin, pas d’un Sculpteur, désapprouve Danseur. Mickey est à Varos. On a besoin de lui là-bas. De plus, dans ton état, ce serait dangereux.

— Fauch’ peut encaisser, le coupe Sevro. On ramènera Mickey et son équipement d’ici jeudi. Virany l’a tenu au courant. Il doit trépigner comme une Rose à l’idée de te revoir.

Danseur lui jette un regard irrité.

— Et ta dernière requête ?

— Vous n’allez vraiment pas l’apprécier, dis-je en grimaçant.

Je retrouve Victra dans une cellule, gardée par plusieurs Fils d’Arès. Elle gît sur un lit de camp trop petit pour elle, les yeux fixés sur un holoPoste qui retransmet les exploits d’une vaillante légion Grise contre les saboteurs d’un barrage. Des fermiers Bruns fuient l’inondation. Des soldats distribuent des vivres aux mères de famille. Qui est vraiment l’auteur de l’explosion ? La légion Rouge ? Le Chacal ?

Ses cheveux d’or pâle sont noués en une queue-de-cheval. On a attaché ses membres – même ses jambes paralysées – au montant du lit. Ses geôliers ne lui font pas confiance. Elle ne lève pas les yeux tandis que, sur l’holo, s’affiche le visage de Roque au Fabii, le Poète de Déimos, l’idole des foules raffinées. Le journaliste explore son enfance, interroge sa mère sénatrice, ses anciens professeurs, et le présente comme un enfant de la campagne.

— Roque a toujours préféré la beauté de la nature à celle de nos cités, raconte sa mère. C’est son ordre qu’il admire. La perfection de sa hiérarchie. Il la retrouve dans la Société…

— Cette femme serait plus attirante avec un flingue dans la bouche, marmonne Victra en coupant l’holoPoste.

— Elle a sans doute prononcé le nom de son fils plus souvent en trois mois qu’en vingt ans, dis-je.

— Bah. C’est une politicienne. Elle ne va pas gâcher la renommée de Roque. Qu’est-ce qu’il disait sur Augustus, déjà ? « Oh, comme les vautours suivent les forts, se repaissant des carcasses dans leur sillage. » Il aurait pu parler de toi.

Elle me dévisage de ses yeux étincelants, agressifs. La folie que j’y ai lue plus tôt a diminué. Mais pas disparu.

— C’est vrai, dis-je.

— C’est toi qui diriges ce ramassis de terroristes ?

— Le commandement, ça ne me réussit pas. C’est Sevro.

— Sevro ? Vraiment ?

— Tu trouves ça amusant ?

— Non. Je ne suis qu’à moitié surprise. On l’a toujours sous-estimé. Après tout, quand je l’ai rencontré, il bottait les fesses de Tactus…

— Je te dois une explication, dis-je en m’approchant.

— Beurk. On ne pourrait pas sauter la partie chiante ? Les excuses, les reproches, tous ces trucs de gens angoissés. Tu ne me dois aucune explication.

— Tu trouves ?

— Vivre dans la Société, c’est signer un contrat implicite. Mon peuple exploite ton peuple, ma famille profite de la tienne… Nous vous ignorons, vous vous rebellez… Ce n’est pas bien ou mal. C’est seulement juste. Personnellement, je suis plutôt d’accord avec toi. Une souris qui tue un aigle ? Chapeau. Ce serait hypocrite de ma part de me plaindre parce que les Rouges se battent bien, pour une fois. Quoi, chéri ? s’amuse-t-elle. Tu pensais que j’allais pester, vitupérer, discourir sur l’honneur et la trahison, comme ces ratés de Cassius et de Roque ?

— Un peu, dois-je admettre. Je pensais…

— C’est parce que tu es émotif. Pas moi. Je suis une Julii au sang froid. Ne me contredis pas pour calmer ta conscience, m’empêche-t-elle de protester. Tu vaux mieux que cela, et moi aussi.

— Je n’ai jamais pensé que tu étais vraiment froide.

— On se connaît depuis quoi, trois ans ? Tu ne sais rien de moi. Je suis la fille de ma mère.

— Tu es plus que cela.

— Si tu le dis, répond-elle simplement.

Elle est franche. Aucune ruse, aucune manipulation chez elle. Pas une trace de la subtilité de Mustang. Victra est un bulldozer. Elle s’était adoucie, avant le Triomphe, avait baissé sa garde. Elle s’est de nouveau endurcie. C’est aussi exaspérant qu’autrefois. Néanmoins, plus nous parlons, plus je distingue de fils blancs dans ses cheveux platine, de rides sur ses traits creux. Ses doigts se crispent sur les draps du lit de camp.

— Je sais pourquoi tu m’as menti, Darrow. Je dirais même que je le respecte. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu m’as sauvée d’Augustus. Par pitié ? Par calcul ?

— Parce que tu es mon amie.

— Oh, s’il te plaît !

— J’aurais préféré mourir que te laisser pourrir dans ce trou. Trigg s’est fait tuer pour te sortir de là.

— Trigg ?

— Un des Gris qui était là. L’autre était sa sœur.

— Je ne t’avais rien demandé, lance-t-elle d’un ton acerbe. Tu sais… Antonia pensait que nous étions amants, révèle-t-elle en détournant les yeux. Elle m’a montré ton sculptage. Elle voulait me dégoûter de t’avoir touché, de voir d’où tu venais.

— Elle a réussi ?

— Tu plaisantes ? demande-t-elle d’un ton mordant. L’important, c’est ce que les gens font. Ce qu’ils disent. Si tu m’avais tout avoué, rien n’aurait changé. J’aurais continué à te protéger. Pourquoi n’as-tu rien dit ?

Elle ne ment pas. Je le vois dans ses yeux.

— Parce que j’avais peur.

— Tu l’as dit à Mustang, je présume ?

— Oui.

— Pourquoi elle et pas moi ? Je le méritais aussi.

— Je ne sais pas.

— Parce que tu m’as menti. Tu prétendais que je n’étais pas mauvaise, mais tu ne le pensais pas. Tu ne me faisais pas confiance.

— C’est vrai, dis-je une deuxième fois. Et c’était une erreur. Plusieurs de mes amis en sont morts. Dans… dans la boîte où il m’a enfermé, pendant neuf mois, c’était la seule pensée qui me tenait compagnie. (À son expression, je comprends qu’elle ignorait mon sort.) Mais j’ai droit à une seconde chance. Je ne veux pas la gâcher. Je veux me réconcilier avec toi. Je veux te rendre ta vie. Te faire justice. Je veux que tu nous rejoignes.

— Qui ? demande-t-elle en riant. Les Fils d’Arès ?

— Oui.

Elle continue de rire, un pur mécanisme de défense.

— Tu es sérieux ? Je ne suis pas suicidaire, chéri.

— Le monde que tu connaissais n’existe plus, Victra. Ta sœur te l’a volé. Ta mère et tes amis sont morts. Ta Maison et ton peuple veulent ta perte. C’est ça, le problème de la Société. Elle dévore les siens. Tu n’as nulle part où aller…

— Eh bien, tu sais comment me remonter le moral !

— Je veux te donner une famille qui te restera fidèle. Une raison de vivre. Tu es quelqu’un de bien, même si tu te moques chaque fois que je le répète. Je crois en toi. Cela dit, ce que je crois n’a pas d’importance. C’est ce que tu crois, ce que tu veux, qui en a.

— Ce que je veux ? répète-t-elle en m’examinant.

— Si tu veux partir, tu peux. Si tu veux rester dans ce lit, tu peux. Tu n’as qu’à me le dire. Je te dois bien ça.

Elle reste silencieuse un instant, pensive.

— Je me fiche de ta rébellion et de ta femme morte, dit-elle enfin. Je n’ai pas besoin de famille, ni de noble but. Je veux pouvoir dormir sans être droguée jusqu’aux yeux, Darrow. Je veux rêver à nouveau. Je veux oublier le crâne éclaté de ma mère, ses yeux vides et ses doigts crispés. Je veux faire payer Adrius et Antonia. Je veux être là quand Roque, cette petite merde, pleurera à genoux. Je veux leur arracher les yeux, leur faire couler de l’or fondu dans les orbites. Je veux qu’ils crient, se tordent, pissent sur le sol, me supplient de leur pardonner d’avoir seulement envisagé d’enfermer Victra au Julii dans une cage. Je veux ma vengeance, conclut-elle d’un air sauvage.

— La vengeance ne mène à rien.

— Ça n’a pas d’importance. Rien ne m’attend…

C’est faux. Elle a la vie devant elle. Cependant je sais, mieux que personne, qu’il faut du temps pour soigner les blessures. Même en compagnie de ma famille, je me remets à peine des miennes.

— Si c’est ce que tu veux, je te l’offrirai. Dans trois jours, le Sculpteur qui m’avait transformé en Or sera ici. Il soignera ta moelle épinière. Il te rendra tes jambes, si tu le souhaites.

Elle m’observe d’un air sceptique.

— Tu me fais confiance, malgré les trahisons que tu as vécues ? Tu es encore plus stupide que je le pensais.

Je sors la clé magnétique que m’ont remise ses gardiens pour la presser contre ses menottes.

— Tu ne crois peut-être pas à notre rébellion. Mais j’ai vu Tactus changer quand son futur lui a été dérobé. J’ai vu Ragnar se battre pour obtenir ce qu’il voulait. J’ai vu Sevro devenir un homme. Même moi, j’ai changé. Je pense vraiment que nous pouvons choisir notre destin. Rien n’est fixé d’avance. Tu m’as appris la loyauté, plus que Mustang, plus que Roque. C’est pour cela que je crois en toi, Victra. Plus que je n’ai jamais cru en personne. Fais partie de ma famille, dis-je en tendant la main. Je ne t’abandonnerai pas. Ne te mentirai plus. Je serai ton frère aussi longtemps que tu vivras.

Troublée par mon émotion, elle me dévisage. Ses défenses vacillent. Dans une autre vie, j’aurais pu l’aimer. J’aurais pu ressentir pour elle la même passion que pour Eo. Mais pas dans cette vie. Dans celle-ci, je veux être son ami.

Son visage ne s’adoucit pas, ne se couvre pas de larmes. Elle est toujours furieuse, haineuse, trahie, frustrée. Mais pour la première fois, son cœur glacé entrevoit une échappatoire. Elle me saisit solennellement la main. L’espoir m’envahit.

— Bienvenue parmi les Fils d’Arès, lui dis-je.

« La merde s’épaissit. »

Sevro au Barca

— C’est horripilant qu’on ne nous dise rien, ronchonne Victra en m’aidant à changer les poids d’un haltère.

Le gymnase, une pièce austère remplie de machines, de cordes, d’appareils de musculation et de plusieurs mois de notre sueur, résonne du choc des disques en fonte. Je la taquine :

— C’est vrai, pour qui te prend-on ?

— Oh, la ferme ! C’est bien toi qui as fondé les Hurleurs, non ? Tu n’as pas ton mot à dire ?

Elle me pousse du banc, s’allonge sur le matelas et saisit la barre. Je tends la main pour ôter un poids supplémentaire. La retire face à son regard noir.

— Techniquement, non.

Ses muscles puissants se tendent tandis qu’elle soulève l’haltère. Plus de trois cents kilos.

— Dans ce cas, qu’est-ce que je dois faire pour obtenir une fichue cape ? La semaine dernière, j’ai descendu un Legatus en pleine tête. Un Legatus. J’ai observé tes Hurleurs. Tous des nains… à part Ragnar. Ils ont besoin d’une force de frappe… s’ils veulent s’en prendre aux Osseleux… ou aux Prétoriens.

Les dents serrées, elle termine sa série et replace la barre sans mon aide. Elle se redresse ensuite pour me montrer son reflet dans un miroir. Elle a retrouvé sa silhouette puissante, sans artifices, ainsi que sa démarche assurée et hautaine.

— Regarde ça. Je suis un parfait spécimen d’efficacité physique. Sevro est idiot de ne pas m’utiliser.

Je lève les yeux au ciel.

— Ta modestie doit le faire hésiter.

— Vous êtes aussi agaçants l’un que l’autre, dit-elle en me jetant une serviette. Je te jure que s’il m’interroge encore sur ma « déchéance sociale », je lui coupe la tête avec une cuillère. Quoi ? Qu’est-ce qui te fait marrer comme un bossu ?

— Rien, rien, ma bonnedame. On fait des flexions ?

Depuis que Mickey nous a sculptés, le gymnase délabré est devenu notre second foyer. Victra a passé des semaines à réapprendre à marcher. Le docteur Virany nous a fait suivre un régime scrupuleux. Plusieurs Rouges et Verts, qui partagent l’endroit avec nous, nous ont observés tout du long du processus. Après deux mois, le spectacle de deux Sans-Égaux Scarifiés en train de s’entraîner les passionne toujours autant.

Il y a quinze jours, cependant, Ragnar nous a remis à notre place. Sans dire un mot, il a enfilé le maximum possible de poids sur une barre, avant de les soulever aisément. Victra n’a pas pu les décoller du sol. Je les ai montés jusqu’à mes genoux. Une centaine de crétins ont ensuite scandé son nom pendant une heure. J’ai découvert plus tard que Narol organisait des paris sur les exploits de Ragnar. Même mon oncle mise contre moi. Mais c’est une bonne idée, une démonstration que les Ors ne sont pas tout-puissants.

Mickey et Virany nous ont rendu nos corps, mais notre instinct guerrier est plus long à récupérer. Nous progressons à petits pas. Pour notre première sortie, Holiday nous a emmenés en mission de ravitaillement. Avec dix gardes du corps. Sans les Hurleurs.

— Avant de jouer dans la cour des grands, va falloir faire tes preuves, Fauch’, m’a dit Sevro d’un ton paternaliste. Pareil pour la Julii.

Il a essayé de lui tapoter la tête. Elle lui a pincé la main.

Dix ravitaillements plus tard – ainsi que deux sabotages et trois assassinats –, Sevro nous a laissés sortir, ainsi que Holiday, avec les Vipères, l’équipe dirigée par Narol. Mon oncle est devenu une légende parmi les Rouges. Si Ragnar est leur dieu, Narol est leur héros : un vieillard endurci, fumeur, soiffard, étonnamment doué pour la guerre. Ses Vipères, un ramassis hétéroclite de saboteurs et de cambrioleurs, sont pour moitié des Fossoyeurs, pour moitié d’autres Couleurs. Nous avons effectué trois opérations avec eux : la destruction d’une caserne et celles de deux centres de communication. Néanmoins, j’ai l’impression d’œuvrer pour rien. Chacune de nos missions est déformée par les médias. Chacune de nos victoires rameute davantage de légions sur Mars, dans les mines.

Je me sens acculé. Pire, je me sens l’âme d’un terroriste. Comme le jour où, sur Luna, j’ai assisté à un gala, une bombe suspendue à mon cou.

Danseur et Théodora ont insisté auprès de Sevro pour qu’il recherche des alliés ; qu’il essaie, malgré nos désaccords, d’unifier les Fils et les factions rebelles. À contrecœur, il a accepté. Il y a quelques jours, j’ai accompagné les Vipères jusqu’au continent d’Arabia Terra, pour visiter le quartier général de la Légion Rouge, dans la ville d’Ismène. Danseur espérait que je pourrais les rallier, les soustraire à l’influence d’Harmonie. Mais ce n’est pas un camp que nous avons découvert : c’est une tombe. Une ville en ruine, rasée depuis l’espace. Sur la plage, des corps bouffis se faisaient dévorer par les crabes. Dans un silence absolu, des colonnes de fumée s’élevaient vers le ciel.

Ce spectacle me hante encore, contrairement à Victra, concentrée sur son entraînement. Elle a la capacité d’enfermer, au fond de son esprit, le mal et la peur dont elle a été témoin. J’aimerais être comme elle. Je serais moins effrayé. Cette fumée grise me semble le terrible présage des horreurs à venir. Comme si l’univers nous offrait un aperçu de la fin du voyage.

Il est tard quand nous arrêtons nos exercices. Les miroirs sont couverts de condensation. Nous nous douchons dans les vestiaires séparés par des parois en plastique.

— Il y a du progrès, dis-je. Au moins, elle te parle.

— Non. Ta mère me déteste, et ça ne changera pas. Rien à faire.

— Tu pourrais essayer d’être plus polie ?

— Je suis parfaitement polie ! s’offense-t-elle.

Elle coupe l’eau et quitte sa cabine. Les yeux clos, je me rince les cheveux, guettant sa voix. Comme elle ne dit rien, je l’imite. Je comprends que quelque chose cloche en la voyant, nue, par terre, une cagoule sur la tête, les pieds et les mains ligotés. Un mouvement derrière moi : je pivote et distingue une dizaine de silhouettes, vêtues de spectroCapes, qui se découpent dans la vapeur. Puis un corps d’une force inhumaine se colle contre mon dos, m’attrape les bras et m’immobilise. Un souffle effleure ma nuque. La panique me submerge. Le Chacal m’a trouvé – il est là – comment ? Je pousse un hurlement rauque :

— Des Ors ! Des Ors !

Encore humide de la douche, je me tortille comme une anguille, envoie mon coude dans le visage de mon agresseur. Il grogne. Je lui échappe, tombe sur le sol glissant, me cogne le genou ; perçois deux souffles d’air sur ma gauche. Plongeant dans les jambes du premier agresseur, je le fais trébucher. Il s’écrase sur les cabines de douche. J’agrippe le second à la gorge, bloque son coup de poing, l’expédie vers un mur. Un troisième me bouscule et saisit ma jambe pour me renverser. Je profite de son élan, me contorsionne, utilisant un mouvement de kravat, l’entraîne sur le sol, sa tête entre mes cuisses. Une contraction, et je lui briserais la nuque… Déjà d’autres mains me frappent, le libèrent. La vapeur tourbillonne autour des silhouettes invisibles. Je crie, mords, me débats, mais ils sont trop nombreux, trop vicieux. Ils frappent mes articulations, m’aveuglent d’une cagoule, me ligotent les poignets. Je finis impuissant sur le sol, terrifié, hors d’haleine.

— Redressez-le, grogne une voix électronique, déformée par un micro. Sur ses foutus genoux.

« Foutus » ? Je comprends soudain qui ils sont. Je me laisse faire. Ils m’ôtent ma cagoule. Les lumières sont éteintes, et plusieurs bougies décorent le sol du vestiaire, le remplissant d’ombres mouvantes. Victra est sur ma gauche, l’air furieux. Du sang coule de son nez fraîchement cassé. Holiday est sur ma droite. Habillée, mais également attachée, elle sourit d’un air idiot, encadrée de deux silhouettes vêtues de noir.

Dix démons, portant des masques et des fourrures de loup, nous fixent en silence, auréolés de vapeur. Deux d’entre eux, que j’ai malmenés, s’appuient contre un mur. Ragnar est là aussi, couvert de sa peau d’ours. Ce soir, les Hurleurs recrutent, et ils sont diablement terrifiants.

Sevro émerge des ténèbres devant nous.

— Salutations, bande d’affreux petits péteux, entonne-t-il de sa voix normale. On m’a poliment informé que vous étiez trois remarquables sournois, sauvages et retors individus, nantis d’un don certain pour l’anarchie, le meurtre et le chaos. Si j’ai tort, parlez maintenant.

— Sevro ! C’est quoi ton problème, pauvre tache ? Tu nous as fichu une de ces trouilles ! proteste Victra.

— Ne profane pas cet instant, menace Ragnar.

— Toi, tu m’as pété le nez ! s’indigne Victra.

— Techniquement, c’était moi, corrige Sevro. Dormeur m’a aidé, ajoute-t-il en désignant un mince Hurleur aux Symboles Rouges.

— Espèce de sale nabot…

— Fallait pas te trémousser, chérie, observe Caillou.

Impossible de la reconnaître, de savoir qui est qui.

— Et si tu ne te tais pas, on te bâillonne, ajoute Clown d’une voix sinistre. Et on te chatouille. Alors, chut !

Victra secoue la tête, mais n’ajoute rien. Je m’efforce de ne pas rire devant leur ton solennel. Sevro enchaîne, faisant les cent pas devant nous :

— Nous vous avons observés, et maintenant, nous vous voulons. Si vous acceptez de rejoindre notre confrérie, vous devrez prêter serment d’être toujours fidèle à vos frères et à vos sœurs. De ne jamais mentir, ni trahir les porteurs de la cape. Vos fautes, vos cicatrices, vos ennemis seront les nôtres. Nous partagerons vos fardeaux. Vos familles, vos amants passeront en second. Nous serons les premiers dans vos cœurs. Si cette condition, en votre âme et conscience, vous est intolérable, partez maintenant.

Il patiente. Personne ne bouge, pas même Victra. Sevro brandit un carnet aux pages cornées, illustré d’une tête de loup.

— Bien. À présent, comme le stipule notre texte sacré, vous devez vous purger de vos serments passés et prouver votre valeur avant de prononcer vos vœux. Que la Purge commence !

Les Hurleurs renversent la tête en arrière et hululent comme des déments. La suite… la suite est un déluge de bizarreries kaléidoscopiques. Des basses se mettent à résonner sourdement. Sans nous détacher, les Hurleurs nous font boire une mixture, tout en braillant une chanson grivoise que Sevro mène avec aplomb. Ragnar rugit de satisfaction en me voyant finir ma bouteille. La boisson me brûle l’œsophage et l’estomac ; je manque de la vomir. Victra tousse. Holiday l’avale sans frémir, sous les acclamations des Hurleurs. Je vacille tandis qu’ils entourent Victra, l’encourageant à pleins poumons. Elle tousse à nouveau, s’éclaboussant d’alcool.

— Est-ce là tout ce dont tu es capable, fille du Soleil ? beugle Ragnar. Bois ! Qu’on apporte le serpent et les cafards ! ordonne-t-il en jurant après qu’elle a terminé.

Les autres répètent ses paroles comme une prière hystérique tandis que Caillou s’avance avec un seau. Dans la lumière tremblotante, j’y discerne une masse grouillante. De gros et gras cafards, aux pattes poilues, gigotent autour d’une vipère des profondeurs. Je me jette en arrière, saoul et apeuré. Holiday, sans hésiter, tend la main, attrape le serpent, et le frappe contre le sol jusqu’à ce qu’il soit mort. Victra la dévisage, la bouche ouverte.

— Qu’est-ce que…

— Videz le seau ou choisissez la boîte, psalmodie Sevro.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Le seau ou la boîte ! Le seau ou la boîte ! chantent ses fidèles.

Holiday mord dans le serpent, en arrache une bouchée.

— Oui ! crie Ragnar. Elle a l’âme d’une Hurleuse !

Je suis tellement ivre que je peux à peine voir. Frémissant de dégoût, je plonge la main dans le seau. Je jette vivement un cafard dans ma bouche. Il bouge encore. Je m’oblige à mastiquer, les larmes aux yeux. Victra est saisie d’un haut-le-cœur. J’avale, lui prends la main, et la colle dans le seau. Elle se penche violemment en avant. Son vomi m’atterrit sur l’épaule. L’odeur me pousse à l’imiter. Pendant ce temps, indifférente, Holiday continue de mâcher et Ragnar de chanter ses louanges.

Le temps de finir le seau, nous ne sommes plus qu’un amas de choses répugnantes, ivres mortes et malades. Sevro continue de parler devant nous, se balançant de gauche à droite. Ou peut-être est-ce moi. Quelqu’un me secoue l’épaule. Me suis-je endormi ?

— Ceci est notre texte sacré, prononce mon nabot d’ami. Vous étudierez le texte sacré. Vous apprendrez par cœur le texte sacré. Mais, aujourd’hui, vous ne retiendrez que la Règle Première.

— « Ne t’incline pas », déclame Ragnar.

— « Ne t’incline pas », répètent les autres en chœur.

Clown s’approche avec trois peaux de loup. Tout comme celles de l’Institut, elles s’adaptent à leur environnement, prennent la teinte sombre du vestiaire. Il tend la première à Victra, qui essaie de se relever, retombe. Caillou s’avance pour l’aider. Victra l’ignore, persiste jusqu’à s’appuyer sur un pied. Sevro s’accroupit devant elle et lui tend la main. Elle l’épie à travers ses cheveux collants, avant de laisser échapper un rire bref. Elle accepte sa main et, avec son aide, fait quelques pas en titubant. Sevro saisit la cape et la drape autour de son corps nu. Ils échangent un regard, puis elle s’écarte pour que Holiday, soutenue par Caillou, puisse réclamer sa récompense. Finalement, Ragnar m’enveloppe de la mienne.

— Bienvenue, mes frères et sœurs, parmi les Hurleurs !

Ils laissent échapper un nouveau hurlement, joyeux et puissant. Je me joins à eux, imité par Holiday et, à ma surprise, par Victra. Nous hurlons sans réserve, sans retenue. Puis, soudainement, les lumières se rallument. Les cris s’éteignent, confus. Danseur apparaît, suivi par mon oncle.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? s’exclame Narol.

Plantés au milieu des bouteilles, des restes des cafards et d’un bout de serpent, les Hurleurs sautillent d’un pied sur l’autre, embarrassés par l’absurdité de cette situation. Sauf Sevro.

— Nous accomplissions un rituel occulte secret, déclare-t-il dignement. Vous nous avez interrompus, manants.

— D’accord… dit Narol d’un air gêné. Navré, monsieur.

— Un de nos Roses a volé la tablette d’un Osseleux, les interrompt Danseur, peu impressionné. Nous savons qui c’est.

— Sérieux ? J’avais raison ? s’écrie Sevro, en oubliant son rôle.

— Qui est quoi ? dis-je d’une voix, pâteuse, étrangère. De quoi parlez-vous ?

— Du partenaire secret du Chacal, répond Danseur. Vif-Argent. Tu avais vu juste, Sevro. Nos agents affirment qu’il se trouve dans son QG, sur Phobos. Il n’y restera pas longtemps : dans deux jours, il repart sur Luna. Là-bas, il sera hors d’atteinte.

— Alors, on lance l’opération Marché Noir.

— On la lance, confirme Danseur à regret.

Sevro, victorieux, dresse le poing.

— Foutre oui ! Vous avez entendu, Hurleurs ? Allez vous laver. Cuvez votre vin. Mangez un morceau. On a un Argent à capturer, et une économie à ruiner. Ce sera un jour dont on se souviendra, ajoute-t-il en m’adressant un sourire excité. Un jour historique !

« Phobos » signifie « peur ». Dans la légende, Phobos était le fils d’Aphrodite et d’Arès, de l’Amour et de la Guerre. La plus grosse des lunes de Mars porte bien son nom.

Formée il y a plusieurs millions d’années par la collision d’une météorite avec Mars, elle a longtemps été ignorée par les hommes. À présent, sa masse oblongue ressemble à un cadavre grouillant de parasites. Des essaims de cargos font l’aller-retour entre sa surface et les deux gigantesques ports qui l’encerclent, emportant les métaux précieux récoltés dans sa chair. De là, les minerais seront transportés jusqu’à Mars, puis dans le reste du Système, par les routes Julii-Agos, pour répondre aux besoins des Ors avides.

Phobos est désormais un rocher poreux, creusé de tunnels, consolidé d’acier, d’environ dix kilomètres de diamètre. Les deux ports circulaires tournent de façon perpendiculaire l’un par rapport à l’autre. Ornés de signes blancs et de fanaux rouges pour guider les vaisseaux, ils grouillent de tramways magnétiques et de navettes de transport. Sous eux s’élève la Ruche, un dédale de tours construit avec une visée utilitaire plutôt qu’esthétique. Ses flèches, vieilles de six siècles, font ressembler la lune à un porc-épic cauchemardesque. Les sommets, où logent les habitants aisés, sont surnommés les Épingles. La base et l’intérieur du satellite portent le nom de Creux. La disparité de richesses entre les deux est ridicule.

— Ça semblait plus petit depuis mon Foudre-de-Guerre, note Victra. Ah, c’est vraiment une plaie d’être dépouillé de ses biens !

Je la comprends. Notre dernière rencontre avec Phobos remonte à ma Pluie de Fer. À l’époque, j’avais une armada sous mes ordres, Mustang et le Chacal à mes côtés, et des milliers de Sans-Égaux prêts à m’obéir : une puissance de feu suffisante pour faire trembler la planète. Aujourd’hui, je me planque dans la soute d’un cargo bringuebalant, si vieux qu’il n’a même pas de pesanteur artificielle. Seule Victra m’accompagne, ainsi qu’une équipe de Hurleurs, et trois Fils d’Arès spécialisés dans le transport des minerais. Ce n’est pas moi qui donne les ordres.

On m’a implanté une capsule de poison dans une molaire. En cas de capture, m’a expliqué Sevro. Je suis d’accord avec lui, mais la sensation est étrange.

Après mon évasion, le Chacal a instauré un blocus autour de Mars. Il soupçonnait les Fils de vouloir à tout prix m’éloigner. Par chance, Sevro n’est pas stupide ; autrement, je serais déjà de retour dans ma boîte. Cependant, tout compte fait, même le Haut-Gouverneur ne peut pas suspendre le commerce indéfiniment. La circulation a repris. Néanmoins, les conséquences économiques ont été sévères. Des milliards ont été perdus. C’est de là que Sevro a tiré son idée. Pensif, je demande :

— Quel pourcentage de tout ça possède Vif-Argent ?

Victra me rejoint, flottant dans les airs, ses cheveux telle une auréole blanche autour de sa tête. Comme moi, elle les a décolorés et porte des lentilles noires. Les Obsidiens sont plus communs que les Ors dans le Creux, et nous aurions eu du mal à nous faire passer pour une autre Couleur.

— Difficile à dire. La propriété argyrique obéit à des lois complexes. De plus, ce type a tellement de sociétés-écrans que même la Souveraine ne connaît pas la taille de son empire.

— Ou de son influence ? On raconte qu’il possède pratiquement des Ors…

— C’est vrai, répond-elle en haussant les épaules, ce qui la fait basculer. Ce n’est pas le genre de type à mettre tous ses œufs dans le même panier. Selon ma mère, il fait partie de ces gens si riches qu’ils en deviennent intouchables.

— Il est plus riche qu’elle ne l’était ? Que toi ?

— Que je l’étais aussi, corrige-t-elle.

Mes yeux fouillent les tours à la recherche de la plus grande d’entre toutes, une double-spirale de trois kilomètres de haut, peinte de l’emblème de son propriétaire, un talon ailé en argent. Combien d’Ors l’ont étudiée avec jalousie ? Combien doit-il tenir en son pouvoir pour demeurer en vie ? Peut-être que le Chacal, l’allié secret à qui il a offert les médias de Mars, lui suffit. Longtemps, j’ai cru que l’associé d’Adrius était Victra, ou sa mère, et qu’il avait réglé cette faiblesse lors du massacre dans les jardins. Il semblerait que son mystérieux bienfaiteur soit toujours vivant et prospère. Pour le moment.

J’appuie mon nez contre le hublot, captivé.

— Trente millions d’habitants. Incroyable…

— Tu n’es pas d’accord avec le plan, je me trompe ?

Je gratte machinalement un vieux chewing-gum collé contre un joint. Le kidnapping de Vif-Argent nous permettra d’apprendre beaucoup de secrets, ainsi que d’acquérir ses réserves militaires. Cependant, l’aspect économique, qui obnubile Sevro, m’inquiète.

— Sevro a permis aux Fils de survivre. Je le suivrai.

— Mmh. Je me demande depuis quand tu mélanges le culot et l’idéal, me dit-elle mystérieusement.

— Hé, les têtes de nœud ! beugle Sevro dans nos oreillettes. Si vous avez fini de vous rincer les mirettes, ou de vous lustrer la queue ou je ne sais quoi, il est temps d’y aller !

Une demi-heure plus tard, je me tasse avec Victra et les Hurleurs dans un container d’hélium 3. Autour de nous, le vaisseau vibre en s’amarrant aux fixations magnétiques d’un des quais. De l’autre côté de la coque, des Oranges doivent patienter, vêtus de carapaces articulées, pour charger les marchandises sur des trams qui les emmèneront vers des cosmoCargos à destination de Jupiter. Là-bas, ils permettront l’entretien de la flotte de Roque, en guerre contre Mustang et les Seigneurs des Lunes.

Néanmoins, avant que les containers soient chargés, ils doivent être inspectés par des Gris et des Cuivres. Nos Bleus sont censés les soudoyer pour qu’ils en comptent quarante-neuf au lieu de cinquante. Notre contact « égarera » ensuite le container dans le Creux. Une pratique courante de contrebande… Il nous déposera dans un niveau secondaire, où les Fils d’Arès de Phobos nous récupéreront pour nous emmener dans leur refuge. Du moins, c’est le plan.

La pesanteur réapparaît. Le container atterrit lourdement sur le sol. Nous sommes sur le quai. Tandis que nous reprenons notre équilibre, appuyés sur des caisses d’hélium 3, des voix retentissent à l’extérieur. La navette bipe en se détachant. Elle s’éloigne ensuite vers l’espace. Puis le silence s’abat. Je n’aime pas cela. Je serre la poignée de mon rasoir, caché dans ma veste, et fais un pas vers la porte. Victra me suit. Sevro m’attrape l’épaule.

— On attend le contact.

— On ne sait même pas qui c’est !

— Danseur s’en porte garant. On attend.

Il claque des doigts, m’indiquant de retourner à ma place. Les autres nous observent. Je me tais et hoche la tête.

Dix minutes plus tard, un bruit de pas se fait entendre. Le verrou grince. Les portes s’ouvrent, laissant apparaître un Rouge qui mâchonne un cure-dent. Plus petit que Sevro, propre et soigné, il porte un bouc et hausse un sourcil en apercevant Ragnar. Le second rejoint le premier quand Sevro pointe son calcineur vers lui. Cependant, plutôt couillu, il ne recule pas.

— Qu’est-ce qui ne meurt jamais ? grogne Sevro avec son meilleur accent Obsidien.

— La mycose génitale d’Arès, répond le Rouge en souriant. Ça vous dérangerait qu’on bouge ? C’est le quai du Syndicat, normalement. Sauf qu’ils ne savent pas que je l’ai emprunté. Alors, à moins que vous vouliez vous fritter avec eux… Allez ! Maintenant !

Notre contact s’appelle Rollo. Longiligne, cynique, il a les yeux vifs et sait parler aux femmes – bien qu’il soit marié, comme il nous le répète chaque minute, à la plus belle femme de Mars. Il ne l’a pas vue depuis huit ans. Il travaille comme soudeur dans le Creux. Il n’est pas esclave, comme les Rouges des mines, mais salarié. Quatorze heures par jour, six jours par semaine, il travaille pour une paie de misère, suspendu entre les tours mégalithiques. Le tout en espérant ne pas se blesser, ce qui signifierait le chômage, pas de retour sur Mars, et une lente mort de faim.

— Moi, je trouve qu’il se la pète, marmonne Sevro à Victra tandis que nous lui emboîtons le pas.

— J’aime bien son bouc, murmure-t-elle.

— Bienvenue dans la Ruche ! lance Rollo. Enfin, pour ceux qui vivent en haut. Ils ont tout, ici : des écoles, des maisons, et des camps d’entraînement pour leurs pilotes. Pour nous, ça ressemble plutôt à un hachoir : les hommes entrent d’un côté, la viande morte ressort de l’autre.

Il nous emmène vers un tram couvert de graffitis qui empeste l’huile, la rouille et la pisse. Les niveaux environnants, décrépits, sont abandonnés. Des vagabonds sont assis dans les couloirs, formant des tas de loques que Rollo contourne sans hésiter. Sa main ne quitte pas la crosse de son calcineur. Les seuls signes de vie sont les nuages de buée qui s’échappent des plis de leurs haillons.

Je frissonne et réajuste mon sac sur mes épaules. L’isolation thermique, dans cet endroit, est pitoyable. Caillou, qui observe tristement le spectacle, expire un long nuage de vapeur. Victra, moins sensible, repousse les vagabonds du passage pour faire passer nos chariots de matériel. Un homme grogne en relevant la tête, encore, puis encore, le long des deux mètres vingt d’une tueuse de sale humeur. Il rampe précipitamment sur le côté. Ni Ragnar ni Rollo ne semblent être dérangés par le froid.

Les Fils d’Arès nous attendent sur le quai du tram. La plupart sont des Rouges, mais quelques Oranges, Verts et Bleus se mêlent à eux. Ils arborent une collection disparate de calcineurs. Leurs regards sont tendus et nerveux tandis qu’ils nous inspectent, se demandant qui nous sommes. Je remercie plus que jamais mon déguisement d’Obsidien. Sevro désigne les armes :

— Des ennuis en perspective ?

— Depuis deux mois, les Gris font des descentes, explique Rollo. Pas les Fers-Blancs habituels, mais des vrais durs. Des légionnaires des Cinquième, Dixième et Treizième. Les dernières semaines ont été difficiles, ajoute-t-il à voix basse. Ils ont détruit notre QG dans le Creux et monté le Syndicat contre nous. On a dû se planquer, rester inactifs pendant un moment. Le gros des troupes a continué d’aider les rebelles de Phobos, bien sûr, mais notre unité spéciale n’a pas bougé. On ne voulait pas prendre de risques, vous voyez ? Arès a dit qu’il avait du travail pour nous…

— Arès est sage, confirme Sevro.

— Arès aime frimer, marmonne Victra.

Ragnar hésite à monter dans le tram, déchiffrant un poster antiterroriste qui proclame : « Je vois, j’alerte. » Sous le slogan, un Rouge aux yeux démoniaques, vêtu d’une combinaison de mineur, rôde près d’une porte marquée « Entrée interdite ». Le reste est masqué par des graffitis. Puis je comprends que ce n’est pas le poster que Ragnar observe, mais l’homme affalé au-dessous. Sa jambe se termine par une vieille prothèse métallique. Un pansement incrusté de sang séché recouvre son visage. J’entends un pof, le bruit d’un gaz qui se dépressurise, puis il relève la tête et nous sourit de toutes ses dents noires. Une cartouche de gaz tombe de sa main. C’est de la poussière de goudron, une drogue courante dans le coin.

— Pourquoi n’aidez-vous pas ces gens ?

— Les aider comment ? réplique Rollo. Mon frère, nous avons à peine de quoi survivre. À quoi bon partager avec eux ?

— Mais c’est un Rouge. Il fait partie de ton peuple.

Le visage de Rollo s’assombrit. Victra intervient.

— Laisse tomber les nobles sentiments, Ragnar. La plupart te trancherait la gorge pour une dose de cette cochonnerie syndicale. Ce ne sont que des coquilles vides.

— Des quoi ? dis-je durement.

Mon ton la déstabilise, mais elle poursuit :

— Des coquilles vides, chéri. Ils ont perdu leur dignité. Ils ne sont plus humains. Et c’était leur choix, pas celui des Ors, même si tu aimerais croire le contraire. Alors pourquoi avoir pitié d’eux ?

— Parce qu’ils ne sont pas toi. Ils ne sont pas nés avec les mêmes chances que d’autres.

Elle se tait. Rollo toussote, de plus en plus sceptique quant à nos déguisements.

— La dame a quand même raison. La plupart sont des travailleurs immigrés, comme moi. Sans compter ma femme, j’ai trois bouches à nourrir à La Nouvelle-Thèbes, pour encore quatre ans. Ces rebuts ont simplement baissé les bras.

— Quatre ans ? s’étonne Victra. Tu disais que ça faisait huit ans que tu étais là.

— Faut bien payer le voyage de retour. Le contrat ne couvre pas les trajets, explique-t-il alors qu’elle le regarde sans comprendre. J’aurais dû mieux lire les notes en bas de page… Bien sûr, c’était mon choix de venir, et le leur aussi. Mais une fois ici, le seul choix qui nous reste, c’est de mourir de faim. Ces déchets ont été malchanceux : ils ont perdu un bras, une jambe… La compagnie ne garantit pas les prothèses, du moins celles qui fonctionnent bien.

— Et les Sculpteurs ?

Ma question le fait ricaner.

— Qui dans ce trou pourrait se payer un Sculpteur ?

Je ne pensais même pas au coût. À quel point me suis-je éloigné de tous ces gens que je prétends défendre ? Il est un Rouge, un de mes semblables, et je ne sais même pas ce qu’il a l’habitude de manger.

— Pour qui travailles-tu ? interroge Victra.

— Ben, les Industries Julii, comme tout le monde.

Une jungle de métal défile derrière les vitres de duroverre du tram qui progresse. Victra, assise à mes côtés, est perturbée. Je suis moi-même perdu dans mes pensées, loin de mes amis. J’ai déjà visité la Ruche, en compagnie du Haut-Gouverneur Augustus et de Mustang, lors d’une rencontre avec des spécialistes économiques sociétaux pour discuter de la modernisation de la lune. Après la réunion, j’avais visité le fameux aquarium de Phobos avec Mustang ; en fait, je l’avais loué à un prix faramineux, pour y dîner avec elle devant le bassin des orques. Elle a toujours préféré les créatures naturelles aux monstres des Sculpteurs.

Trois ans plus tard, j’ai échangé mes vins millésimés et mes Roses pour un monde de rouille, d’os et de rebelles. Un monde réel, loin du rêve mensonger dans lequel vivent les Ors. Aujourd’hui, plus de poissons gracieux : à la place, le hurlement d’une civilisation martyrisée depuis des siècles.

Le tram nous mène à la frontière du Creux, à l’intérieur de la lune, où un enchevêtrement de taudis, semblables à des cages, flotte dans la pesanteur nulle. Plus haut, nous risquions de tomber sur les forces Grises de la Société ; plus bas, c’est le Syndicat qui règne en maître. Nous plongeons dans le dédale des niveaux intermédiaires, dédiés à la maintenance, où des Oranges et des Rouges maintiennent Phobos en état de marche. Le tram grille ses arrêts habituels. Des gens nous regardent passer sans comprendre. Ils ont les yeux creux et le visage gris, couleur de cendres, comme leurs vêtements et leurs vies.

Puis, plus loin, des teintes vives explosent autour de nous. Des peintures, des graffitis, des années de rage réprimée envahissent les murs craquelés autrefois incolores. Je vois des injures, en quinze langues différentes ; des Ors étripés de toutes les façons possibles ; ma sangLame décapitant Octavia au Lune ; Eo, pendue, les cheveux en flammes, surmontant le slogan : « Brisez vos chaînes. » Elle est telle une fleur au milieu d’une mer de haine. Ma gorge se noue.

Une demi-heure après son départ, le tram s’arrête devant un bâtiment industriel désert. Normalement, des milliers d’ouvriers devraient y converger, pour y débuter leur journée. Mais l’endroit est abandonné. Des débris jonchent le sol. Des holoPostes crépitent, affichant des émissions sociétales. Une tasse de café, encore fumante, traîne sur la table d’une buvette. Les Fils ont évacué l’endroit il y a quelques instants, prouvant ainsi leur influence.

Quand nous repartirons, la vie reprendra son cours. Cependant, quelques heures plus tard, quand les bombes auront sauté, que se passera-t-il ? Quand nous aurons détruit leurs usines, ces hommes et ces femmes ne seront-ils pas sans emploi, sans moyens, comme les créatures rencontrées tout à l’heure ? Je voudrais faire part de mes doutes à Sevro, mais il est obnubilé par la mission. Aussi fanatique que je l’étais autrefois. De plus, le remettre en question aurait un goût de trahison. Il a toujours eu pour moi une confiance aveugle. Suis-je un ami indigne, de ne pas lui rendre la pareille ?

Nous prenons plusieurs ascenseurs pour arriver dans un hangar rempli de transporteurs à ordures. Victra dépoussière le blason que porte l’un d’eux : le soleil des Julii. La trentaine d’Oranges et de Rouges présents font semblant de ne pas nous voir tandis que nous gagnons un garage plus petit. À l’intérieur, une petite armée nous attend : plus de six cents Fils d’Arès.

Contrairement à nous, ce ne sont pas des soldats, surtout des Rouges et des Oranges, jeunes pour la plupart, qui ont été contraints d’émigrer sur Phobos pour gagner de quoi nourrir leurs familles. Leurs armes sont faites de bric et de broc. Certains interrompent leurs conversations pour étudier l’étrange groupe d’Obsidiens, leurs sacs et leurs mystérieux chariots qui s’avancent. La tristesse m’envahit. Quoi qu’il se passe aujourd’hui, leur vie changera à jamais. Si c’était mon rôle de leur parler, je les mettrais en garde contre le choix qu’ils ont fait, contre le mal qui les attend. Contre le mirage des victoires glorieuses. Contre la sensation irréelle d’avoir tué un homme, ou perdu un ami.

Néanmoins, je ne dis rien. Ma place est aux côtés de Ragnar et Victra. C’est Sevro qui crache son chewing-gum et qui s’avance, en me jetant un clin d’œil, pour se dresser devant eux. Devant son armée. Il est petit pour un Obsidien, mais ses cicatrices et ses tatouages de loup, noirs sur sa peau pâle, restent effrayants. Il se penche en avant, les yeux étincelants, et leur parle d’une voix rauque et prédatrice.

— Salutations, babouins graisseux. Vous vous demandez peut-être ce que font des durs à cuire d’Arès dans votre trou terreux. Nous ne sommes pas là pour échanger des flatteries, continue-t-il tandis que les hommes se regardent nerveusement. Ni pour vous motiver, ou vous faire des discours interminables comme le Faucheur.

Il claque des doigts. Caillou et Clown poussent les chariots jusqu’à lui et déverrouillent les couvercles. Les gonds s’ouvrent en grinçant, révélant plusieurs kilos d’explosifs.

— Nous sommes là pour faire sauter des trucs. Des questions ? demande-t-il d’un air à la fois dément et réjoui.

Nous flottons dans la soute d’un des transporteurs d’ordures. Mes lunettes infrarouges me permettent de distinguer les déchets qui nous entourent : peaux de banane, emballages de jouet, marc de café… Dans mon oreillette, Victra pousse un cri dégoûté, agressée par un bout de papier toilette. Elle porte un masque de démon, comme le mien, avec des yeux noirs et une bouche hurlante. C’est Fitchner qui a volé ces masques sur Luna, il y a plus d’un an. Grâce à eux, nous pouvons voir sur de nombreuses longueurs d’onde, amplifier les sons, nous géolocaliser et communiquer uniquement entre nous. Nous sommes tous vêtus de noir, pas du noir des armures, mais de celui de dermoCuirasses, qui peuvent au moins arrêter un coup de couteau. Nous ne portons pas de bottes antigrav, ni rien qui puisse nous ralentir ou faire du bruit. Nos bouteilles contiennent des réserves d’oxygène pour quarante minutes.

Je resserre le harnais de Ragnar tout en examinant ma tablette, sur laquelle défile un compte à rebours. À moins dix secondes, Sevro déclare :

— C’est parti. Serrez les fesses et allumez vos capes.

J’active ma spectroCape. Le monde se distord autour de moi, comme à travers la surface d’une mare. Le générateur, qui me chauffe les reins, brûlera vite. J’attrape les mains de Sevro et de Victra ; les autres en font autant. Je ne me souviens pas d’avoir eu aussi peur avant ma Pluie de Fer. Étais-je plus brave, alors ? Peut-être plus naïf.

— Accrochez-vous, ça va décoiffer, annonce Sevro. Saut dans trois, deux… (Mes doigts se crispent sur les siens.) Un !

La porte du véhicule se rétracte en silence, nous inondant de la lumière ambrée d’un panneau publicitaire. Un brusque appel d’air – et nous sommes éjectés hors du transporteur, parmi les ordures, comme des fétus de paille. Les tours et les lumières des Aiguilles virevoltent devant mes yeux. Pirouettant dans les airs, nous filons vers notre objectif.

Dans ma radio, un contrôleur Bleu ronchonne devant le nuage de déchets. Un Cuivre menace de licencier les conducteurs incompétents. Mais ce sont les messages des Gris qui me font sourire : un Syndiqué signalé dans la Ruche, un meurtre au musée de la Place du Parc, un braquage aux Banques Associées… Pas d’intrus nageant dans les ordures. Ils ne nous ont pas repérés.

Nous freinons progressivement notre rotation étourdissante avec les propulseurs de nos casques. Le vide est complètement silencieux. La cible se rapproche. Nous – ainsi que les détritus – sommes sur le point de percuter un des gratte-ciel. Victra jure. Mes doigts tremblent. Ne pas rebondir. Ne pas rebondir…

— Maintenant ! ordonne Sevro.

Je lâche leurs mains et m’écrase contre l’acier. Autour de nous, les déchets s’éparpillent en tous sens. Sevro et Victra s’arriment à la paroi grâce aux aimants contenus dans leurs gants. Un débris percute ma cuisse, m’envoyant tournoyer dans le vide. Agitant les bras, pestant, je commence à m’éloigner.

— Sevro !

— Victra. Attrape-le.

Une main saisit ma cheville, m’immobilise. Toujours invisible, avec précaution, Victra me ramène vers la paroi afin que je puisse m’y fixer. Des taches dansent devant mes yeux. La cité est partout – devant, derrière, dessus, dessous. Étourdissante de silence, de couleurs, de monstrueuses silhouettes métalliques. Plus extraterrestre qu’humaine.

— Doucement, crépite la voix de Victra dans mon casque. Darrow. Respire avec moi. Inspire… Expire. Inspire…

Je force mes poumons à se synchroniser avec sa voix. Les taches s’estompent. Je rouvre les yeux, à deux centimètres du mur.

— Ça va ou tu t’es fait dessus ? demande Sevro.

— Ça va. Je suis juste… rouillé.

— Eurgh. Pas de jeu de mots, pitié ! Allez, on a trois cents mètres à grimper. C’est parti, les Nymphettes.

Ragnar et le reste des Hurleurs, en dessous de nous, s’exécutent. Caillou me fait coucou.

Les lumières se reflètent dans les vitres de la double-hélice du QG de Vif-Argent. Deux cents étages de bureaux ! Je zoome sur l’intérieur avec mon casque pour observer les traders assis à leurs tables, les assistants qui courent dans tous les sens, les analystes qui s’agitent devant des écrans holographiques. Ce sont uniquement des Argents. Ils me font penser à des abeilles dans leurs ruches.

— Ça me fait regretter les garçons, commente Victra.

Il me faut un instant pour comprendre qu’elle ne parle pas des Argents, mais de la dernière fois que nous avons, elle et moi, utilisé cette méthode. C’était avec Tactus et Roque, à l’Académie, pour infiltrer le vaisseau-amiral de Karnus. Nous avions creusé dans sa coque avec l’ambition de le kidnapper. Néanmoins, il s’attendait à notre visite. J’en avais réchappé de justesse, avec tous mes amis et seulement une fracture du bras.

Il nous faut cinq minutes pour atteindre le sommet de la tour, en forme de croissant. Nous ne grimpons pas vraiment : nos aimants sont équipés de courants fluctuants qui nous permettent de « rouler » vers le haut. Le plus difficile dans cette ascension, ou cette glissade – appelons ça comme on veut –, est l’absence de pesanteur, particulièrement sur l’extrémité finale du croissant. Pour progresser, nous devons nous agripper à une poutre qui longe la paroi en verre, un peu comme la nervure centrale d’une feuille. De l’autre côté de la vitre se trouve le fameux musée privé de Vif-Argent. Au-dessus de nos têtes, au-delà de l’ultime pointe de la tour, flotte Mars.

Ma planète, titanesque, semble dévorer l’espace. Ses cités étincellent dans la nuit martienne. J’imagine ses millions d’âmes ; ses mers et ses montagnes artificielles ; sa surface cultivable supérieure à celle de la Terre. Depuis Phobos, difficile de croire que sa paix n’est qu’illusoire, que la révolte gronde dans ses rues, dans ses entrailles. Je me demande ce qu’un poète penserait de l’instant ; ce que Roque chuchoterait face au vide. Quelque chose sur le calme avant la tempête, ou sur le pouls d’une civilisation. Un éclair m’arrache brutalement à mes pensées, un flash incandescent, sur la surface obscure de la planète, qui se transforme en un immense champignon jaune. J’appelle les autres :

— Vous avez vu ça ?

Je cligne des yeux, ébloui par l’explosion. Un torrent de jurons déferle dans ma radio tandis que mes compagnons lèvent les yeux.

— Merde, murmure Sevro. La Nouvelle-Thèbes ?

— Non, le détrompe Caillou. C’est plus au nord. La péninsule Aventine. Sans doute Cyprion. D’après nos renseignements, la Légion Rouge s’y dirigeait.

Un autre éclair. Les bras ballants, plantés au bord du précipice, nous observons une deuxième bombe nucléaire exploser à un pouce de distance de la première.

— Bon sang, c’est eux ou c’est nous ? Sevro !

— Je ne sais pas, répond-il d’un ton irrité.

— Tu ne sais pas ? répète Victra.

Comment est-ce possible ? J’ai envie de crier. Puis je me souviens de ces paroles de Danseur, il y a plusieurs semaines : « Sevro ne dirige pas cette guerre, m’a-t-il confié après un échec des Hurleurs. Il se contente de jeter de l’huile sur le feu. »

Je n’avais pas compris à quel point le chaos avait progressé. Ai-je tort de lui faire confiance ? J’examine son masque indéchiffrable. Sa tenue, comme les nôtres, absorbe la lumière environnante, ne reflète rien. Tel un puits d’ombre, il reprend son ascension. Il est déjà passé à autre chose.

— Les médias réagissent, annonce Caillou. Rapidement. La Légion Rouge aurait lâché des bombes sur les armées Ors près de Cyprion. Du moins, c’est ce qu’ils prétendent.

— Un gros tas de bobards, oui, réplique Clown.

— Où la Légion se serait-elle procuré des armes nucléaires ? renchérit Victra.

Pour ma part, je pense qu’il s’agit du contraire, même si Harmonie en serait capable. Sevro nous rappelle à l’ordre :

— On s’en fout. Concentrez-vous. On a une mission à accomplir. Bougez vos fesses !

Encore hébétés, nous obéissons. Les gestes que nous avons répétés cent fois me reviennent quand nous atteignons notre point d’entrée. Je récupère une fiole d’acide dans le sac de Victra. Sevro active une nanocaméra, grosse comme un ongle, qui se met à scanner l’autre côté de la vitre. Aucun signe de vie – rien de surprenant à 3 heures du matin. Il empoigne un générateur à pulsions tandis que Caillou pianote sur sa tablette.

— Alors ? demande-t-il impatiemment.

— Les codes ont fonctionné. Je suis dans le système, dit-elle. Je dois seulement trouver… C’est bon. Lasers… désactivés. Caméras thermiques… éteintes. Détecteurs de vibrations… neutralisés. Félicitations, tout le monde. Nous sommes officiellement des fantômes. Tant que personne ne tire l’alarme.

Sevro active son générateur : une bulle iridescente se forme autour de nous, nous isolant du vide, afin que l’appel d’air ne nous trahisse pas lors de notre entrée dans le musée. Je colle une ventouse sur la vitre, puis j’y applique la mousse acide selon un carré de deux mètres de côté. Le verre se met à mousser. Le bout de vitre se détache. Victra le rattrape, tandis que l’air respirable s’engouffre dans notre bulle.

— Rag en premier, déclare Sevro.

Ragnar fixe un treuil électromagnétique sur le rebord de la vitre, avant d’attacher son harnais au câble. Le sol du musée se trouve cent mètres plus bas. Il dégaine son rasoir, réactive sa cape, et plonge. J’essaie de suivre des yeux, le long de sa chute, l’anomalie floue de sa silhouette. Il ressemble à un mirage, un démon du désert. Il arrive en bas.

— R.A.S.

Sevro l’imite. Victra me pousse dans l’ouverture.

— Merde, me souhaite-t-elle.

Une fois à l’intérieur, la pesanteur artificielle de la tour reprend ses droits. J’accélère le long du filin. Mon estomac se crispe quand je retrouve mon poids. Je me tords presque la cheville en atterrissant. Les Hurleurs se posent un par un derrière moi. Nos calcineurs à la main, nous nous accroupissons, dos à dos.

Le sol du musée est en marbre gris. Sa longueur est impossible à évaluer : il s’incurve vers le haut, en suivant la forme du bâtiment en croissant, d’une façon presque contre nature qui me donne le vertige. Des centaines de reliques nous entourent, pour la plupart des vestiges de la Première Colonisation spatiale. Le logo de la Compagnie Lunienne à présent disparue orne une sonde exposée devant moi. Il ressemble singulièrement au blason d’Octavia au Lune.

— C’est donc ça, se sentir « gros », grogne Sevro en faisant quelques bonds sur place. Écœurant.

— Vif-Argent est né sur Terre, lui rappelle Victra. Il fait exprès d’augmenter la pesanteur quand il négocie avec des Martiens.

C’est trois fois ce dont nous avons l’habitude, huit fois ce que supportent les habitants d’Io et d’Europe. Néanmoins, au cours de ma thérapie, Mickey m’a entraîné deux fois au-dessous de la pesanteur terrestre. C’est une sensation très désagréable, de peser trois cent cinquante kilos, mais j’ai vite récupéré mes muscles.

Nous ôtons nos bouteilles d’oxygène, que nous empilons dans une antique navette spatiale décorée du drapeau américain, période Pré-Empire. Ne portant ainsi que nos dermoCuirasses, nos démonoCasques, nos sacs à dos et nos armes, nous étudions une carte basique des lieux.

— Tu as localisé Vif-Argent ? demande Sevro à Caillou.

— Je n’y arrive pas. C’est bizarre. Les caméras sont éteintes dans les deux étages supérieurs de la tour. Pareil avec les senseurs.

Sevro hausse les épaules.

— Il est peut-être en train de partouzer. Dans tous les cas, il doit être dans le coin. On va le débusquer.

Moins convaincu, je lui parle sur notre ligne privée :

— Sevro, on ne peut pas se balader comme ça. Si quelqu’un nous aperçoit et que nous ne réussissons pas à le prendre en otage…

— On ne se baladera pas. (Il coupe sèchement la communication et retourne sur la fréquence générale.) C’est parti, les filles. Capes, rasoirs et calcineurs avec silencieux. Ne sortez les Poings à impulsion que si les choses dégénèrent. Allons-y, Hurleurs !

Nous lui emboîtons le pas dans un dédale de couloirs silencieux dignes d’un rêve étrange. Le carrelage est de marbre blanc, les murs de verre. Des aquariums de dix mètres de haut, formés de champs de force, abritent des récifs de corail où des sirènes reptiliennes, à la peau grise et au crâne en forme de couronne, évoluent dans un monde orange et bleu. Leurs petits yeux vicieux nous suivent quand nous passons devant elles.

Le verre des murs s’adapte à notre humeur, palpitant de couleurs subtiles : des rouges violents, des vagues de bleu cobalt. Des alcôves ponctuent le labyrinthe, abritant des holopeintures contemporaines et des œuvres ostentatistes de la fin du XXIe siècle. Aucune sculpture, aucune œuvre romaine néoclassique comme les aiment tant les Ors. Vérifiant les réserves de nos capes, nous plongeons dans une galerie gardée par un chien fait de ballons de baudruche en métal violet. Victra soupire.

— Ce type a vraiment des goûts d’arriviste mondain.

— Quelle est cette chose ? demande Ragnar, sceptique, devant le chien.

— De l’art. En théorie.

Son ton condescendant m’interpelle, ainsi que l’ensemble du musée. Tout sonne faux ici. Les œuvres, les murs, les sirènes… C’est exactement ce que des Sans-Égaux attendraient d’un nouveau riche Argent. Pour avoir amassé une telle fortune, Vif-Argent doit être un virtuose de la psychologie Or. Toute cette extravagance ne serait-elle que de la poudre aux yeux ? Un mauvais goût si naturel qu’il n’est pas remis en question ? L’homme est intelligent. Cet amas d’art n’est pas pour lui, mais pour ses invités.

Cette conclusion me laisse une désagréable sensation de mal-être. Nos rasoirs à la main, nous traversons un atrium pavé de pierre brute et planté de jasmin, puis franchissons une porte à double battant menant à la chambre principale. Je n’aime pas cet endroit. Ce n’est pas une maison : c’est une scène de théâtre. Froide, calculée dans le moindre détail. Tandis que nous éteignons nos capes pour gagner en visibilité, je recontacte Sevro.

— Où sont les serviteurs et les gardes ?

— Peut-être qu’il aime sa tranquillité.

— Je pense que c’est un piège.

— C’est ta tête ou tes tripes qui parlent ?

— Mes tripes.

L’espace d’une seconde, il reste silencieux. Je me demande s’il parle à quelqu’un d’autre. Ou à tous les autres.

— Qu’est-ce que tu suggères ?

— On bat en retraite. On évalue la situation pour…

— En retraite ? gronde-t-il. Si ça se trouve, ils viennent de lâcher des bombes nucléaires sur les nôtres. Nous devons continuer. Merde, il m’a fallu treize missions pour réunir les renseignements nécessaires sur ce connard ! Si on part, tout est fichu. Ils sauront que nous sommes venus. Nous n’aurons pas de seconde chance. Il nous le faut pour atteindre le Chacal. Tu dois me faire confiance, Fauch’. Tu en es capable ?

Les lèvres serrées, je coupe le signal, sans savoir si je suis en colère contre lui, contre moi, ou contre le Chacal qui m’a ôté ma flamme, mon étincelle. Je suis devenu faible. Influençable. Parce que j’ai pris conscience que, sous ma dermoCuirasse, sous mon masque de démon, je ne suis qu’un petit garçon naïf qui pleure quand il est seul dans le noir.

Une lueur violette inonde soudain l’antichambre. Nous nous collons contre les murs, observant le luxueux vaisseau de croisière qui passe devant la tour. Ses lumières clignotent tandis que, sur ses ponts, des centaines de Nymphettes se trémoussent sur de la musique lunienne, composée dans un quelconque club étrurien en vogue. Ils boivent du champagne de la Terre, portent la dernière mode de Vénus, rient, boivent, mangent et s’envoient en l’air comme si de rien n’était. Comme si le reste du Système n’était pas en guerre. La fureur de Sevro m’embrase à mon tour.

Ils ne comprennent pas la souffrance. Elle n’est pas réelle pour eux, tout comme la guerre. Ce n’est qu’un concept qu’ils croisent sur l’holoPoste. Des images désagréables qu’ils zappent sans réfléchir. Parfois, une source de revenus. Ils ne se rendent pas compte que leurs faibles remparts s’écroulent, qu’ils vont bientôt découvrir ce que c’est qu’être humain.

Au moins, sur leurs lits de mort, ils se souviendront de ce jour. Où ils étaient. Avec qui. Ce qu’ils faisaient quand ce concept leur a sauté à la gorge. Ils se rappelleront de ce vaisseau, de ce pur morceau de décadence, dernier vestige d’un Âge d’Or auquel ils s’accrochent pathétiquement. Je raffermis ma prise sur mon rasoir.

— Bien sûr que je te fais confiance.

Ragnar nous observe, bien qu’il ne puisse pas nous entendre. Victra nous attend, prête à défoncer la dernière porte.

La lumière pâlit ; le vaisseau disparaît. De façon étonnante, je ne suis pas heureux de leur chute imminente. Je sais ce qu’elle entraînera : des cités détruites, des vaisseaux en miettes, des palais en ruine, de fiers Ors en lambeaux. J’aimerais en discuter avec Mustang. Jusqu’ici, c’étaient son odeur, sa chaleur, ses lèvres qui me manquaient, mais je regrette aussi son esprit, ses idées. Avec elle, je ne me suis jamais senti seul. Si elle était ici, elle me gronderait sans doute de songer à la destruction d’un monde ancien, plutôt qu’à la construction d’un nouveau.

Pourquoi ce sentiment, en cet instant précis ? Je suis entouré d’amis, en train de frapper au cœur de l’empire Or, comme je l’ai toujours voulu. Néanmoins, quelque chose me titille. Ce n’est pas cet endroit, c’est le plan de Sevro. Fitchner aurait-il fait la même chose ? Aurais-je fait la même chose ? Et s’il réussit, qu’arrivera-t-il une fois l’économie effondrée ? Un nouveau Moyen Âge ? Sevro possède assez de rage pour bouger des montagnes – j’étais comme lui, à une époque, et regardez où cela m’a mené.

— Tuez les gardes. Assommez les Roses, ordonne-t-il. Puis chopez-le, et filez.

Je me tends, prêt à bondir. Sevro donne le signal. Ragnar et Victra franchissent la porte des appartements de Vif-Argent. Nous les suivons dans le noir.

Pas de lumière. Le salon est vide et silencieux comme un tombeau. Sur une table, une méduse d’un vert fluorescent flotte dans un bocal en projetant des ombres étranges. Nous franchissons les derniers mètres qui nous séparent de la chambre et poussons la porte incrustée d’or. Je fais le guet, avec Caillou, mon fusil à l’épaule, mon rasoir enroulé autour du bras. Dans mon dos, une silhouette repose dans le grand lit. Ragnar la saisit par le pied et tire. Nu, l’homme bascule par terre. Son cri d’alarme meurt sous la grosse paluche de Ragnar.

— Merde. C’est pas lui, constate Victra.

Je jette un coup d’œil, mais Ragnar, penché sur le Rose, m’empêche de le voir. Sevro balance un coup de poing à la colonne du lit, qui se fendille.

— Il est 3 heures du matin. Où est-il, bon sang ?

— Il est 16 heures sur Luna. Il est peut-être retourné là-bas pour travailler ? suggère Victra. Demande à l’esclave.

— Où est ton maître ?

Déformée par le masque, la voix de Sevro grésille comme un câble secoué par le vent. Je continue de surveiller le salon, jusqu’à ce qu’un murmure du Rose me fasse pivoter. Sevro a le pied sur ses couilles. La froideur de sa voix m’arrache un frisson. Je connais ce ton. C’est le même que celui du Chacal quand il me torturait.

— Joli pyjama, fiston. Tu veux le voir en rouge ? Où est ton maître ? répète Sevro en pressant plus fort.

Le Rose crie de douleur, mais refuse de répondre. Les Hurleurs observent le spectacle en silence. Personne ne proteste. Ils ont l’habitude. Les pleurs du Rose me donnent l’impression d’être sale. Pourtant, c’est aussi cela la guerre : pas seulement de grandes batailles, mais de furtifs actes de cruauté.

— Je ne sais pas, bredouille-t-il. Je ne sais pas.

Cette voix… Sortie tout droit de mon passé. Éberlué, je bouscule les Hurleurs jusqu’à Sevro que j’arrache du Rose. Parce que je le connais, je connais son visage gracile, son long nez fin, ses yeux couleur de quartz, sa peau de miel. Il est mon créateur, tout autant que Mickey. Mattéo. Beau et fragile, recroquevillé par terre, le bras brisé ; la bouche en sang ; essayant de se protéger de Sevro, qui rouspète :

— C’est quoi ton putain de problème ?

— Je le connais !

— Quoi ?

Profitant de notre distraction, Mattéo plonge vers une tablette posée sur un meuble de chevet. Sevro est plus rapide que lui : avec un choc sourd, son poing massif s’écrase sur la mâchoire délicate de Mattéo. Ce dernier tombe à la renverse, les yeux roulant en arrière. Abasourdi par cette violence froide, je reste figé. Qu’il est facile de détruire ! Je me penche finalement vers le Rose en repoussant Sevro.

— Ne le touche pas !

Heureusement, il n’est qu’inconscient. J’effleure avec tendresse ses boucles sombres aux reflets bleutés. Sur son poing serré brille un anneau d’argent. Où était-il, pendant tout ce temps ? Que fait-il là ? Je répète :

— Je le connais.

Ragnar s’accroupit à côté de moi, protecteur, bien qu’il n’y ait rien que nous puissions faire pour Mattéo pour le moment. Clown inspecte la tablette et la tend à Sevro.

— Un bouton d’alarme.

— Comment ça, tu le connais ? me demande Sevro.

— C’est un Fils d’Arès, dis-je d’une voix blanche. Il l’était, du moins. C’est lui qui m’a formé avant l’Institut. Il m’a appris tout ce que je sais.

— Mince, murmure Tête-de-Nœud.

Victra examine son poignet, où des fleurs embellissent son Symbole, puis se tourne vers Ragnar.

— C’est une Fleur, comme Théodora. Il coûte autant que toi, Entaché.

— Tu es certain que c’est lui ? insiste Sevro.

— Bien sûr que je suis certain ! Il s’appelle Mattéo.

— Dans ce cas, que fait-il ici ? demande Ragnar.

— Il n’a pas l’air d’être prisonnier, observe Victra. Regarde la matière de son pyjama. C’est peut-être un giton. Vif-Argent n’est pas renommé pour son célibat…

— Il a retourné sa veste, conclut froidement Sevro.

— Ou il était en mission pour ton père, répliqué-je.

— Dans ce cas, il nous aurait contactés. C’est un traître. Ce qui veut dire que Vif-Argent a infiltré les Fils d’Arès. Merde. Il pourrait savoir pour Tinos. Il pourrait savoir pour la mission.

Mes pensées s’emballent. Était-ce un ordre de Fitchner, ou Mattéo est-il ici de son plein gré ? Serait-ce lui qui m’a vendu ? L’idée me fait l’effet d’un coup de couteau dans le ventre. Je ne l’ai pas connu longtemps, mais je tenais à lui. Il était bon, et il reste peu de gens bons dans ce monde. Et voilà comment je le lui rends…

— Il faut qu’on s’arrache d’ici, déclare Clown.

— Pas sans Vif-Argent, rétorque Sevro.

— On ne sait pas où il est, dis-je. Et on ne sait pas ce qui se passe. Il faut réveiller Mattéo. Quelqu’un a un stimulant ?

— Ça le tuerait, observe Victra. La morphologie Rose n’est pas faite pour les drogues militaires.

— Pas le temps de parler ! aboie Sevro. Il faut qu’on bouge, on ne peut pas risquer de se faire découvrir ! Clown, tu trouves quelque chose ? enchaîne-t-il, coupant court à mes protestations.

— Il y a eu une commande de nourriture sur le serveur de la cuisine, répond Clown en étudiant la tablette. Une montagne de sandwiches au jambon, ainsi que du café, pour la salle C19.

— Faucheur, qu’en penses-tu ? demande Ragnar.

— Ça pourrait être un piège. On doit changer notre…

Victra me coupe la parole avec un rire méprisant.

— Et même si c’est le cas ? Tu oublies qui on est. On va faire de la chair à pâté de leurs jolis soldats Gris.

— Foutrement bien dit, Julii, lance Sevro en s’avançant vers la porte. Tête-de-Nœud, embarque le Rose. Ragnar et Victra, passez en tête. Sortez vos armes. Ça va saigner.

Un étage plus bas, nous croisons notre première patrouille. Vêtus de combinaisons noires au lieu des armures habituelles, six Lurchers surveillent une porte à la surface miroitante. Des implants argentés brillent sous leurs oreilles. Aucun serviteur en vue. Un deuxième groupe de Gris apparaît avec un chariot de café, et franchit la porte. Étrange que ce soit eux qui s’en chargent, et non des Roses ou des Bruns. Les occupants du bureau de Vif-Argent doivent être importants. Ou paranoïaques.

— On ne traîne pas, ordonne Sevro à notre groupe, caché derrière un angle trente mètres plus loin. On neutralise ces enfoirés, on chope Vif-Argent, et on décampe.

— On ne sait pas avec qui il est, observe Clown.

— Eh bien, on va vite le découvrir. Allez !

Ragnar et Victra jaillissent les premiers, dissimulés par leurs capes. Nous les suivons à toute allure. Un Gris plisse les yeux, son implant optique lui signalant plusieurs sources de chaleur.

— SpectroCapes ! prévient-il.

Les Gris réagissent rapidement, mais trop tard : Ragnar et Victra sont sur eux. Ragnar, de son rasoir, tranche le bras du premier et la gorge du deuxième. Le sang gicle sur les murs transparents. Victra descend les deux suivants avec son calcineur. Les corps tombent. Je transperce le cœur d’un cinquième. Son dernier battement se répercute dans ma lame. Je récupère mon rasoir tandis qu’il s’effondre.

Les Gris n’ont pas tiré un seul coup de feu. Cependant, le sixième a eu le temps d’activer une alarme sur sa tablette. Une sonnerie grave retentit dans la tour, accompagnée d’une lumière rouge palpitante. Sevro tue le dernier survivant.

— Défoncez la porte ! Maintenant ! crie-t-il.

Quelque chose cloche. Je le sens dans mes tripes. Mais, déjà, Ragnar abat la porte d’un coup de pied. Sevro et Victra se précipitent à l’intérieur. Je les suis, emporté par le mouvement.

La salle de conférences où nous pénétrons est plus sobre que le musée. Elle est constituée d’un plafond à une hauteur de dix mètres, de murs sur lesquels une fumée digitale forme des volutes paresseuses, de deux rangées de piliers de marbre et d’une table centrale en onyx, avec un arbre blanc, mort, planté en son centre. À l’opposé de la porte, une baie vitrée donne sur la Ruche. Régulus ag Sun, plus connu sous le nom de Vif-Argent, l’homme le plus riche du Système, se tient devant, un verre de vin rouge entre ses doigts boudinés.

Il est chauve, la peau bronzée, le front aussi plissé qu’un linge mouillé, avec des lèvres épaisses, des épaules de gorille, et une silhouette voûtée que ne rachète pas son élégante robe vénusienne turquoise, brodée de pommiers. Il doit avoir la soixantaine. Une barbiche tente tant bien que mal de structurer son visage mou. Il ne montre aucune trace de sculptage. Il a les pieds nus. Toutefois, ce sont surtout ses trois yeux qui attirent l’attention. Les deux premiers sont d’un gris franc sous des paupières lourdes. Le troisième est doré, implanté sur une bague qu’il porte au majeur de sa main droite.

Nous avons interrompu sa petite réunion.

La pièce est occupée par plus de trente Argents et Cuivres. Divisés en deux groupes, ils se tiennent de part et d’autre de la table en onyx, couverte de tasses de café, de verres de vin, de documents et de tablettes. Un hologramme flotte entre eux, sans doute le sujet de leur discussion – avant que nous ne détruisions la porte. À présent, redressés, les yeux écarquillés, ils ne comprennent pas encore ce qui se passe. Mais ce ne sont pas eux qui attirent nos regards.

— Merde, bredouille Victra.

Parmi les gratte-papier se dressent six chevaliers Ors, en armure complète. Je les connais tous. Sur la gauche, encadrant un homme à la peau sombre qui porte l’armure noire du Chevalier de la Mort, se tiennent la Furie potelée, Moira, la sœur d’Aja, et ce bon vieux Cassius au Bellona. Sur la droite se trouvent Kavax au Télémanus, son fils Daxo, et la fille qui m’a abandonné, à genoux, dans les tunnels de Mars, il y a un an.

Mustang.

— Ne tirez pas !

Tout en criant, j’abaisse l’arme de Victra, mais Sevro aboie un ordre et elle la redresse à nouveau. Déconcertés, nous mettons les Ors en joue. Le temps suspend son vol.

— À terre, ou nous tirons ! menace finalement Sevro.

Amplifiée par son casque, sa voix est inhumaine. Mon sang se glace dans mes veines. Les Hurleurs l’imitent, braillant des ordres. L’alarme continue de sonner. Indécis, je pointe mon fusil vers Cassius, le plus dangereux des Ors présents. Le tueur de Fitchner. Mon casque se synchronise avec mon arme, m’indiquant les points faibles de son armure. Pourtant, mon regard est attiré par Mustang qui, toujours aussi gracieuse, repose calmement sa tasse de café avant de se redresser, armant son Poing à impulsion.

Mon cœur et mon esprit sont en plein conflit. Que fiche-t-elle ici ? Elle est censée se trouver dans la Bordure ! Comme elle, le reste des Ors ignore nos ordres. Ils évaluent la situation. Cassius déroule son rasoir. Kavax et Daxo s’extirpent de leurs fauteuils. Vif-Argent agite frénétiquement les mains.

— Arrêtez ! supplie-t-il au milieu du chaos. Ne tirez pas ! Ceci est une rencontre diplomatique. Identifiez-vous !

Nous avons interrompu leurs négociations. Est-ce une capitulation ? Une alliance ? Aucun signe du Chacal. Vif-Argent est-il en train de le trahir ? Dans ce cas, la Souveraine doit être dans le coup. Ce qui explique l’absence de serviteurs et la sécurité renforcée. Vif-Argent ne veut pas prendre de risques, si proche de son allié.

Mes boyaux se tordent en comprenant la méprise : ils pensent que nous sommes des hommes d’Adrius. Que nous sommes ici pour les éliminer. Les choses s’annoncent mal.

— À terre ! À terre, j’ai dit ! beugle Victra.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Caillou en privé. Faucheur ?

— Le Bellona est pour moi, déclare Sevro.

— Contentez-vous de les assommer ! C’est Mustang…

— Ça ne fera rien contre leurs armures, coupe Sevro. S’ils se défendent, tuez-les ! Je ne risquerai pas vos vies.

— Sevro, tu dois m’écouter. Nous devons…

Je parle dans le vide. Il a utilisé ses commandes pour couper ma fréquence. Impossible de communiquer avec les autres. Je pourris Sevro d’injures qu’il n’entend pas.

— Bellona, reste où tu es ! crie Clown. Ne bouge pas !

En face de Mustang, Cassius se faufile derrière les Argents, les utilisant comme boucliers. Il est à dix mètres de nous. Neuf. Victra se ramasse derrière moi, avide d’en découdre, de venger la mort de sa mère. Elle en oublie les civils et notre objectif.

Mes yeux glissent sur les joues dodues des Cuivres et des Argents. Aucun n’a connu la souffrance ou la faim. Eux aussi profitent du système. Sevro les scalperait sans doute un par un si on lui donnait un couteau rouillé et quelques heures.

— Faucheur, murmure Ragnar, attendant mes ordres.

— Lâche ton rasoir ! crie Victra à Cassius.

Sans un mot, il continue à avancer, inexorable, comme un glacier. Moira et le Chevalier de la Mort le suivent. Kavax referme son casque, imitant Mustang. Leurs Poings scintillent d’énergie contenue. J’entends notre mort prochaine dans leur souffle calme. J’allume mes haut-parleurs externes.

— Kavax, Mustang, arrêtez ! C’est moi ! C’est…

— Arrête-toi, merdeux ! aboie Victra.

Cassius lui sourit et plonge sur elle. Sur ma gauche, le corps de Ragnar se tord, et l’un de ses deux rasoirs fuse vers la tête du Chevalier de la Mort, qu’il transperce. Les Argents, bouche bée, regardent le Chevalier Olympique tomber par terre.

— KAVAX AU TÉLÉMANUS ! rugit Kavax.

Il s’élance avec Daxo, tandis que Mustang nous contourne. Moira vole au secours de Cassius, levant son Poing.

— Tuez-les, dit méchamment Sevro.

C’est l’anarchie. Les Hurleurs tirent à bout portant dans la salle surpeuplée. L’air se remplit d’explosions. Le marbre vole en éclats. Les chaises fondent. La chair explose, formant un brouillard rouge qui recouvre les deux camps. Sevro manque Cassius, qui bondit derrière un pilier. Kavax reçoit une dizaine de décharges, mais ne cille pas tandis que son armure absorbe les coups. Ragnar se rue sur lui alors que Kavax s’apprête à s’abattre sur Sevro et Victra. Il parvient à faire décoller le Titan du sol. Daxo l’attaque par-derrière, et les trois géants roulent à terre, écrasant deux Cuivres au passage. Les Centimes hurlent, les jambes écrabouillées.

Derrière eux, je vois Mustang encaisser deux coups. Son bouclier tient bon. Elle vacille, mais riposte, touchant Caillou à la jambe. La petite Hurleuse percute un mur, le genou en lambeaux. Elle hurle. Clown et Victra la traînent derrière une colonne. Tête-de-Nœud et les quatre Hurleurs qui sont restés dans le couloir, avec Mattéo, font feu depuis la porte.

Perdu au milieu du carnage, je trébuche quand le marbre explose sous mes pieds. Des Argents se sont cachés sous la table. D’autres essaient de gagner le refuge illusoire des colonnes. Des décharges hypersoniques fusent au-dessus de leurs têtes, à travers leurs entrailles. Vif-Argent s’abritent derrière deux Cuivres, qu’une série de tirs déchire en deux. Ils s’effondrent en une masse sanglante.

Moira, la Furie, tente d’empaler Sevro dans le dos, alors qu’il contourne Ragnar et les Télémanus pour atteindre Cassius. Je lui tire un coup de Poing droit dans le flanc. Son bouclier absorbe le premier choc, se teintant d’un bleu incandescent. Si je m’arrêtais là, elle n’aurait qu’un hématome le lendemain. Mais mon doigt ne quitte pas la détente. Elle est un des cerveaux de la Société, et elle a tenté de tuer Sevro. Tant pis pour elle.

Je m’acharne jusqu’à ce que son bouclier cède, jusqu’à ce qu’elle bascule, jusqu’à ce qu’elle se torde tandis que ses organes surchauffent. Un sang bouillant jaillit de son nez et de ses yeux. Le métal et la chair fusionnent. Ma fureur explose, balaie ma peur, ma raison, ma compassion. Je redeviens le Faucheur qui a vaincu Cassius. Qui a tué Karnus. Le Faucheur immortel, impossible à détruire.

Son Poing fait feu quand ses doigts se contractent. Ses coups détruisent le plafond, avant de tracer un sillon mortel dans la salle. Deux Argents explosent en confettis. La baie vitrée, au fond de la pièce, se couvre de craquelures. Les Hurleurs s’interrompent pour se mettre à l’abri. Le Poing à impulsion rend finalement l’âme, dans un nuage d’éclairs. Avec un soupir rageur, la plus intelligente des trois Furies de la Souveraine s’éteint, semblable à une carcasse brûlée.

Je n’ai qu’un regret : qu’elle ne soit pas Aja.

Je fais face à la salle, poussé par ma fureur, assoiffé de sang. Mais seuls mes amis subsistent. Les nouveaux et les anciens. Je frissonne quand ma rage m’abandonne, me laissant vide et paniqué. Leur combat bien ordonné a dégénéré en bagarre technologique. Ils dérapent sur les gravats. Percutent des murs. Échangent des coups de Poing maladroits. Se débattent par terre en entrechoquant leurs rasoirs.

Au centre de la pièce, Cassius et Victra se débattent parmi des débris de bois et de verre. Ils glissent sur le sol poisseux de sang. La cape de Victra, endommagée, la fait clignoter d’ombre à fantôme. Cassius lui entaille la cuisse, puis pivote pour éviter une décharge de Clown, le blessant à la tempe, avant d’en esquiver une autre de Caillou, toujours étalée par terre. Victra roule sous la table pour lui échapper, tente de lui lacérer les mollets. Il bondit sur le meuble, la mitraille jusqu’à la piéger sous le plateau brisé de la table en onyx. Il est sur le point de l’achever quand Sevro lui tire dans le dos. Si le coup ne traverse pas son armure, il l’envoie valser à plusieurs mètres.

Sur ma droite, Ragnar, Daxo et Kavax continuent leur duel de Titans. Ragnar a cloué le bras de Kavax sur le mur avec un rasoir. Il saute, fait feu sur Daxo à bout portant. Le bouclier absorbe la décharge, mais la riposte de Daxo échoue. Son rasoir entame le marbre. Ragnar le frappe aux articulations, tente de lui briser le cou.

Je comprends alors, avec une effroyable clairvoyance, le lien unique qui les rattache. Ce n’est pas une idée. Ni un rêve. Ni la confiance, ni une Couleur, ni une alliance.

C’est moi.

Sans moi, voilà ce qui continuera d’arriver. Sans moi, Sevro persistera dans ce gâchis. Dans cette mort qui n’appelle que d’autres morts.

Je dois l’arrêter. Les arrêter.

De son bras libre, Kavax repousse Ragnar en rugissant. Je m’élance au secours de mon ami… et évite de justesse l’attaque venue de ma gauche. C’est Mustang, visière baissée, prête à me fendre en deux. Nos lames s’entrechoquent. Le coup résonne dans mes os. Je suis plus lent qu’avant, malgré les efforts de Mickey. Au contraire, Mustang est devenue plus rapide. Elle me repousse en arrière. J’essaie de la contourner, mais elle manie son arme en guerrière consommée. Je tente de me glisser sous son coude, comme Lorn me l’a appris ; elle me bloque. Maligne, elle utilise tout ce qui nous entoure – débris, colonnes – pour me coincer. J’ai beau éviter ses coups, elle m’attire progressivement là où elle veut.

Sa lame mord le pli de mon épaule, telle une vipère féroce. Je pousse un juron à la deuxième entaille. Je veux crier son nom, le mien, n’importe quoi, mais elle ne me laisse pas le temps de respirer. J’évite un troisième coup, qui déchire le col de ma dermoCuirasse. Elle manque mon poignet de peu. Trois coups rapides. Elle a trouvé son rythme. Je suis acculé contre un mur. Un, deux, trois. Une nouvelle blessure. Je vais mourir. Je ne peux même pas appeler à l’aide. Sevro m’a coupé des autres Hurleurs.

Nous avons eu les yeux plus gros que le ventre.

Je crie, inutilement, tandis que Mustang m’atteint aux côtes. Elle rétracte sa lame, la fait pivoter, la lève pour me trancher la tête. Je la dévie vers le haut, la bloque avec la mienne de façon à nous mettre nez à nez, masque contre casque. Je lui balance un coup de boule. Le métal de son armure est plus solide que le duroplastique de la mienne, et elle me rend la pareille, retournant ma tactique contre moi. Mon crâne vibre comme une cloche. Mon masque se brise, tombe de mon visage. À moitié assommé, je cligne des yeux devant son casque, en forme de tête de cheval. Et j’attends la mort.

Son bras se dresse. Et se fige. Se met à trembler, tandis qu’elle scrute mon visage à découvert. Son casque se rétracte pour révéler le sien. Elle a les cheveux collés par la sueur, les yeux fous, sauvages. J’aimerais y lire de l’amour, de la joie. Je n’y vois que de la peur, et même de l’horreur. Elle pâlit, recule.

— Darrow… ?

Elle regarde par-dessus son épaule, dans la salle où le carnage continue. Cassius fuit par une porte secondaire, abandonnant les corps de Moira et du Chevalier de la Mort. Il croise mon regard avant de disparaître. Quand Victra se lance à sa poursuite, Sevro la retient. Le reste des Hurleurs se tourne vers Mustang. Je fais un pas vers elle, mais son rasoir m’arrête.

— Je t’ai vu mourir… Kavax ! Daxo ! On se retire !

Elle recule lentement vers la porte principale, écrasant des morceaux de verre sous ses bottes. Une veine palpite sur son cou. Les Télémanus se séparent de Ragnar, déconcertés par leur formidable adversaire, et par le fait qu’ils saignent. Ils se placent de part et d’autre de Mustang, reculant avec elle. Je ne peux pas la laisser partir comme ça. Sans réfléchir, j’enroule mon rasoir autour du cou de Kavax. Il s’étrangle et se débat, mais je tiens bon. D’une pression du pouce, je pourrais lui trancher la nuque. Cependant, je n’ai rien à y gagner. Je laisse Ragnar lui faucher les jambes et poser un genou sur sa poitrine. Les autres Hurleurs viennent l’aider à le maintenir en place.

— Ne le tuez pas !

Tête-de-Nœud connaissait Pax, il a rencontré les Télémanus : il aboie aux Hurleurs de retenir leurs lames. Daxo esquisse un geste pour aider son père. Ragnar, Sevro, Victra et moi nous interposons. Il me dévisage sans comprendre.

— Va-t’en, Virginia ! rugit Kavax. Fuis !

— Orion est vivante. Ils sont avec moi, me dit Mustang en surveillant les Hurleurs. Ne le tue pas. S’il te plaît.

Puis, avec un regard d’excuse envers Kavax, elle s’enfuit.

— Que voulait-elle dire ? Comment ça, « Orion est vivante » ? Kavax !

Kavax est aussi choqué que nous. Il suit d’un regard nerveux les Hurleurs, qui examinent la salle. Personne n’est mort, mais nous sommes dans un sale état. Je répète ma question.

— Exactement ce qu’elle a dit, répond-il. Le Pax est sain et sauf.

— Darrow ! m’appelle Sevro. Vite !

Il se tient, soutenant Victra, sur le seuil de la porte par laquelle Cassius s’est fait la malle. Ils sont revenus bredouilles. Abandonnant Kavax, je me précipite pour aider Sevro à allonger Victra sur la table. Une vilaine blessure orne son bras. Son masque est à moitié arraché. Elle peste en tentant de s’injecter un antidouleur et un coagulant via son armure. Je peux voir son os briller au centre de la plaie sanglante.

— Victra…

— Mince, dit-elle avec un rire rauque. Ton petit copain a encore progressé. Je pense qu’Aja lui a appris les techniques de la Voie du Saule…

— Il semblerait. Tu tiens le coup ?

— Ne t’inquiète pas pour moi, chéri.

Elle me fait un clin d’œil. Sevro me réclame à nouveau. L’air détaché, il examine les restes de Moira avec Clown.

— Une des Furies, constate ce dernier. Bien rissolée.

— Joli rôti, Fauch’. Croquant sur les bords, saignant au milieu. Juste comme je les aime. Aja va être furax quand…

— Tu as coupé ma fréquence, dis-je d’une voix furieuse.

— Tu faisais ton bébé. Tu embrouillais tout le monde.

— Mon « bébé » ? Bon sang, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Je réfléchissais, au lieu de tirer dans tous les sens ! On aurait pu régler le problème sans massacrer tout le monde !

Le regard qu’il me lance, froid et cruel, m’est inconnu.

— C’est la guerre, gamin. Il faut tuer si nous voulons réussir. Va pas pleurer parce qu’on est doués pour ça.

— C’était Mustang ! Et si on l’avait tuée ? Tu savais qu’elle serait là ? Je veux la vérité, dis-je en posant le doigt sur son torse.

— Nan, répondit-il en haussant les épaules. Je ne savais pas. Maintenant, recule, gamin.

Il me jette un regard insolent, comme pour me dire qu’il n’hésiterait pas à me frapper. Je ne bouge pas.

— Qu’est-ce qu’elle faisait là ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Rassemblez vos affaires, lance-t-il aux Hurleurs qui surveillent Kavax. On va devoir foncer dans le tas pour se sortir de ce trou. Le point de rendez-vous est dix étages plus bas, côté nocturne.

— Où est notre cible ? demande Victra.

Elle examine le carnage. Des Argents gémissent de douleur. Des Cuivres rampent en pleurant. Les cadavres restent muets.

— Sans doute réduite en cendres, dis-je.

— Y a des chances, admet Clown. C’est un sacré bazar.

Il me jette un regard compatissant tandis que nous fouillons les décombres. Je lui demande à voix basse :

— Est-ce que tu savais que Mustang serait ici ?

— Pas du tout. Juré, chef. C’est vrai qu’il a coupé ta fréquence ? demande-t-il en regardant Sevro.

— Assez bavassé ! Trouvez-moi ce foutu Argent ! aboie Sevro de l’autre côté de la salle. Et que quelqu’un récupère le Rose !

Clown finit par repérer Vif-Argent près de la baie vitrée. Il gît, sans connaissance, sous un pilier à moitié effondré. Sa robe turquoise est couverte du sang des deux Cuivres qui l’ont protégé. Je saisis sa main incrustée d’éclats de verre pour prendre son pouls. Il est vivant. La mission n’est pas un total désastre. Néanmoins, il a reçu un vilain coup sur le front.

Je hèle Victra et Ragnar afin qu’ils m’aident à déplacer la colonne. Ragnar glisse son rasoir sous le bloc de pierre et s’apprête à l’utiliser comme un levier quand Victra l’arrête. Elle nous désigne le mur, là où s’appuie le haut du pilier. Une faible lueur bleue forme les contours d’un rectangle qui descend jusqu’au sol. Une porte cachée. Sans doute celle qu’essayait d’atteindre Vif-Argent, avant de se faire arrêter par l’effondrement. Victra y pose l’oreille. Ses yeux s’écarquillent.

— Des chalumeaux à impulsion. Oh, oh ! Sûrement ses gardes du corps. Il a dû les planquer là, au cas où. Ils parlent en nagal.

Le langage des Obsidiens. Qui, dans quelques minutes, auront dégagé cette porte. Nous serions morts sans la chute du pilier à cet endroit précis. Un pur coup de chance. Cette révélation ravive ma colère envers Sevro, tandis qu’elle calme brutalement Victra. Elle se rend enfin compte de notre imprudence. Nous n’aurions jamais dû agir sans des plans plus précis. Sevro s’est comporté comme je l’aurais fait un an plus tôt, avec le même résultat. Nous échangeons un regard.

Il nous reste peu de temps. À nous trois, nous parvenons à libérer Vif-Argent. Inconscient, il se laisse traîner par Victra jusqu’au centre de la salle, où se trouvent déjà Caillou, blessée, Mattéo, inerte, et Kavax, les mains ligotées, qui me dévisage la bouche ouverte. C’est mal parti.

— On a trop de prisonniers, dis-je. Ils vont nous ralentir. Et on n’a pas de grenades IEM, cette fois.

Même si elles ne nous serviraient pas à grand-chose, sur cette station où seules de fines parois et quelques recycleurs d’air nous séparent du vide de l’espace.

— Dans ce cas, on lâche du lest, déclare Sevro en pointant son Poing vers Kavax. Rien de personnel, mon grand.

Je le bouscule alors qu’il presse la détente. La décharge fait exploser le sol près de Mattéo, lui arrachant presque la jambe. Sevro pivote et vise ma tête avec son arme.

— Vire ça de ma tronche, dis-je calmement.

La chaleur qui s’en dégage, à un cheveu de mon nez, me fait cligner des yeux. Sevro gronde :

— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il est ton ami ? Ce n’est pas ton ami.

— On a besoin de lui vivant. Pour négocier.

— « Négocier » ? se moque-t-il. Et Moira ? Tu n’as pas hésité à la cramer, elle. Mustang… Bien entendu, comprend-il en souriant d’un air mauvais, amer.

— C’est le père de Pax.

— Et Pax est mort. Pourquoi ? Parce que tu as eu pitié d’un ennemi. On n’est plus à l’Institut, gamin. On est en guerre. Et la guerre, c’est foutrement simple, insiste-t-il en m’enfonçant un doigt dans la poitrine. Tu tues tes ennemis quand tu peux, où tu peux, et de la façon que tu peux. Ou c’est eux qui te tueront, toi et les tiens.

Autour de nous, les autres nous observent anxieusement.

— Tu te trompes.

— On ne peut pas les emmener avec nous.

— Patron, ça rapplique de tous les coins, annonce Tête-de-Nœud sur le seuil de la porte. Plus d’une centaine de gardes.

— On peut y arriver si on est rapides, assure Sevro.

— Contre une centaine ? proteste Clown. Patron…

— Vérifiez vos munitions, lance-t-il sèchement.

Non. Je ne laisserai pas son entêtement nous tuer tous.

— Hors de question, dis-je. Caillou, contacte Holiday. On laisse tomber le point de rendez-vous. Donne-lui nos coordonnées. Qu’elle se positionne à un kilomètre derrière la vitre.

Caillou ne bouge pas et scrute Sevro, ne sachant à qui obéir. J’insiste :

— Je reprends les commandes. Fais-le. Maintenant.

— Fais-le, Caillou, m’appuie Ragnar.

Victra hoche légèrement la tête. Caillou fait la grimace.

— Désolée, Sevro.

Elle pianote sur sa tablette pour appeler Holiday. Le reste des Hurleurs me dévisage en silence. Mon cœur se serre de les voir si partagés, de les obliger à faire ce choix.

— Clown, prends la tablette de Moira. Si elle fonctionne, récupère les données qu’elle contient. Je veux savoir ce qu’ils étaient en train de négocier. Tête-de-Nœud, surveille le couloir avec Dormeur. Ragnar, tu te charges de Kavax. S’il essaie de fuir, tu lui coupes les pieds. Victra, il te reste du câble ? Alors, commence à nous attacher tous ensemble. Serre bien. Que tout le monde se rapproche ! Va piéger la porte, dis-je à Sevro. On va avoir de la visite.

Il reste muet. Ce n’est pas de la colère que je lis dans ses yeux ; c’est le début du doute, de la haine, de la peur. Je connais cette sensation. Je l’ai vécue assez souvent. Je suis en train de le dépouiller de tout ce qui compte dans sa vie : ses Hurleurs. Après tout ce qu’il a fait pour moi, pour eux, je lui reprends son commandement. Je sous-entends qu’il n’est pas assez bon, assez prêt, assez digne de l’héritage de son père.

Les choses ne devraient pas se dérouler ainsi. J’avais dit que je le suivrais. J’ai trahi notre amitié. Mais je n’ai pas le temps de le dorloter : j’ai essayé de lui parler, de lui faire entendre raison, sans résultats. Il ne répond qu’à la violence et à la force ? Eh bien, si c’est ainsi, je parlerai son foutu langage. Je m’avance vers lui.

— À moins que tu ne veuilles crever, bouge-toi.

Son vilain petit visage se durcit. Il regarde ses Hurleurs.

— S’ils meurent, je ne te le pardonnerai jamais.

— Comme ça, on sera deux. Dépêche-toi.

Il court vers la porte pour y fixer les bombes restantes. Je contemple la salle en ruine, qui commence à s’organiser sous l’action concertée de mes amis. À ce stade, ils ont compris mon plan. Ils savent à quel point il est fou. Cependant, l’assurance avec laquelle ils s’exécutent me redonne espoir. Même si Ragnar n’a pas l’air réjoui en observant la baie vitrée.

Nos combinaisons ne sont pas hermétiques. Je n’ai, pour ma part, même plus de masque. Nous n’échapperons pas au vide. Nos vies sont entre les mains de Holiday. Cette part de hasard m’angoisse, mais s’il y a une chose que j’ai apprise dans le noir, c’est que je ne peux pas tout contrôler. Je dois faire confiance aux autres.

— Activez vos brouilleurs, dis-je en allumant le mien.

Autant ne pas se faire repérer une fois à l’extérieur.

— Holiday est en place, annonce Caillou.

J’examine l’espace, localise la navette qui nous attend. À cette distance, elle fait à peine la taille d’une pointe de stylo.

— À mon signal, nous tirerons sur le centre de la vitre, dis-je d’une voix relativement ferme. Tête-de-Nœud, Dormeur ! Revenez ici ! Mettez vos masques aux prisonniers.

— Oh, bordel ! marmonne Victra. J’espérais vraiment que ce n’était pas ton plan.

— Dès que la vitre cédera, videz vos poumons, sinon ils exploseront. Laissez-vous tomber dans les pommes. Faites de beaux rêves, et croisez les doigts pour que Holiday soit rapide. Au moins aussi rapide que Clown dans la chambre à coucher.

Ils rient et se tassent les uns contre les autres pour que Victra puisse passer son câble dans leurs ceintures. Nous ressemblons bientôt à une étrange grappe de raisin. Sevro nous rejoint après avoir posé son dernier explosif. Alors que Victra m’attache à Ragnar, une voix jaillit des haut-parleurs du couloir.

— Votre attention ! Ici Alec ti Yamato, chef de la sécurité des Industries du Soleil ! Vous êtes cernés. Lâchez vos armes. Libérez vos otages. Sinon, nous serons contraints d’ouvrir le feu. Vous avez cinq secondes pour obéir.

— Sevro, vite !

Il est sur le point de nous atteindre quand il s’effondre brusquement, comme écrasé par le talon d’une gigantesque botte invisible. La même force nous plaque au sol. Mes membres, mes organes et mon esprit se débattent contre la pression soudaine. Mon sang ralentit. La tête me tourne. Mon bras semble peser une tonne. Les gardes ont amplifié la pesanteur artificielle de la salle. Seul Ragnar se maintient sur un genou, le corps ployé sous l’effort, tel Atlas supportant le poids du monde.

— Qu’est-ce que…

Suivant le regard de Victra, je tourne la tête pour voir surgir non pas un Gris, un Or ou un Obsidien, mais un énorme œuf noir de la hauteur d’un homme. Lisse et brillant, marqué de petits nombres blancs, il roule à l’intérieur de la salle. Un robot. Complètement illégal, comme les bombes IEM ou nucléaires. La hantise de Néro au Augustus. Sa surface se trouble comme une flaque d’huile pour révéler un canon, qui met en joue Sevro. Je tente de me redresser, de brandir mon Poing, sans résultat. Les efforts de Victra sont tout aussi vains. Sevro grogne en essayant de ramper loin de la machine. Je parviens à articuler :

— La vitre ! Ragnar, tire dans la vitre !

Les muscles tremblant sous l’effort, il lève le bras. Son chant de guerre, grondant comme une avalanche, franchit ses lèvres. Il s’amplifie tandis que son corps entier se crispe, luttant contre l’insupportable pesanteur. Une minuscule étoile naît au creux de sa main. Le Poing à impulsion lâche sa décharge.

Son bras retombe. Mes amis se tendent. La vague d’énergie percute le centre de la glace. Les étoiles se déforment tandis que la vitre se craquelle. Ragnar brame :

— Kadir njar laga…

Et la baie vitrée explose. L’espace avale l’atmosphère. Le monde est aspiré. Une Cuivre vole au-dessus de nos têtes en hurlant. Son cri disparaît avec elle dans le vide. D’autres s’accrochent aux piliers, à la table brisée. Leurs ongles cassent, leurs jambes s’agitent. Ils lâchent. L’immensité les avale. Sevro est arraché de la ligne de mire du robot. Je tends la main pour l’attraper par les cheveux, le temps que Victra l’attire contre elle avec ses jambes.

Terrifié, je me sens glisser lentement vers la baie. Je me suis trompé. Sevro avait raison. Nous aurions dû forcer le passage. Tuer Kavax, ou l’utiliser comme bouclier. Tout, plutôt que le froid, plutôt qu’un retour dans les ténèbres du Chacal.

J’essaie de me raisonner. C’est la peur qui me fait penser ainsi. La panique. La même qui gagne mes compagnons. Leurs visages sont horrifiés. Leurs yeux reflètent ma terreur. Non. Je n’ai pas le droit d’être effrayé. Je l’ai été trop longtemps. J’ai trop perdu. Je dois redevenir celui dont j’ai besoin, celui dont ils ont besoin, qu’il soit le Faucheur, ou un autre masque. Pour moi. Pour eux.

— Omnis vir lupus !

Je rejette la tête en arrière pour hurler, exhalant l’air de mes poumons. Près de moi, Ragnar fixe le vide d’un air d’extase. Ses ancêtres, du fond de leurs cryptes glacées, doivent entendre son rugissement. Caillou se joint à lui, puis Clown, puis Victra. Nous expulsons notre peur et notre rage. Embrassons l’étreinte glacée de l’espace. Accueillons la mort. Et, curieusement, je me sens à ma place au centre de cette masse hurlante d’humanité. En prétendant être braves, nous le devenons.

Seul Sevro reste muet alors que le vide nous engloutit.

Nous sommes projetés hors de la salle à plus de quatre-vingts kilomètres à l’heure. Le silence absolu absorbe nos hurlements. Je ressens un grand choc, comme si je plongeais dans de l’eau glacée. L’oxygène, dans mon sang, se dilate. Ma gorge cherche désespérément de l’air. Mes poumons s’écrasent tels deux sacs sous vide. Puis les secondes défilent, ainsi que les gratte-ciel cauchemardesques de Phobos sous mes yeux. Un grand calme m’envahit en regardant mes amis, reliés par le câble ou par leurs mains, tournoyer dans le ciel noir. Le même calme que dans la neige, avec Mustang, à l’Institut, ou que lors de nos dîners dans les ravins, avec les Hurleurs, quand nous rôtissions des chèvres. Quand Quinn racontait ses histoires…

Un autre souvenir me revient. Il ne concerne pas Lykos, ni Eo, ni Mustang. Il date des hangars froids de l’Académie quand un professeur Bleu nous enseignait, à Victra, Tactus, Roque et moi, comment se comporte un corps dans le vide.

« L’ébullisme, c’est-à-dire la formation de bulles dans les fluides suite à une baisse de pression, est la conséquence la plus grave d’un séjour dans le vide. L’eau de vos tissus commence à s’évaporer, causant des tumescences importantes…

— Mon chou, j’ai l’habitude des tumescences importantes. Demande à ta mère. Ou ton père. Ou ta sœur. »

Je peux encore entendre Tactus plaisanter, Roque éclater de rire. Il rougissait toujours à cause de la vulgarité de ses blagues. Je me suis souvent demandé pourquoi il tenait tant à Tactus, pourquoi il avait pleuré, en lui tenant la main, quand celui-ci reposait sur son lit de mort. Le Bleu ne relève pas :

« … et une dilatation générale du corps, dans les dix premières secondes, qui sera suivie par un arrêt cardiaque. »

Le sommeil me gagne, malgré mon sang qui fait pression sur mes yeux, mes doigts glacés et mes tympans douloureux. Ma langue me semble lourde et froide, tel un serpent engourdi. Ma peau se distord. Mes doigts se boudinent. Mon ventre gonfle comme un ballon. J’entrevois Sevro près de moi. Sa tête fait deux fois sa taille habituelle. Les jambes nouées autour de lui, Victra ressemble à un monstre. Toujours consciente, elle le fixe avec des yeux globuleux, injectés de sang, tout en hoquetant tel un poisson hors de l’eau. Leurs mains sont agrippées l’une à l’autre.

« Les gaz contenus dans votre sang formeront des bulles qui bloqueront vos veines et vos artères principales, empêchant le sang de circuler. Vous perdrez connaissance au bout de quinze secondes. »

Les secondes se fondent en éternité. Notre prétention me semble soudain vaine, ridicule, magnifique. Arrachés à nos petites sphères de vie, que sommes-nous ? Les gratte-ciel ont l’air d’avoir été taillés dans la glace. Derrière leurs fenêtres, les lumières font penser à des écailles de dragons pétrifiés, enfermés entre les murs de béton. Mars apparaît devant moi, affamée, toute-puissante. À cause de la rotation rapide de Phobos, son aube est déjà là, dessinant un croissant lumineux sur l’horizon. Le sol rougeoie à l’endroit où ont explosé les deux bombes. Je me demande, dans un dernier élan de lucidité, si la planète s’inquiète vraiment de nos guerres. Puis, l’univers s’estompe autour de moi.

Je suis aveugle.

Je sens du métal sous mes mains. Du plastique contre ma joue. La vibration d’un moteur lointain.

Autour de moi, j’entends des halètements, des bruits de mouvements.

Mes membres se contractent et tremblent. J’aspire goulûment de l’oxygène. Ma tête me semble sur le point d’imploser. Dans le reste de mon corps, la douleur commence à s’atténuer. Mes doigts ont retrouvé leur taille normale. Tentant de me ressaisir, je les frotte les uns contre les autres.

J’ai froid. On pose sur moi une couverture de survie. Des mains efficaces me massent la peau.

Sur ma gauche, j’entends Caillou appeler Clown. Il nous faudra plusieurs minutes pour recouvrer la vue, le temps que nos nerfs se réadaptent. Il lui répond d’un ton rauque. Elle pousse un sanglot.

— Victra ! bredouille Sevro. Réveille-toi. Réveille-toi !

Une cacophonie de matériel de pointe qu’on secoue. Un bruit de gifle. Un hoquet surpris.

— … pute borgne ! Tu m’as giflée ?

— J’ai cru…

Victra lui rend sa claque. Je tâte les mains qui touchent mes épaules.

— Qui est là ?

— Holiday, m’sieur. On vous a tous récupérés sous forme de glaçons il y a quatre minutes.

— Combien… combien de temps on est restés…

— Deux minutes trente, je dirais. C’était la pagaille. On a dû vider la soute et voler à reculons, puis rétablir la pression en plein vol. Ces Poils-de-carotte ne sont pas des soldats, mais ils savent manœuvrer. Enfin, heureusement que vous étiez attachés. Le secteur est rempli de débris et de cadavres flottants. Les médias ont débarqué il y a quelques instants.

— Ragnar ? dis-je, inquiet de ne pas l’entendre.

— Je suis là, mon ami. Les abysses ne nous auront pas aujourd’hui. Peut-être un autre jour, ajoute-t-il en riant.

Nous avons un problème, et Sevro le sait. Il reprend le contrôle dès que nous nous reposons sur Phobos, dans un hangar délabré des Fils d’Arès. Là, il expédie Mattéo et Vif-Argent vers l’infirmerie, Kavax dans une cellule, et ordonne à Rollo et à ses hommes de se préparer pour l’assaut. Les Fils nous dévisagent avec effarement. Nos déguisements sont en lambeaux, surtout le mien. L’appel d’air a arraché mes lentilles. La sueur a dilué ma teinture. Seuls mes gants tiennent encore le coup. Plus moyen de faire illusion : ils voient bien que nous ne sommes pas des Obsidiens, mais un groupe constitué principalement d’Ors et d’un fantôme.

— Le Faucheur, chuchote quelqu’un.

— La ferme ! aboie Clown. Ça reste confidentiel, compris ?

Malgré son avertissement, la rumeur ne tardera pas à se répandre. Le Faucheur est en vie. Ce n’est pas le bon moment. Nous avons échappé à nos poursuivants, c’est vrai, mais un tel kidnapping, sans compter le meurtre de deux Sans-Égaux, va faire rappliquer à toutes jambes l’unité antiterroriste du Chacal. Ses techniciens doivent déjà éplucher les vidéos de l’événement. Ils vont analyser notre infiltration, notre fuite, et découvrir qui nous a aidés. Chaque image, chaque miette de métal leur servira à remonter la piste. Les représailles sur les Rouges de la station seront rapides et brutales. Le Chacal se déplacera en personne pour me traquer, ou enverra Antonia et Lilath avec ses Osseleux. Le temps nous est compté.

Néanmoins, tout cela suppose qu’il ignore la présence de Mustang et Cassius sur Phobos. Je ne pense pas qu’il soit au courant. C’est pour cela que j’ai fait couvrir les visages des prisonniers, et activer nos brouilleurs. Je ne voulais pas que Kavax soit identifié. Si le Chacal le reconnaît, il suspectera quelque chose entre la Souveraine et Vif-Argent. Je veux garder ce joker dans ma main jusqu’au moment propice. Jusqu’à ce que je revoie Mustang.

D’autres questions se posent encore. Comment va réagir Octavia en apprenant la mort de Moira ? Quel est le rôle de Mustang dans cette affaire ? Tant de mystères, d’impondérables ! Cependant, ce sont ses paroles qui me hantent tandis que mes amis s’éloignent vers l’infirmerie, tandis que les Bruns, les Oranges et les Rouges se préparent au combat.

« Orion est vivante. Ils sont avec moi. »

La connaissant, cela pourrait signifier des dizaines de choses différentes. Il faut que j’interroge Kavax – mais Ragnar l’a déjà emmené vers les cellules des Fils d’Arès. Sevro, entre deux ordres, se tourne vers moi :

— Fauch’, ils vont riposter, vite et bien. Tu connais le fonctionnement des Légions mieux que moi. Rejoins le centre de commandement pour leur donner toutes les infos que tu as. On ne peut pas les arrêter, mais on peut gagner du temps.

— Gagner du temps pour quoi ?

— Pour faire sauter les bombes et se tirer d’ici. S’il te plaît. Vite, dit-il en me touchant le bras, conscient qu’on nous regarde.

Il s’éloigne ensuite avec les Hurleurs indemnes, me laissant seul avec Holiday. Je fais face à la Grise.

— Holiday, tu connais les procédures des Légions. Rends-toi au centre de commandement. Apporte ton soutien tactique aux Fils d’Arès. C’est compris ?

Elle jette un coup d’œil au couloir où s’enfonce Sevro.

— Bien, m’sieur. Vous allez où ?

— Chercher des réponses, dis-je en ajustant mes gants.

— Après Lykos, Virginia nous a confié que tu étais un Rouge. C’est pour ça que nous n’étions pas à ton Triomphe.

Kavax, en armure, est attaché à une canalisation, les jambes écartées sur le sol. Même assis, il reste menaçant. Sa barbe d’or teinte en rouge luit dans la semi-pénombre. Je suis désarçonné par la sincérité de son visage. Par son absence de haine. Son regard est fébrile mais lucide tandis qu’il nous parle, à Ragnar et à moi. Sevro a ordonné aux gardes de ne laisser entrer personne, mais ils semblent croire que la règle ne s’applique pas au Faucheur. Tant mieux. Même si je n’ai pas encore de plan précis, celui de Sevro ne me convient pas. Et je n’ai pas le temps de prendre des pincettes avec lui.

— Comme elle ne savait pas quoi faire, continue Kavax, elle est venue nous demander conseil, comme quand elle était petite. Nous étions sur mon vaisseau, le Renart, en train de manger du rôti de mouton au ponzu, bien que Sophocle n’aime pas le ponzu… Nos contacts d’Agéa nous ont appelés pour annoncer que les partisans de la Souveraine avaient attaqué. Virginia ne pouvait pas vous joindre, son père et toi. Elle a soupçonné un coup d’État, et m’a fait descendre sur Mars avec Daxo et nos chevaliers.

« Elle est restée en orbite pour contacter Roque une fois que nous serions dans l’atmosphère. Roque lui a dit que la Souveraine avait frappé lors de la fête, que vous étiez blessés gravement, Augustus et toi. Il a tenté de la convaincre de vous rejoindre sur son vaisseau où, selon lui, il vous avait fait monter pour vous emmener loin de Mars.

Je me souviens de Roque pilotant une navette, tandis que le Chacal me parlait. Nous avons atterri sur un vaisseau. La Souveraine était présente. Elle n’avait jamais quitté Mars après la Pluie : elle était là, cachée au sein de la flotte de Roque, juste sous mon nez.

— Bien sûr, Virginia ne s’est pas précipitée à ton chevet ! lance jovialement Kavax. Une idiote amoureuse l’aurait fait, mais elle est trop maligne pour ça. Elle a deviné que Roque mentait, et que la Souveraine n’aurait jamais bêtement attaqué sans un plan secondaire. Elle a prévenu Orion et les belles-filles d’Arcos que Roque était un conspirateur. Quand les assassins d’Octavia ont frappé, sur la passerelle et dans la salle de commande, Orion et ses officiers étaient prêts. Ils les ont repoussés. Orion a été touchée au bras, mais elle a survécu. Puis Roque a ouvert le feu et notre flotte s’est dissociée…

Sevro et Ragnar apprenaient alors que Fitchner était mort et que la base des Fils d’Arès était détruite. Et moi, pendant ce temps-là, je gisais, paralysé, sur le sol de la navette d’Aja. Tandis que tout s’écroulait. Non. Pas tout.

— Elle les a sauvés. C’est ça qu’elle voulait dire ?

— Oui, confirme Kavax. L’équipage du Pax, celui que tu as libéré avec Sevro, est en vie. Ainsi que plusieurs de tes Légions, que nous avons évacuées de Mars.

— Où sont-ils prisonniers ? Sur Ganymède ? Io ?

Kavax éclate de rire.

— Prisonniers ? Non, mon garçon ! Rien n’a changé. Tout le monde est resté à son poste, Orion en tête.

— Je ne comprends pas. Elle laisse une Bleue commander ?

— Tu crois que Virginia t’aurait laissé en vie, dans les tunnels, si elle n’avait pas partagé ta vision ? Elle t’aurait tué dans l’instant si tu avais été son ennemi. À ton avis, quelles histoires leur lisais-je, à elle et à Pax, devant la cheminée, quand ils étaient petits ? Les mythes et légendes grecs ? Non. Je leur racontais les exploits d’Arthur, du Nazaréen, de Vishnou. De ces héros qui se battent pour protéger les faibles.

Comme le fait Mustang, accomplissant ainsi le rêve d’Eo. Mais pas pour moi. Pas par amour. Elle le fait parce que c’est la chose juste à faire, parce que Kavax a été un meilleur père pour elle que le vrai. Les larmes me montent aux yeux.

— Tu avais raison, Darrow, me dit Ragnar en posant la main sur mon épaule. On ne peut pas lutter contre une marée.

— Alors, qu’est-ce que vous fichiez là, Kavax ?

— Nous perdons, avoue-t-il. Les Seigneurs des Lunes ne tiendront pas deux mois. Virginia sait ce qui se passe sur Mars : les exterminations, la sauvagerie de son frère… Les Fils d’Arès sont trop faibles pour lutter sur tous les fronts. Le coût est trop élevé. Quand Vif-Argent a proposé une alliance, nous l’avons écouté.

Dans ses gros yeux, je lis la souffrance d’un homme qui voit son monde brûler. Mars est sa planète, autant qu’elle est la mienne.

— Quelles conditions proposait-il ?

— La Souveraine gracierait Virginia et ses alliés. Adrius serait emprisonné à vie, et Virginia deviendrait Haut-Gouverneur. Certaines réformes seraient acceptées.

— Mais la hiérarchie ne changerait pas.

— Non.

— Si c’est vrai, nous devons parler avec elle.

— Ça pourrait être un piège.

J’examine Kavax, conscient de la formidable intelligence à l’œuvre derrière son côté brut de décoffrage. J’ai envie de lui faire confiance, de croire en son sens de la justice, en mon amour pour lui. Néanmoins, j’ai appris qu’un ami mentait aussi bien qu’un ennemi. Si Mustang est contre moi, il ne pourrait pas mieux agir.

— Quelque chose me chagrine, Kavax. Si tout cela est vrai, pourquoi ne pas avoir contacté Sevro ?

Il cligne des yeux.

— Nous l’avons fait. Il y a des mois. Il ne te l’a pas dit ?

Quand nous les rejoignons, les Hurleurs terminent de s’apprêter. Sevro discute avec Victra, qui lui panse une plaie sur le dos avec de la bandaPâte. Une fumée acide s’élève de la blessure cautérisée. Il jette rageusement sa tablette sur le sol. Habitué, Tête-de-Nœud la ramasse pour la lui rendre.

— Merde. Ils ont tout bloqué, même les navettes de marchandise.

— On va trouver quelque chose, patron, dit Clown.

Sans un mot, je fais signe à Sevro que je voudrais lui parler en privé. Il m’ignore. Son plan part en sucette. Au départ, nous étions censés quitter Phobos à bord d’un transport d’hélium vide. Nous aurions gagné Mars avant même qu’on s’aperçoive de la disparition de Vif-Argent. Ensuite, nous aurions fait sauter les bombes. Désormais, comme le dit Sevro, c’est la merde.

— Dans tous les cas, il faut partir d’ici, déclare Victra en reposant l’applicateur. On a semé notre ADN à tout vent et nos visages sont partout. Adrius enverra une légion entière dès qu’il apprendra que nous sommes sur Phobos.

— Ou il fera carrément sauter la station, murmure Holiday.

Elle est assise sur une caisse, en train d’étudier une carte sur sa tablette avec Clown. Caillou les surveille depuis son brancard. La jambe de la petite Hurleuse est emmaillotée dans un plâtre gélifié, mais elle n’a pas encore été soignée. Il faudra un Jaune qualifié pour remettre l’os en place. Elle a eu de la chance de porter une dermoCuirasse. Cependant, à ses pupilles dilatées, je devine qu’elle souffre et qu’elle est shootée jusqu’aux yeux.

— Adrius dépend totalement de l’hélium 3. Il ne touchera pas à Phobos, assure Victra.

— Sevro, dis-je. Tu as une minute ?

— Je suis un peu occupé, là, réplique-t-il en se tournant vers Rollo. Y a un autre moyen de quitter ce caillou ?

Le Rouge, appuyé contre un mur à côté du poster d’une top-modèle Rose sur une plage vénusienne, hausse les épaules. Il examine sans faire de commentaires nos déguisements éparpillés et nos Symboles maintenant visibles. Il n’a pas l’air surpris de voir autant d’Ors.

— À part des navettes-cargos, il n’y a pas grand-chose ici, et elles sont toutes interdites de décollage. On trouve bien des yachts privés dans les Aiguilles, mais vous vous feriez choper en deux minutes. Il y a des scanners rétiniens dans toutes les gares. Et même, une fois à bord, vous ne passeriez pas les barrages. Dommage que vous ne puissiez pas vous téléporter.

— Ce serait pratique, marmonne Clown.

— On pique une navette et on force les barrages, déclare Sevro. Ce ne sera pas la première fois.

Irrité par son indifférence, je rétorque :

— Ils nous descendront.

— On l’a déjà fait.

— Oui, avec Lysandre en otage.

— Eh bien, cette fois, on aura Vif-Argent.

— Le Chacal le sacrifiera pour nous avoir. Crois-moi.

— Pas si nous piquons en flèche vers Mars, rétorque-t-il. Il y a des tunnels cachés. On fonce, et on plonge à couvert.

— Je n’aime pas cette idée. Elle me semble trop téméraire. Et nous abandonnerions ces braves gens sur Phobos.

— Je suis avec Rag, déclare Holiday en s’écartant de Clown, sans cesser d’espionner les échanges de la police locale.

— C’est vrai, souligne Rollo. Si vous partez, qu’est-ce qu’on devient ? Le Chacal apprend la vérité et, dans une semaine, le dernier Fils d’Arès de Phobos sera de la pâtée pour chiens. Je sais qui vous êtes, ajoute-t-il d’un air dégoûté. Il suffit de voir Ragnar. Mais je ne pensais pas que les Hurleurs se débinaient. Ni que le Faucheur n’était qu’un larbin.

Sevro s’avance vers lui, le visage orageux.

— Si tu as une idée, crache-la, sac à merde. Sinon, ferme l’égout qui te sert de bouche.

— J’en ai une, oui. Restez. Aidez-nous à conquérir la station.

— La conquérir ? Avec quelle armée ? s’esclaffe Clown.

— La sienne, dit Rollo en me pointant du doigt. Je ne sais pas pourquoi tu es vivant, Faucheur. Mais… je mangeais des nouilles, vers minuit, quand les Fils ont divulgué ton sculptage sur l’holoNet. La cyber-police a bloqué le site en deux minutes. Trop tard : la vidéo était sur deux millions de sites le temps que je finisse mon bol. Puis les serveurs de Phobos ont planté. Tu sais pourquoi ?

— C’est le protocole de débrancher les serveurs dans ces situations, observe Victra.

Il secoue négativement la tête.

— Ils ont planté parce que trente millions de personnes essayaient de se connecter en même temps, en pleine nuit. Les Ors n’ont pas eu le temps de réagir. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que s’il rallie les bassesCouleurs de la Ruche en leur révélant qu’il est en vie, on peut s’emparer de cette lune.

— Aussi facilement ? demande Victra, sceptique.

— Ouep. Il y a vingt-cinq millions de Rouges, d’Oranges et de Bruns entassés là-dessous. En train de se bagarrer pour une couverture, une barre de protéines, une dose de drogue. Si le Faucheur se pointe, ce sera la goutte qui fait déborder le vase. Ils arrêteront de se battre entre eux pour le suivre lui, et… ce ne sera pas une armée qui vous aidera, ce sera un tsunami. Vous comprenez ? Ça pourrait changer la guerre.

Ses paroles me font courir un frisson dans le dos. Victra reste dubitative ; Sevro, muet, blessé.

— Tu sais les dégâts qu’une escouade de légionnaires peut faire dans une foule ? demande Victra. Leurs armes sont capables de faire fondre des armures, des rasoirs, des Poings à impulsion. Ils ont des fusils qui tirent mille coups par minute. Et je ne parle même pas des Obsidiens ou des Ors. Et si, pour se venger, ils vous coupaient votre eau, votre air ?

— Et si on coupait les leurs ? riposte Rollo.

Je fronce les sourcils.

— Tu peux faire ça ?

— J’ai juste besoin d’une bonne raison. Ce sont peut-être des soldats, domina, lance-t-il à Victra, dont il a deviné l’identité. Capables de me truffer de plomb avant que j’aie commencé à saigner. Mais moi, à huit ans, je démontais et je remontais des bottes antigrav en quatre minutes. Maintenant, j’en ai trente-huit. Je pourrais les tuer de quinze façons différentes avec un tournevis et trois fils électriques. J’en ai marre d’être loin de ma famille. Marre de devoir payer et ramper pour de l’eau, pour de l’air, pour simplement vivre. Et des gars comme moi, conclut-il avec un regard froid, il y en a vingt-cinq millions de l’autre côté de cette porte.

Elle lève les yeux au ciel.

— Un soudeur avec des illusions de grandeur. Génial !

Il balaie du bras les outils dispersés sur une table. Clown et Holiday sursautent quand ils rebondissent sur le sol. Victra le dépasse bien d’une tête, mais il la toise d’un regard indigné.

— Je suis un ingénieur. Pas un soudeur.

— Ça suffit ! grogne Sevro. La discussion est close. Vif-Argent nous aidera à partir, ou je lui coupe les doigts. Quant aux bombes…

— Sevro… tente Ragnar.

— Non ! Je suis Arès, pas toi ! Ni toi ! ajoute-t-il en me désignant du doigt. Finissez de vous préparer. Maintenant.

Il sort en trombe, nous laissant mal à l’aise.

— Je n’abandonnerai pas ces gens, annonce Ragnar. Ils nous ont aidés. Ils sont des nôtres.

— Arès est fêlé, déclare Rollo. Il faut que vous…

Je le saisis par le col, le soulève et le plaque contre un mur.

— Ferme ta sale gueule. (Il s’excuse. Je le redescends sur le sol. Les Hurleurs attendent.) Ne bougez pas. Je reviens.

Je rattrape Sevro dans un vieil entrepôt rempli de générateurs bourdonnants, devant la cellule de Vif-Argent. Les gardes lèvent la tête en me voyant arriver.

— Tu ne me fais même plus confiance ? grince-t-il en m’apercevant. Sympa.

— Il faut qu’on parle.

— Pas de problème. Mais lui d’abord.

Il ouvre la porte. Je le suis à l’intérieur en pestant. La pièce est incrustée de rouille, encombrée de machines encore plus vieilles que Lykos. Un générateur crachotant fournit la lumière qui illumine et aveugle Vif-Argent. Assis sur une chaise métallique, les mains attachées dans le dos, sa robe turquoise froissée et pleine de sang, il nous cherche de ses patients yeux de bouledogue. Son front est couvert de sueur huileuse.

— Qui êtes-vous ? siffle-t-il d’un ton irrité.

La porte se referme en claquant. Il n’a pas l’air d’avoir peur, il est seulement agacé par cette complication imprévue et mécontent de l’hospitalité.

— Des dealers du Syndicat ? Des envoyés des Seigneurs des Lunes ? Adrius ? ajoute-t-il après une hésitation.

Je me couvre de chair de poule. À présent qu’il suspecte le Chacal, il commence à se montrer effrayé. Si nous avions le temps, nous pourrions en jouer, tenter de le manipuler. Mais l’heure tourne. Sevro lui lance, la voix brusque :

— Nous devons partir d’ici. Tu vas nous y aider, gamin. Ou je t’arracherai les doigts un par un.

— « Gamin » ? murmure Vif-Argent.

— Je sais que tu dois avoir un plan d’urgence…

— Barca, c’est toi ? demande-t-il en reconnaissant l’expression préférée de Fitchner. (Sevro en reste muet, déconcerté.) Flûte, mon garçon ! Tu m’as vraiment flanqué les jetons. Je croyais que tu étais ce satané Chacal.

Troublé par la familiarité de l’Argent, Sevro n’est pas au meilleur de sa forme.

— Tu as dix secondes pour me trouver un moyen d’évasion, ou je transforme ta cage thoracique en veste d’intérieur.

— Vous devez m’écouter, monsieur Barca. Très attentivement. C’est un malentendu. Un incroyable malentendu. Je sais que vous n’allez pas me croire, que vous allez me trouver fou. Mais nous sommes du même camp. Nous sommes frères, monsieur Barca.

— Frères ? Qu’est-ce que tu me chantes ?

Vif-Argent pousse un rire abrupt.

— Je vous chante que moi, Régulus ag Sun, chevalier de l’Ordre de l’Écu, directeur général des Industries du Soleil, suis l’un des membres fondateurs des Fils d’Arès.

— Un Fils d’Arès ? répète Sevro.

Il s’avance dans la lumière pour que l’Argent voie son visage. Je ne bouge pas. C’est une idée grotesque. Absurde.

— Ah. C’est mieux, constate Vif-Argent. Je savais que j’avais reconnu votre voix. Très proche de celle de votre père. Mais, oui, je suis un Fils. Le premier, en l’occurrence.

— Ben mince alors, je suis plus bête qu’une pute Rose ! s’exclame Sevro. Comment j’ai pu me tromper à ce point ? On va vous nettoyer, dit-il en se précipitant pour lisser la robe de l’Argent. Laissez-moi appeler un garde. Ça vous va ?

— Bien ! Je dois dire que vous avez gâché une…

Sevro lui balance un coup de poing sur ses grosses lèvres roses. Je tressaille quand son crâne rebondit sur la chaise. Il tente de s’écarter, mais Sevro le saisit à la gorge facilement.

— Tes combines ne marcheront pas, gros crapaud.

— Ce n’est pas…

Sevro le frappe à nouveau. Vif-Argent postillonne du sang. Il cligne des yeux, sonné. Sevro, posément, lui assène un troisième coup. J’ai la sensation que c’est à moi qu’ils sont vraiment destinés, et non à l’homme d’affaires. Sevro me jette un regard provocateur, comme pour me défier d’intervenir. Son code moral a toujours été des plus simples : protéger ses amis, quel qu’en soit le prix. Il glisse un couteau dans la bouche de Vif-Argent.

— Je sais que tu te crois malin, gamin, gronde-t-il. Que tu crois pouvoir nous baratiner avec tes histoires. Mais j’ai déjà joué avec plus futé que toi. Tu piges ?

Il pousse sa lame contre la joue de Vif-Argent, l’obligeant à tourner la tête. Le pli de sa bouche saigne légèrement.

— Alors, quoi que tu nous chantes, ça ne te fera pas sortir d’ici. Tu es un collaborateur. Un parasite. Il est temps d’expier tes crimes. Tu vas nous dire comment partir d’ici. Où est ton vaisseau de secours, comment passer les barrages. Tu vas nous parler des plans du Chacal, de ses ressources, de sa logistique. Et tu vas nous fournir de quoi équiper notre armée.

Vif-Argent regarde le couteau avec insistance. Sa voix est aussi féroce que celle de Sevro quand ce dernier le libère :

— Utilise ta tête, petit sauvageon. À ton avis, qui a fourni l’argent nécessaire à Fitchner…

— Ne prononce pas son nom. N’essaie même pas !

— Je connaissais ton père…

— Alors pourquoi n’a-t-il jamais parlé de toi ? Pourquoi Danseur n’est-il pas au courant ? Tu mens.

— C’était un choix stratégique. En cas d’échec, nous ne voulions pas que l’un emporte l’autre dans la tombe.

Ses paroles me font l’effet d’une claque. Ce sont les mêmes, mot pour mot, que celles de Fitchner quand nous avions parlé de Titus. Avec la mort d’Arès, les Fils ont perdu beaucoup de moyens, surtout technologiques. Mais s’il existait un second groupuscule, constitué de hautesCouleurs, et non de basses, comme nous, secret, pour ne pas prendre de risques ?

C’est logique. C’est ce que j’aurais fait. Fitchner m’avait promis des alliés si je me rendais sur Luna. Il devait me parler d’eux. Et il est tout à fait normal qu’ils aient gardé profil bas durant quelque temps, après sa mort…

— Pourquoi Mattéo était-il dans votre chambre ?

Vif-Argent fouille les ténèbres du regard à la recherche de ma voix. Cette fois, il est en colère.

— Comment… comment savez-vous qu’il était là ?

— Réponds à la question, intime Sevro avec un coup de pied.

— Vous l’avez touché ? Est-ce que vous l’avez touché ?

— Réponds à la question.

Sevro le gifle. Vif-Argent tremble de rage.

— Il était dans ma chambre parce qu’il est mon mari, fils de pute ! Il est des nôtres ! Si vous lui faites du mal… J’insiste, sans sortir de l’ombre :

— Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?

— Dix ans.

— Où était-il il y a six ans ? Quand il travaillait avec Danseur ?

— À Yorkton. C’est lui qui a formé ton ami, Sevro. Il a tout enseigné à Darrow. Mickey a sculpté l’homme, mais Mattéo a sculpté l’esprit.

— Il dit la vérité.

Je m’avance dans la lumière afin qu’il puisse me voir. Après un choc, il me reconnaît.

— Darrow ! Tu es vivant ! Impossible… je pensais…

— C’est un Fils d’Arès, dis-je à Sevro.

— Parce qu’il a deviné quelques trucs ? Tu es sérieux ?

— Tu es vivant, répète Vif-Argent à voix basse, comme pour s’en persuader. Comment ? Il t’a tué !

— Il dit la vérité, Sevro.

Sevro recrache le mot tel un cafard qui se serait glissé dans sa bouche :

— La vérité ? Non, mais tu t’entends ? Tu crois que ce requin mafieux sait seulement ce que c’est ? Il fricote avec la moitié des Sans-Égaux du Système ! Il n’est pas leur outil, il est leur ami. Un des leurs. Il te manipule comme le Chacal le faisait. Si c’est vraiment un Fils, pourquoi n’était-il pas là ? Pourquoi ne nous a-t-il pas aidés quand mon vieux est mort ?

— Parce que vous étiez condamnés, réplique Vif-Argent encore un peu choqué. Votre réseau était grillé. Je n’avais aucun moyen de connaître l’étendue des dégâts. Je ne sais toujours pas comment le Chacal vous a découverts. Mon seul contact avec votre groupe était Fitchner. Et si c’était Danseur qui vous avait trahis, pour s’emparer des Fils d’Arès ? Comment en être certain ?

— Danseur ne ferait jamais ça, rétorque Sevro.

— Je ne pouvais pas le savoir, explique Vif-Argent d’un ton frustré. Je ne le connais pas. Écoute, j’ai des vidéos. Des enregistrements de conversations entre ton père et moi.

— Non. Je ne te laisserai pas approcher d’une tablette.

Sevro secoue la tête, confus, dépassé par l’absurdité de la situation. J’insiste, près de lui :

— Essaie. Donne-lui sa chance de nous le prouver.

— J’ai rencontré ta mère, Sevro. Une Rouge. Elle s’appelait Bryn. Comment le saurais-je, si je mens ?

— Foutaises. Il y a des dizaines d’explications…

Une idée me vient à l’esprit. Je les arrête d’un geste.

— J’ai un test. Si vous êtes un Fils, vous connaîtrez la réponse. Si vous êtes un traître, vous l’auriez dit au Chacal. Où est Tinos ?

Vif-Argent m’adresse un large sourire.

— À quinze mille kilomètres au sud de la mer Thermique. Trois kilomètres en dessous de la mine de Vengo. C’est une ancienne colonie abandonnée. Ses données ont été effacées des serveurs de la Société. Par mes techniciens. On a taillé les stalactites avec des foreuses Acharon-19 – fournies par mes usines – pour renforcer la structure de la caverne. Ce sont mes ingénieurs qui ont inventé son hydrogénérateur. C’est peut-être la cité d’Arès, mais c’est moi qui l’ai inventée, construite et payée.

Sevro ne sait comment lui répondre. Il continue :

— Au départ, Sevro, ton père était mon employé. D’abord sur Triton, où il a rencontré ta mère, pour surveiller la terraformation. Ensuite dans des affaires plus… discrètes. Je n’étais pas encore l’homme que je suis devenu. J’avais besoin d’un Or, d’un Sans-Égal reconnu, pour contourner certaines législations. Un Or qui n’avait pas froid aux yeux et peu de scrupules.

— Mon père a été votre mercenaire ?

— Ton père a été mon assassin. J’étais en pleine expansion. Il me fallait de la place. Quoi, tu penses que les Argents sont de gentils agneaux ? s’amuse-t-il. Certains, c’est vrai. Mais les affaires, dans un monde capitaliste népotique, sont sans pitié. Hésiter, c’est se faire dévorer par ses concurrents. J’ai fourni de l’argent à ton père. Il a recruté une équipe et discrètement géré mes problèmes. Jusqu’au jour où j’ai découvert qu’il avait monté un projet parallèle avec mes ressources. Les Fils d’Arès ! déclare-t-il dramatiquement.

Je suis sceptique.

— Vous ne l’avez pas dénoncé ?

— Pour les Ors, la sédition est un cancer. Ils m’auraient éliminé en même temps que lui. J’étais coincé. Mais il ne voulait pas me faire chanter : il voulait que je l’aide. Il a fini par me convaincre. Et me voilà.

Sevro fait les cent pas devant lui.

— Mais vous… pendant que nous tombions comme des mouches, vous étiez dans votre palais… riant avec les Ors, jouant avec vos Roses… Si vous étiez vraiment…

Vif-Argent le toise d’un air hautain.

— Qu’est-ce que j’aurais dû faire, monsieur Barca ? Mmh ? Éclairez-moi de votre vaste expérience.

— Vous battre avec nous !

— Avec quelle armée ? (Il patiente, le temps que Sevro admette son ignorance.) J’ai une sécurité personnelle, pour moi et mes usines, de trente mille hommes. Dispersée de Mercure à Pluton. Mais je ne les possède pas. Ce sont des Gris sous contrat. Je n’ai pas le droit d’acheter des Obsidiens. J’ai des armes, c’est vrai, mais pas de quoi défier des Sans-Égaux ! Vous êtes fous ? Je suis plus faible en force de frappe qu’une Maison mineure. C’était le rôle d’Arès de trouver des guerriers.

— Vous possédez la plus large compagnie informatique du Système ! proteste Sevro. Ça signifie des techniciens, des accès aux recherches militaires, aux nouveaux armements. Vous auriez pu espionner le Chacal pour nous, nous fournir des informations, nous aider de mille façons différentes !

— Puis-je être franc ?

— C’est le moment, dis-je d’un ton résigné.

Vif-Argent scrute Sevro de derrière son nez bossu.

— Je fais partie des Fils d’Arès depuis vingt ans. Ce qui demande beaucoup de patience. Une vue à long terme. Vous êtes à leur tête depuis moins d’un an, monsieur Barca. Regardez le résultat. Vous êtes un mauvais investissement. C’est aussi simple que cela.

— Un mauvais investissement ?

Ces paroles pourraient me paraître ridicules, venant d’un homme enchaîné à une chaise, le visage en sang. Néanmoins, la gravité de ses yeux m’ôte toute envie de rire. Cet homme n’est pas une victime. C’est un colosse. Un maître de son art. Aussi génial, d’une façon différente, que Fitchner. Et plus complexe, plus nuancé que je ne m’y attendais. Malgré cela, je me retiens de le trouver sympathique. Il a survécu vingt ans en mentant. Sa réussite dépend de son jeu d’acteur. Même maintenant. Qui est le vrai Vif-Argent, derrière ce visage de bouledogue ? Quels sont ses points forts ? Ses faiblesses ? Ses envies ? Ses motivations profondes ?

— J’ai observé. J’ai observé ce que vous faisiez, explique-t-il à Sevro. Pour voir si vous étiez du même bois que votre père. Mais quand ils ont exécuté Darrow – ou prétendu l’exécuter – vous vous êtes conduit comme un gamin immature. Vous avez commencé une guerre perdue d’avance, sans vous soucier du matériel, de la nourriture et de la coordination de vos forces. Vous avez révélé le sculptage de Darrow au monde entier. Pour quels résultats ? Des révoltes ponctuelles d’ouvriers en colère ? Vous ne comprenez rien à la guerre, conclut-il d’un air dédaigneux.

« Malgré ses défauts, votre père était un visionnaire. Il m’a promis un monde meilleur. Vous, son fils, m’offrez un génocide. Une guerre nucléaire. Des décapitations. Des villes entières rasées par des révoltes. En deux mots : le chaos. Le chaos, monsieur Barca, est mauvais pour les affaires. Et ce qui est mauvais pour les affaires est, de façon générale, mauvais pour l’homme.

Sevro déglutit, frappé par la sévérité de ses propos.

— J’ai fait ce que je devais faire, se défend-il d’une petite voix. Ce que personne ne voulait prendre en charge…

— Vraiment ? demande Vif-Argent, sans pitié. Ou avez-vous fait ce que vous vouliez faire ? Parce que vous étiez triste ? Parce que vous vouliez vous venger ? (Les yeux de Sevro se voilent.) Vous pensez que je n’ai rien fait. Mais j’ai œuvré, de mon côté. Comme vous l’avez vu, les relations entre la Souveraine et le Chacal se sont détériorées après l’évasion de Darrow.

Je me joins à la conversation.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. C’était néanmoins une opportunité. J’ai organisé une rencontre entre Virginia au Augustus et les représentants d’Octavia pour discuter d’un traité de paix. Virginia deviendrait Haut-Gouverneur et le Chacal serait emprisonné. Ce n’est pas idéal, mais d’après ce que j’ai vu, c’est le Chacal qui représente la menace la plus importante pour nos plans.

— Pourtant, vous l’avez aidé, au départ.

— C’est vrai, admet Vif-Argent en soupirant. À l’époque, je le pensais plus malléable que son père. Je me suis trompé sur lui. Tout comme vous. Il doit disparaître de la scène.

En somme, ses deux alliés auront trahi Adrius, dirait-on.

— Le projet de paix est à l’eau, non ?

— Complètement. Mais je m’en remettrai. Vous êtes vivant, Darrow, ce qui signifie que la rébellion l’est aussi. Le rêve de Fitchner, le rêve de votre femme, est encore réalisable.

— Pourquoi, bon sang ? demande Sevro. Pourquoi voulez-vous tout ça ? Vous êtes l’homme le plus riche du Système. Vous n’êtes pas un anarchiste !

— Non. Je ne suis pas anarchiste, ni communiste, ni fasciste, ni ploutokrate ou même démokrate, d’ailleurs. Mon garçon, ne prenez pas vos leçons au pied de la lettre. Les modes de gouvernance sont rarement des solutions, plutôt des problèmes. Je crois au capitalisme. Je crois à l’effort, au progrès, et à la débrouillardise de notre espèce. À l’évolution de notre peuple par une compétition équitable. Or le fait est que les Ors ne souhaitent pas évoluer. Depuis les conquêtes, ils étouffent l’innovation afin de perpétuer leur petit paradis. Ils inventent des mythes, remplissent les océans de monstres légendaires, reconstituent le mont Olympe, ou la Forêt Noire, selon leur bon plaisir. Ils construisent des armures qui leur permettent de voler comme des dieux. Ils entretiennent un conte de fées qui maintient l’homme figé dans le temps. Ils étouffent son inventivité, sa curiosité, sa mobilité sociale.

« Le changement menace leur contrôle. Regardez où nous sommes ! Dans l’espace ! Sur une lune modelée par l’homme ! Mais notre Société, elle, reste calquée sur celle des pédérastes de la Grèce archaïque ! Comme si toutes ces conneries de mythes n’avaient pas été inventées autour d’un feu de camp, par un fermier déprimé pour essayer de justifier sa vie pathétique…

« Les Ors font croire aux Obsidiens qu’ils sont des dieux. C’est faux. Les dieux créent. Les Ors ne sont que des vampires. Des parasites qui suceront notre sang jusqu’à la dernière goutte. Je veux nous libérer de cette pyramide. Je veux un marché et des esprits libres, riches. Pourquoi se tuer dans les mines, alors que nous pourrions utiliser des robots ? Pourquoi se limiter au seul Système solaire ? Nous méritons davantage. Mais pour cela, les Ors doivent périr, tout comme la Souveraine et le Chacal. Et je pense que si nous avons une chance, c’est avec vous, monsieur Andromédus.

« J’ai payé pour vos Symboles, dit-il en indiquant mes mains toujours gantées. J’ai payé pour vos os, pour vos yeux, pour vos muscles. Vous êtes la création de mon meilleur ami. L’élève de mon mari. L’apogée des Fils d’Arès. Mon empire est le vôtre. Mes techniciens. Mes gardes. Mes vaisseaux. Mes usines. Tout est à vous. Sans conditions, sans polices d’assurance. Messieurs, conclut-il en regardant Sevro, pour résumer, je suis avec vous.

Sevro applaudit, l’air moqueur.

— Très joli. Darrow, il veut t’embobiner.

— Peut-être. Mais on laisse tomber les bombes.

— Les bombes ? s’alarme Vif-Argent. Quelles bombes ?

— Celles posées dans les raffineries et sur les quais.

Il nous fixe tour à tour. De toute évidence, il pense que nous sommes fous.

— C’est ça, votre plan ? Impossible. Vous ne pouvez pas… Avez-vous seulement idée des conséquences ?

— L’économie s’effondrerait, dis-je. Les actions se casseraient la figure, les prêts seraient figés et les banques feraient faillite, entraînant une stagflation globale. L’ordre social volerait en miettes. Accordez-nous un soupçon de respect. Nous ne sommes pas des amateurs, ni des petits garçons. Et c’était notre plan.

Sevro s’écarte de moi, comme mordu.

— « C’était » ? C’est lui qui commande, maintenant ?

— La situation a changé, Sevro. Nous devons réfléchir. Il nous faut tous les atouts possibles.

Il me regarde comme s’il ne me reconnaissait pas.

— Des atouts ? Comme lui ?

— Ou Orion. Tu m’as caché que Mustang t’avait contacté.

— Parce qu’elle t’aurait manipulé, répond-il fermement. Comme avant. Comme en ce moment. Tu as peur, pas vrai ? devine-t-il en me dévisageant. Peur d’appuyer sur la détente, peur de faire une erreur. Nous avons enfin la chance de blesser les Ors, et tu veux réfléchir ? C’est la guerre, me rappelle-t-il en sortant le détonateur de sa poche. Nous n’avons pas le temps. On embarque ce connard avec nous si tu veux, mais on ne fiche pas en l’air cette occasion.

— Arrête de jouer les terroristes ! Tu vaux mieux que ça !

Je suis furieux. Il a toujours été – et devrait encore l’être – mon ami le plus simple, le plus solide. Nos pertes et nos deuils ont tout gâché. Un océan de souffrances, de peurs, de reproches et de culpabilité nous sépare. Autrefois, on l’appelait mon ombre. Je lui en veux principalement parce que ce n’est plus le cas. Parce qu’il est devenu son propre maître, avec ses propres convictions. Il m’en veut de ne plus être le Faucheur qu’il connaissait. Et maintenant que j’essaie de reprendre les rênes, de lui prouver que ma force a survécu, il se méfie : il a vu ma faiblesse, et elle l’effraie.

— Sevro, donne-moi le détonateur, dis-je froidement.

— Nan.

Il ôte le couvercle, révélant le bouton rouge qui déclenchera, s’il le presse, l’explosion d’une tonne entière d’explosifs dispersés sur Phobos. La lune survivrait, mais ses bâtiments seraient rasés. La purification d’hélium 3 serait interrompue pendant des mois, voire des années. La Société en souffrirait atrocement – mais nous aussi.

— Sevro…

— Mon père est mort par ta faute. Quinn, Pax, Gringalet, Harpie et Léa sont morts parce que tu te croyais intelligent, plus intelligent que nous. Parce que tu n’as pas tué le Chacal, ou Cassius, quand tu en avais l’occasion. Moi, je n’hésiterai pas.

Le pouce de Sevro se soulève au-dessus du bouton. Avant qu’il ne puisse l’abaisser, j’active le brouilleur sur ma ceinture, bloquant le signal du détonateur.

— Espèce d’enculé, siffle-t-il en bondissant vers la porte.

Je tente de l’intercepter. Il se glisse sous mon bras. Mon brouilleur n’est pas très puissant : Sevro n’a que quelques mètres à faire pour m’échapper. Il s’enfuit en courant.

— Sevro, arrête !

Je m’élance derrière lui. Il file à travers l’entrepôt, puis dans un couloir, conservant son avance. Il est plus souple, plus agile que moi. Il va finir par m’échapper. Je brandis mon Poing à impulsion, vise au-dessus de sa tête et fais feu. Mon tir est moins précis que prévu : je manque de lui arracher la tête. Le sommet de sa crête iroquoise se met à fumer. Il s’arrête net et me transperce du regard.

— Sevro… je ne voulais pas…

Avec un hurlement furieux, il me bondit dessus. Pris par surprise, je trébuche en arrière. Il me décoche une rafale de coups de poing. Je bloque le premier, mais le second percute ma mâchoire. Je me mords violemment la langue. La bouche pleine de sang, je vacille. Si Mickey ne m’avait pas renforcé, il aurait réduit mes os en miettes.

Profitant qu’il agite la main en jurant, je riposte avec ma jambe droite, le frappant en plein dans les côtes. Il s’écrase contre un mur. J’enchaîne avec un direct du droit qu’il évite. Mes doigts heurtent le métal. Je grogne de douleur. Il se faufile sous mon coude et s’acharne sur mon ventre, visant mes testicules. Je me tortille, attrape un de ses bras, le fais tourner autour de moi de toutes mes forces avant de le lâcher. Il rentre dans le mur la tête la première et s’affale. Je me jette sur lui pour le fouiller.

— Où est-il ? Sevro…

Il me fait un croche-pied. Je m’écroule. Nous commençons à lutter au corps à corps. Il est plus doué que moi : en quelques secondes, il commence à m’étrangler, les jambes nouées autour de mon cou, ses cuisses écrasant mes oreilles. J’essaie de le soulever, mais il s’accroche, rebondit sur mon dos, refuse de lâcher. Il en profite même pour tenter de me frapper l’entrejambe par derrière. Je ne peux pas le déloger. Je ne peux plus respirer. J’attrape ses chevilles et tourne sur moi-même. Une deuxième fois, il percute le mur. Puis une troisième. Il cède enfin, s’écarte en titubant. Je ne lui laisse pas le temps de se reprendre, l’assaille de prises de kravat. Emporté par mon élan, je m’approche trop et mon menton heurte brutalement le sommet de son crâne. Je vois des étoiles.

— Espèce de… stupide… fils de…

— Saleté de maigrichon de mes…

Il m’envoie un coup de pied dans le ventre. Je le bloque, immobilise sa cheville avec mon bras et lui assène, de toutes mes forces, mes deux poings joints sur la tête. Il s’effondre comme un pantin dont on a coupé les ficelles. Les genoux mous, il tente de se relever, mais je le cloue par terre du pied. Nous restons immobiles, haletants, étourdis. Je demande :

— Ça y est ? Tu as fini ?

Il hoche la tête. Je retire mon pied et lui tends la main pour l’aider. Il la saisit, puis m’attire vers lui pour me frapper du genou en pleines couilles. Je tombe en retenant un haut-le-cœur. Une vague de nausée s’empare de mon corps déjà malmené. À côté de moi, les épaules de Sevro tressautent. Rit-il ? Non. Ses yeux sont pleins de larmes. Je suis stupéfait de le voir éclater en sanglots. Il se détourne, essayant de cacher son visage. Ce qui ne fait qu’empirer les choses.

— Sevro…

Je m’assois, complètement anéanti. N’osant pas le prendre dans mes bras, je pose la main sur sa tête. À ma grande surprise, il ne s’écarte pas, mais rampe au contraire pour la poser sur mes genoux. Je pose mon autre main sur son épaule et patiente le temps qu’il se calme, qu’il essuie la morve qui coule de son nez. Il ne bouge toujours pas. L’air est chargé d’électricité, comme dans les secondes qui suivent la fin d’un éclair. Au bout de plusieurs minutes, il se racle la gorge, puis se redresse pour s’asseoir en tailleur au milieu du couloir. Ses yeux sont gonflés, honteux. Il se tripote les mains. Avec ses tatouages et sa crête roussie, il ressemble à un petit garçon tiré d’un livre d’histoires particulièrement dérangeantes.

— Si tu racontes que j’ai pleuré, je collerai un poisson mort dans une chaussette que je cacherai dans ta chambre.

— Ça marche.

Le détonateur traîne sur le sol, assez proche pour le saisir en tendant la main.

— Je hais tout ça, dit-il d’une petite voix. Les gens comme Vif-Argent. Je ne veux pas qu’il soit un Fils, avoue-t-il en me regardant. Je ne veux pas être comme lui.

— Tu ne l’es pas.

Il ne me croit pas.

— À l’Institut, en me réveillant le matin, je pensais toujours que j’étais encore dans un rêve. Puis je sentais le froid. La saleté et le sang sous mes ongles. Et je me rappelais où j’étais. Je n’avais qu’une envie, c’était de me rendormir. D’être au chaud. Mais je savais que je devais me lever et faire mes preuves dans un monde qui n’en a rien à carrer. C’est comme ça que je me sens tous les matins, maintenant, confie-t-il en grimaçant. J’ai tout le temps peur. Je ne veux plus perdre de gens. Je ne veux plus les laisser tomber.

— Ça n’arrivera pas. C’est plutôt moi qui t’ai laissé tomber. Tu avais raison, dis-je avant qu’il ne m’interrompe. Nous le savons tous les deux. C’est ma faute si ton père est mort. C’est ma faute tout ce qui s’est passé ce soir-là.

— C’était quand même pourri de ma part de te dire ça. Je dis toujours des choses pourries.

— Je suis content que tu l’aies dit.

— Pourquoi ?

— Parce que nous avions oublié qu’on ne peut rien faire tout seuls. Toi et moi, il faut qu’on puisse tout se dire. C’est comme ça que ça fonctionne – qu’on fonctionne. On ne prend pas de gants. On se parle. Même si c’est des choses pourries, qui font mal à entendre.

Je sais maintenant combien il se sent seul, quel fardeau il a dû porter. Il est comme moi quand Cassius m’a poignardé et abandonné dans la boue. Il faut qu’il partage cette charge. Je ne sais pas comment le lui expliquer. Son obstination et son intransigeance sont incompréhensibles, vues de l’extérieur, mais elles ont un sens pour lui. Comme elles en avaient un pour moi quand Roque essayait de me raisonner.

— Tu te rappelles quand je vous ai aidés, Cassius et toi, alors que vous alliez vous noyer dans ce lac ? demande-t-il. Je ne voulais pas spécialement que tu deviennes Primus. Je veux dire, tu étais con comme un balai… Mais j’avais vu la façon dont ils te regardaient. Caillou. Clown. Quinn. Roque. Je vous observais, dans les ravins, quand Titus occupait le château. Je t’ai vu aider Léa à tuer sa première chèvre. J’avais envie de ça. De vous rejoindre.

— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?

Il hausse les épaules.

— J’avais peur que vous refusiez.

— Ils te regardent aussi comme ça, maintenant. Tu n’as pas remarqué ?

— N’importe quoi, dit-il amèrement. Depuis le début, je fais tout pour être toi. Être le vieux. Ça ne marche pas. Ils auraient préféré que ce soit moi qui sois capturé, pas toi.

— Tu sais que c’est faux.

— Non, c’est vrai, insiste-t-il. Tu vaux mieux que moi. Je l’ai vu dans tes yeux, quand tu regardais Tinos. L’amour, le sentiment protecteur que tu ressens pour ces gens. Moi, je n’y arrive pas. Je déteste les réfugiés. Je leur en veux d’être faibles, d’être stupides, de se battre entre eux alors que nous nous sacrifions pour les aider. Je sais que c’est mal, mais c’est comme ça, conclut-il en inspectant ses ongles.

Il a l’air si vulnérable en cet instant, une fois sa rage retombée ! Il n’attend pas que je le sermonne. Il est simplement épuisé, seul. Persuadé, à tort, que je vaux mieux que lui, il espère simplement qu’il est différent du Chacal ou de Vif-Argent. Tout cela par ma faute.

— Je les déteste aussi.

— N’essaie pas de…

— Non. Je ne mens pas. Du moins, je déteste qu’ils me rappellent qui j’étais, qui je pourrais encore être. Merde, j’étais vraiment un petit con. Tu m’aurais haï. J’étais sûr de moi, arrogant, égoïste. Je niais être un esclave, simplement parce que j’étais amoureux. J’idéalisais complètement Eo, dis-je en suivant pensivement les lignes de ma main. J’embellissais nos vies pour ne pas imiter mon père, qui est mort sans avoir vécu la sienne.

« Paradoxalement, ça me rend humble de savoir que j’ai tout commencé à cause d’elle. Elle était tout pour moi. Mais je n’étais pas tout pour elle. J’y ai beaucoup pensé quand j’étais prisonnier du Chacal. Je ne lui ai pas suffi. Notre enfant ne lui a pas suffi. Une part de moi la déteste pour ça. Elle ne savait même pas que Mars était terraformée. Elle voulait juste tenir tête aux Ors, devant les mineurs de Lykos. Deux mille personnes. Sa mort en valait-elle vraiment la peine ? La mort de notre enfant ?

« Et maintenant, tous ces gens pensent qu’elle était une sainte. Une martyre angélique. Ce n’était qu’une fille. Elle était courageuse, c’est vrai, mais elle était aussi stupide et égoïste. Romantique et généreuse. Elle aurait pu être tellement plus que ça. On aurait pu l’être ensemble. Mais elle est morte. Tu sais, je pense que le pire en vieillissant, c’est de voir enfin toute la merde qui macule nos souvenirs, dis-je avec un rire amer en m’adossant au mur.

— On a vingt-trois ans, tête de con.

— Eh bien moi, je m’en sens quatre-vingts.

— Ça se voit sur ta tronche. (Je lui fais un doigt d’honneur. Il me sourit.) Tu… tu penses qu’elle peut te voir ? Depuis la Vallée ? Ton père aussi ?

Je suis sur le point de lui répondre que je ne sais pas quand j’intercepte son regard. Il ne pose pas la question pour moi, mais pour lui. Peut-être à cause de Quinn, à qui il n’a jamais avoué son amour. Derrière sa sauvagerie, j’oublie parfois qu’il n’est qu’un homme. À la dérive. Ni Rouge ni Or. Sans foyer, sans famille, sans avenir. Je serais prêt à tout pour qu’il se sente aimé.

— Oui, dis-je d’un ton faussement assuré. Je crois qu’elle me voit. Comme mon père et comme le tien.

— Alors ils doivent avoir de la bière, là-bas.

— Ne sois pas sacrilège ! Du whisky, voyons. Des rivières entières de whisky.

Je pousse son pied du mien. Son rire me requinque un peu. Morceau par morceau, j’ai l’impression de regagner mes amis.

J’ai toujours poussé Victra à s’ouvrir aux autres, sans suivre mon propre conseil, conscient qu’un jour je les trahirais tous, que l’amitié n’était qu’une illusion. Pourtant, aujourd’hui, je suis entouré de gens qui savent qui je suis, des gens que je suis terrifié de perdre ou de décevoir. Mais c’est ce lien, celui que je partage avec Sevro, qui nous rend forts. C’est ce que le Chacal ne comprendra jamais.

— Tu sais ce qui se passera ensuite ? Si nous tuons Octavia et le Chacal ? Si nous gagnons ?

— Non, admet Sevro.

— C’est bien ça le problème. Moi non plus. Mais je refuse de donner raison à Augustus. Je refuse de semer le chaos sans avoir de plan pour la suite. C’est pour ça que nous avons besoin de gens comme Vif-Argent. Le terrorisme, c’est fini. Il nous faut une armée.

Sevro ramasse le détonateur, dont il arrache le bouton.

— Quels sont tes ordres, Fauch’ ?

Nous regagnons la salle où les Hurleurs patientent, prêts à quitter la station. Une dizaine de Rouges, dont Rollo, nous guettent depuis l’extrémité de la pièce. Ils savent que nous sommes sur le point de partir. De les abandonner. Vif-Argent est avec nous, libéré de ses liens. Notre nouveau plan lui convient, à quelques détails près. Victra hausse un sourcil devant nos bleus et nos égratignures.

— Vous avez enfin parlé. Bien. Tu vois ? lance-t-elle à Ragnar. Pas de quoi s’inquiéter.

— On a réglé nos merdes, confirme Sevro.

— Et l’homme riche ? demande Ragnar avec curiosité. Pourquoi n’est-il pas attaché ?

— Parce que c’est un Fils d’Arès. Tu ne savais pas ?

Victra éclate de rire.

— Vif-Argent est un Fils ? C’est ça, et je suis une Fossoyeuse ! Attendez… Vous êtes sérieux ?

— Je suis navré pour votre mère, Victra, déclare Vif-Argent d’une voix rauque. Mais c’est un plaisir de vous revoir, sincèrement. Je fais partie des Fils d’Arès depuis vingt ans. Je peux le prouver avec des centaines d’heures de conversation entre Fitchner et moi.

— C’est un Fils, tranche Sevro. On peut embrayer ?

Victra secoue la tête, abasourdie.

— Je veux bien être damnée. Mère a toujours pensé que vous aviez un secret. Je penchais pour un truc sexuel. Que vous aimiez les licornes, ou un machin comme ça.

Sevro se tortille, mal à l’aise. Elle n’a visiblement pas vu ses vidéos préférées. Holiday demande à Vif-Argent :

— Alors, vous allez nous tirer de là, monsieur Crésus ?

— Pas exactement. Darrow ?

— On ne part pas.

Les Hurleurs échangent des regards confus. Rollo lève le nez. Tête-de-nœud, renfrogné, résume la pensée générale :

— On peut savoir ce qui se passe ? Qui commande, finalement ?

— Hurleur no 1, annonce Sevro en me tapant l’épaule.

— Hurleur no 2, dis-je en lui rendant la pareille.

— Ça vous va ? demande Sevro.

Les Hurleurs hochent la tête tous ensemble. J’enchaîne :

— Premier point à rectifier : qui a une pince ?

Je les dévisage un par un, jusqu’à ce que Holiday en sorte une de sa sacoche et me la lance. Je l’introduis dans ma bouche, agrippe fermement la molaire où est implantée la capsule d’achlys 9 et, avec un grognement, l’arrache.

— J’ai déjà été capturé. Je ne le serai pas une seconde fois. Cependant, si je meurs, je veux mourir avec mes amis. Pas dans une cellule. Pas sur un gibet. Avec vous.

Je tends la pince à Sevro, qui déracine sa propre dent. Il répète, en crachant son sang sur la table :

— Je meurs avec mes amis.

Ragnar n’attend même pas l’outil : il arrache sa molaire à main nue avant de la déposer près des nôtres, l’air ravi.

— Je meurs avec mes amis.

Un par un, les Hurleurs extraient leur capsule, chacun ajoutant sa dent à la pile. Vif-Argent nous observe comme si nous étions complètement dingues, se demandant sans doute dans quoi il s’est engagé. J’ai besoin que mes hommes se débarrassent du poids qui les encombre. Ce poison, incrusté dans leurs corps, ne fait que leur rappeler leur mort imminente. Conneries. Si la mort les veut, elle devra les mériter. Je veux qu’ils croient en eux. En nous. En l’idée que nous pouvons gagner et vivre.

Parce que, pour la première fois, j’y crois aussi.

Après avoir donné mes instructions, je retrouve les Fils d’Arès dans la salle de commandement, avec Sevro, pour leur réclamer une communication encryptée.

— Pour la Citadelle d’Agéa, je vous prie. Allez, mes amis. On n’a pas la journée.

Les yeux ronds, ils obéissent. Sevro, planté devant l’holocaméra avec moi, s’interroge :

— Tu crois qu’il sait déjà qu’on est là ?

— Pas encore, je pense.

— Tu crois qu’il va se faire dessus ?

— Espérons. N’oublie pas, on ne dit rien sur Mustang et Cassius. On garde ça dans notre manche.

L’appel aboutit. Sur l’holo, une jeune Cuivre pâlotte nous jette un regard endormi avant d’ânonner :

— CentreCom de la Citadelle. Que puis-je faire pour…

Elle se fige soudain, enregistrant l’image devant ses yeux. Toute trace de sommeil s’envole de son visage.

— J’aimerais parler avec le Haut-Gouverneur, dis-je.

— Et… puis-je… euh… demander qui l’appelle ?

— Le foutu Faucheur de Mars ! aboie Sevro.

— Un instant, s’il vous plaît.

La pyramide de la Société remplace son visage. Un morceau de Vivaldi – terriblement prévisible – nous fait patienter. Sevro pianote sur sa cuisse en fredonnant sa petite composition personnelle :

— Si ton cœur bat la chamade, et que tes jambes sont mouillées, c’est que le Faucheur parade chez toi en toute liberté…

Après plusieurs minutes, le Chacal apparaît devant nous. Il porte une veste à col raide, les cheveux coiffés sur le côté. Il n’a pas l’air paniqué : amusé, tout au plus. Méticuleusement, il essuie sur ses lèvres les traces de son petit déjeuner.

— Le Faucheur et Arès, constate-t-il d’une voix traînante. Vous êtes partis si vite la dernière fois, tous les deux, qu’on ne s’est même pas salués. Tu as bonne mine, Darrow. Victra est avec toi ?

— Adrius, dis-je d’un ton neutre, tu dois déjà le savoir, mais une explosion s’est produite aux Industries du Soleil. Ton associé secret, Vif-Argent, est porté disparu. Je voulais t’éviter la lenteur d’une enquête et t’avertir en personne : nous, les Fils d’Arès, revendiquons le kidnapping de Vif-Argent.

Il avale une gorgée délicate de son café.

— Je vois. Dans quel but ?

— Nous le garderons en otage jusqu’à ce que les prisonniers politiques que tu détiens illégalement soient relâchés, ainsi que les Rouges des camps de concentration. De plus, tu devras reconnaître ton implication dans le meurtre de ton père. Publiquement.

— C’est tout ? demande-t-il sans la moindre trace d’agitation, bien que son esprit doive fonctionner à plein régime.

— Tu devras aussi embrasser mon petit cul boutonneux, ajoute Sevro.

— Charmant, réplique le Chacal en observant quelque chose hors champ. Mes agents m’informent qu’un blocage a été décrété dix minutes après l’explosion. Le vaisseau qu’ils ont repéré a disparu dans le Creux. J’en déduis que vous êtes encore sur Phobos ?

Je me raidis.

— Obéis, ou la vie de Vif-Argent ne tiendra qu’à un fil.

— Malheureusement, je ne négocie pas avec des terroristes. En particulier ceux qui pourraient utiliser cette conversation à leur avantage. (Il reprend une gorgée de café.) J’ai écouté votre proposition. Voici la mienne. Fuyez. Maintenant. Tant que vous le pouvez. Mais sachez que, même si vous vous cachez, je trouverai vos amis. Je les tuerai et, une fois que je vous aurai capturés, je vous enfermerai dans les ténèbres en compagnie de leurs têtes. Tu ne t’en sortiras pas, Darrow. Je te le promets.

Il coupe la communication.

— Tu crois qu’il va envoyer les Osseleux ?

— J’espère. Viens, il est temps d’y aller.

Le Creux est une mégapole constituée de cages empilées les unes sur les autres. Couvertes de rouille, elles forment des rangées qui s’étendent à perte de vue, flottant dans le cœur de Phobos. Chaque cellule contient le tableau d’une vie miniature : des capes fixées à des crochets ; des grils portables où cuisent toutes sortes de plats différents ; des photos de famille, des paysages de mer ou de montagne, scotchées aux barreaux. Tout y est gris : le métal, le tissu et les visages des Oranges et des Rouges prisonniers de ce lieu. Les seules touches de couleur proviennent des écrans omniprésents, tels de brefs aperçus de rêves. Hommes et femmes, recroquevillés dans leurs petits cubes, regardent leurs émissions pour oublier la dure réalité. Beaucoup ont tapissé leurs cages de couvertures, afin d’obtenir un semblant d’intimité. Toutefois, impossible d’échapper aux odeurs et aux bruits. Les portes métalliques résonnent incessamment. Les serrures cliquettent. Les hommes toussent, rient. Les générateurs bourdonnent. Les holoPostes aboient des interpellations. Les sons se mêlent en une sorte d’épaisse soupe auditive qui s’infiltre partout.

Rollo, il y a longtemps, a vécu dans le quartier sud de Phobos. Désormais, le Syndicat y règne en maître, après en avoir chassé les Fils d’Arès, deux mois plus tôt. Tout en voltigeant entre les câbles plastifiés qui traversent les rangées de cages, je croise des ouvriers rentrant du travail. Ils se tordent le cou en entendant le sifflement, étranger pour eux, de mes bottes antigrav. C’est sans doute la première fois qu’ils en voient, à part sur l’HP ou au sein des réalités virtuelles bas de gamme que leur fournissent les Verts au prix de cinquante unités la minute. La majorité n’a jamais vu de Sans-Égal en personne, encore moins en armure. Je dois leur sembler terrifiant.

Il y a sept heures que j’ai prévenu Danseur, toujours sur Tinos, de mon plan. Six heures que j’ai appris l’évasion de Kavax : visiblement, quelqu’un l’a libéré. Cinq heures que Vif-Argent et Mattéo sont retournés dans leur gratte-ciel, où Vif-Argent a passé le restant de la nuit à contacter ses espions et ses Ruches. Quatre heures que la sécurité de Vif-Argent équipe les Fils d’Arès, leur fournissant armures et fusils dernier cri. Quatre heures également que deux destroyers d’Augustus ont quitté Mars. Trois heures que Ragnar et Rollo sont partis, avec mille Fils d’Arès, vers le niveau 43C pour préparer leurs chaloupes. Deux heures qu’un des yachts de Vif-Argent est paré au décollage. Une heure que les destroyers sociétaux ont déployé leurs premières troupes, au Spatioport Interplanétaire de Skyresh, et que la peinture rouge de mon armure est sèche.

Tout est prêt. Nous partons en guerre.

Je m’enfonce au cœur du Creux en semant le silence derrière moi. Mon rasoir, blanc comme un os, est enroulé autour de mon bras. Sevro vole sur ma droite, fièrement coiffé du casque d’Arès. Son armure, un bijou de technologie, sort tout droit des placards de Vif-Argent. Holiday nous suit avec une centaine de Fils d’Arès.

Ils ont du mal à maîtriser leurs bottes. Certains portent des rasoirs, d’autres des Poings à impulsion. Comme je l’ai ordonné, aucun n’a de casque. Je veux que, tête nue, ils revendiquent leur trahison et poussent le reste des Rouges et des Oranges à les rejoindre. Des visages filent sous mes yeux. Des centaines de milliers, qui se lèvent vers nous. Pâles, confus, jeunes pour la plupart. Attirés sur Phobos par de fausses promesses. Isolés de leurs familles restées sur Mars, comme Rollo. Il manque des choses dans les cages. Des enfants. Des animaux.

Des voisins s’interpellent. Je lis mon nom sur leurs lèvres. Quelque part, les hommes du Syndicat préviennent leurs chefs, avertissent la police et les unités antiterroristes que le Faucheur est vivant, qu’il est sur Phobos. Plus loin, les légions et les Osseleux du Chacal se rapprochent. Dans un endroit que j’ignore, Aja découvre l’identité du meurtrier de sa sœur.

J’ai posé tous mes appâts.

Tout en gagnant le quartier central de la ville, je lance une prière à Eo, l’enjoignant de me prêter sa force. Devant moi, telle une idole électronique cernée de barbelés, un holoPoste de cent mètres de haut diffuse une comédie de la Société. Les cages qui l’entourent sont baignées d’une lueur bleue maladive. Des bruits de serrures qu’on ouvre viennent se superposer aux rires enregistrés : assis au bord de leurs cages, les pieds dans le vide, les habitants de Phobos me guettent.

Les Verts de Vif-Argent braquent leurs caméras sur moi. Les Fils d’Arès se positionnent en cercle, telle une garde d’honneur. Leurs yeux étincellent. Leurs cheveux ondulent comme des flammes. Holiday et Arès se placent à mes côtés. Nous flottons, au centre d’une sphère de cages de quatre cents mètres de diamètre. Le silence tombe, à l’exception des rires synthétiques, idiots, malsains, qui continuent de retentir. Je fais un signe aux Verts et, dans la tour de Vif-Argent, les meilleurs pirates informatiques de l’univers interrompent les programmes de Phobos, de la Terre, de Luna, des astéroïdes, de Mercure, des lunes de Jupiter, du Système entier, pour retransmettre à la place, à travers l’espace physique et digital, mon image. Vif-Argent, en utilisant le réseau qu’il a construit pour le Chacal, me prouve son allégeance. Cette fois, il ne s’agira pas d’une vidéo virale, cachée dans les profondeurs de l’holoNet. Cette fois, il s’agira d’un rugissement, retransmis sur dix milliards de postes, devant dix-huit milliards de gens. De ces écrans qui les enchaînaient jusqu’à présent, je fais l’arme qui les libérera.

Karnus au Bellona n’était pas parfait, mais il avait raison sur un point. Tout ce que nous possédons, c’est la possibilité de crier dans le vent. Lui, c’est son nom qu’il a choisi ; j’en ai tiré une leçon. Néanmoins, avant de débuter ma guerre, je crierai quelque chose de bien plus grand que mon nom. Plus grand que ma fierté. Je crierai le rêve que je poursuis depuis mes seize ans.

Sur l’holoPoste, la comédie est remplacée par Eo. La silhouette géante de la fille que j’aimais apparaît. Elle a le visage livide, calme, plus dur que dans mon souvenir. Ses cheveux sont ternes et filasse, ses vêtements en lambeaux. Ses yeux flamboient, rouges comme le sang sur son dos, tandis qu’elle relève la tête sous le fouet. Sa bouche s’entrouvre. La chanson coule d’entre ses lèvres, aussi fine et fragile qu’un songe de printemps.

Mon fils, mon fils,

Souviens-toi des chaînes

Quand l’or régnait sur ces plaines

Au son des cris

Nous avons lutté

Pour une vallée

Nôtre à jamais.

Les échos de son chant, dans cette cité de métal, sont plus forts que dans les rues de pierre de Lykos. Sa lumière se reflète sur les visages qui la contemplent. Ces Rouges et ces Oranges ne l’ont jamais connue de son vivant, mais sa mort leur est familière. Silencieux, tristes, ils la regardent monter à la potence. J’entends mes pleurs, mes cris. Je me vois maîtrisé par les Gris. J’ai l’impression de sentir à nouveau la terre sous mes genoux tandis que mon monde s’effondre. À l’arrière-plan, pendant qu’ils passent la corde au cou d’Eo, Augustus discute avec Pline et Léto. À leur vue, les visages des habitants des cages se couvrent de haine. Pour la deuxième fois, je ne peux pas sauver Eo. Sa mort est tout aussi inéluctable. Elle tombe. Je tressaille en entendant le froissement de sa robe, le craquement de la corde. Je m’oblige à regarder l’hologramme, à regarder le garçon que j’étais tituber et entourer de ses bras les jambes qui tressautent. Je l’observe embrasser ses chevilles, puis tirer, de toute sa faible force. L’haemanthus tombe.

Alors je parle :

— J’aurais voulu vivre en paix. Mes ennemis m’ont jeté dans la guerre. Je m’appelle Darrow de Lykos. Vous connaissez mon histoire. C’est un reflet de la vôtre. Chez moi, dans ma mine, ils ont tué ma femme. Non pas parce qu’elle chantait, mais parce qu’elle remettait leur règne en question. Elle osait s’exprimer. Pendant des siècles, de leur naissance à leur mort, on a menti à des millions d’hommes enterrés sous la surface de Mars. La vérité a éclaté. À présent, ces hommes partagent le même sort, et ils souffrent tout comme vous.

« L’homme naît libre mais, des rivages de la Terre aux cratères de Mercure, du cœur des déserts glacés de Pluton au fond des mines de Mars, il vit enchaîné. Ses chaînes sont la faim, le devoir, la peur. Elles ont été forgées par une race que nous avons créée, il y a longtemps, non pas pour nous gouverner, mais pour nous guider dans un monde ravagé par la guerre, par la cupidité. Au lieu de cela, cette race nous a plongés dans les ténèbres. Elle a exploité, à ses propres fins, l’ordre et la prospérité qui régnait. Elle exploite votre vie, exige votre sacrifice, vous interdit de rêver. Elle prétend qu’une personne ne vaut pas mieux que la Couleur de ses yeux, que celle de ses Symboles. De leurs Symboles.

J’ôte mon gant pour brandir mon poing droit, comme Eo avant de mourir. Cependant, contrairement à elle, je ne porte plus de Symboles. Mickey les a ôtés sur Tinos. Je suis la première âme, depuis des siècles, à marcher nu. Un murmure parcourt le Creux.

— Aujourd’hui, je me tiens devant vous sans chaînes. Et je vous demande, mes frères, mes sœurs, de me rejoindre. De vous unir derrière les Fils d’Arès. De reprendre vos villes et vos biens. De rêver avec moi d’un monde meilleur que celui-ci. L’esclavage n’est pas la paix. La liberté est la paix. Tant que nous ne l’aurons pas, notre devoir sera de faire la guerre.

« Rien n’excuse la barbarie ou le sadisme. Si un homme viole, tuez-le sur-le-champ. Si un soldat torture, tuez-le sur-le-champ. Nous sommes en guerre, mais n’oubliez pas que vous vous battez pour le bien. Portez-en fièrement le fardeau. Ne soyez pas animés par la haine ni par la vengeance, mais par l’esprit de justice. Nous nous battons pour nos enfants. Pour le futur.

« Je m’adresse maintenant aux Ors, aux Auréats qui nous gouvernent. J’ai marché parmi vous, mangé à vos tables, triomphé de vos écoles et enduré vos prisons. J’ai survécu à vos tentatives de me tuer. Je connais votre puissance, votre fierté et vos faiblesses. Je vous annonce maintenant votre fin. Durant sept siècles, vous avez régné sur l’homme, sans rien lui apporter. L’homme en a assez.

« Aujourd’hui, je déclare que votre règne est terminé. Vos vaisseaux ne sont plus vos vaisseaux. Vos cités ne sont plus vos cités. Vos planètes ne sont plus vos planètes. Nous les avons bâtis. Ils nous appartiennent, à nous, le commun des mortels. Aujourd’hui, nous les reprenons. Peu importent les ténèbres que vous répandrez, la nuit que vous invoquerez : nous rugirons et nous ragerons jusqu’à ce que la lumière meure, jusqu’à notre dernier souffle. Non seulement dans les mines de Mars, mais aussi sur les plages de Vénus, dans les dunes de soufre d’Io, dans les vallées gelées de Pluton. Nous nous battrons dans les tours de Ganymède, dans les ghettos de Luna, sur les océans tempétueux d’Europe. Et si nous tombons, d’autres prendront nos places. Car nous sommes la marée qui monte désormais à l’assaut de vos murs.

Sevro frappe sa poitrine de son poing. Une fois, deux fois, bien nettement. Deux cents Fils d’Arès lui répondent. Puis les Hurleurs. Dans les cages d’acier, nos spectateurs reprennent le rythme, cognant sur les barreaux rouillés. Un colossal battement de cœur fait bientôt vibrer les entrailles de la lune-vampire. Il parcourt les Ruches douillettes où les Bleus, sirotant du café, étudient les mathématiques gravitationnelles ; envahit les casernes Grises de chaque quartier ; chante aux oreilles des Argents assis à leur bureau ; vient menacer la paix des Ors dans leurs palaces et leurs vaisseaux de plaisance.

Il se diffuse dans l’encre noire qui cerne Phobos ; rejoint la surface rouge de Mars ; traverse les remparts de la forteresse solitaire d’Attica où Adrius, assis sur son trône hivernal, règne sur ses sujets. J’espère que notre cri lui écorche les tympans. Que le cœur de ma femme lui flanque la chair de poule. Il ne pourra jamais stopper cette lente pulsation qui vibre au cœur des tunnels de Mars, dans les cuisines des Rouges réveillés, dans les salons des Cuivres effrayés, dans les oreillettes des gardes Gris qui, déjà, reculent devant les regards haineux des mineurs.

Le cœur d’Eo résonne sur les jetées parfumées des archipels vénusiens, à bord des voiliers qui regagnent leurs ports, dans les villas des Ors qui, inquiets, scrutent le visage de leur chauffeur, de leur valet ou de leur jardinier. Il retentit dans les cantines des latifundia terrestres où les Rouges triment, sous le soleil implacable, pour nourrir des personnes qu’ils ne verront jamais. Il gagne le centre de l’Empire, fait trembler les mégapoles lunaires, depuis la tour de verre de la Souveraine jusqu’au fin fond de la Cité Perdue, où une fille Rose prépare son déjeuner après une nuit éprouvante. En l’écoutant, un Brun s’écarte de son gril, oubliant la graisse qui éclabousse son tablier. Une Violette fracasse la vitre d’un bureau de poste. La tablette d’un Gris clignote, lui annonçant le déclenchement d’une procédure d’urgence.

C’est le début de la fin. Ce terrible espoir, qui ranime mon propre cœur, achève de me réveiller. Je rugis :

— Brisez vos chaînes !

Mon peuple rugit en retour.

— Ragnar, dis-je dans ma radio. Coupe le courant.

Les Verts font basculer l’image vers une vue de la tour militaire de Phobos. C’est un bâtiment titanesque, hideux, mais rempli à craquer d’armes. À partir de cet endroit, le Chacal contrôle la lune. À l’intérieur, des Gris et des Obsidiens doivent enfiler leur armure, vérifier leurs munitions, embrasser des photos d’êtres aimés et se préparer à plonger dans le Creux pour éteindre un cœur ardent. Cependant, ils n’y parviendront jamais.

Car tandis que les poings continuent à frapper les barreaux de métal, les lumières du gratte-ciel se meurent. Rollo et ses hommes, grâce aux codes fournis par Vif-Argent, l’éteignent. Nous aurions pu le bombarder, mais je voulais une démonstration de pouvoir, de volonté, et non de destruction. J’ai besoin de héros, pas d’une nouvelle cité en cendres.

Ensuite, une douzaine de chaloupes d’entretien apparaissent sur l’holo. Ce sont des esquifs disgracieux, fabriqués pour transporter les ouvriers jusqu’aux chantiers. Ils ressemblent à des raies recouvertes de bernacles – sauf que ce sont des hommes, accrochés à leurs coques. La caméra zoome sur eux. Chaque chaloupe transporte des centaines de soldats : environ la moitié des Fils d’Arès de Phobos, en combinaison EVA. Sanglés aux esquifs, ils transportent des chalumeaux et les armes fournies par Vif-Argent, fixés à leurs jambes avec de l’adhésif magnétique.

Parmi eux, les dépassant de deux têtes, se dresse leur général, Ragnar Volarus. Son armure est peinte d’un blanc d’os, avec une sangLame rouge sur son torse et son dos.

Les chaloupes s’approchent de la tour et se dispersent sur toute sa hauteur. Les Fils d’Arès arriment des grappins dans l’acier puis, propulsés par les moteurs de leurs ceintures, grimpent le long des filins à une vitesse incroyable. J’ai l’impression de voir des Rouges dans une mine. Leur grâce et leur agilité sont époustouflantes.

Plus d’un millier de soudeurs se collent à la tour, imitant notre manœuvre pour atteindre Vif-Argent. Cependant, cette fois, ils ne se montrent pas discrets. Et ils se débrouillent mieux que nous. Semblant voler le long des poutres en acier, ils s’éparpillent pour s’infiltrer, avec précaution, par les hublots. Une première riposte des Gris en déchiquette une trentaine, mais ils persistent, contre-attaquent, et prennent pied à l’intérieur.

Une patrouille de tranchAiles fond sur deux des chaloupes. Mes hommes se transforment en brouillard rouge. Un des Fils lance une roquette sur un vaisseau – celui-ci disparaît dans un nuage de flammes mauves.

La caméra suit Ragnar, qui remonte à présent un couloir. Il percute de plein fouet trois chevaliers Ors. Je reconnais le premier : c’est un cousin de Priam – Priam, que Sevro a tué lors du Passage et dont la mère possède officiellement Phobos. Ragnar le supprime sans s’arrêter, utilisant ses rasoirs comme une paire de ciseaux, hululant le cri de guerre de son peuple. Ses hommes, lourdement armés, sont sur ses talons. Il y a quatre heures, je leur ai dit que je voulais la tour, sans leur donner plus d’instructions. Rollo et Ragnar ont hoché la tête avant de s’éloigner, bras dessus, bras dessous. À présent, devant le monde entier, un esclave devient un héros.

— Cette lune vous appartient ! hurle Sevro devant les cages déchaînées. Levez-vous et prenez-la ! Levez-vous, hommes de Mars ! Levez-vous, femmes de Mars ! Levez-vous, bandes d’enfoirés de mes deux, et prenez-la !

Rouges et Oranges enfilent leurs bottes, leurs vestes, s’extirpent de leurs cellules. Par milliers, ils se mettent à ramper à la surface des cages rouillées, telle une marée grouillante. La peur m’envahit en songeant à ce qu’elle abandonnera derrière elle, une fois retirée.

— Le viol et le meurtre seront punis de mort ! Souvenez-vous, bande de merdeux, vous vous battez pour le bien ! Protégez vos frères et vos sœurs. Les sections 1A à 4C, dirigez-vous vers l’armurerie du niveau 14 ! Les sections 5C à 3F, vous êtes chargées des centres de purification des zones…

Sevro prend les choses en main. Rapidement, les Hurleurs et les Fils se dispersent pour canaliser la foule. Ce n’est pas une armée, tout au plus un troupeau furieux. Beaucoup mourront. D’autres les remplaceront. Nous n’avons pas assez de fusils, mais leur force viendra de leur nombre. Sevro les mènera ; Victra, dans la tour de Vif-Argent, les guidera. Et, bientôt, Phobos tombera.

Même si je ne serai plus sur place pour le voir.

C’est l’émeute sur Phobos. Des explosions font trembler la lune tandis que je file dans les airs, Holiday derrière moi. Dans les Aiguilles, les Ors et les Argents tentent de s’enfuir sur leurs yachts. Dans le Creux, l’air fourmille d’essaims de Rouges et d’Oranges, armés de tuyaux, de chalumeaux, de calcineurs et d’armes antiques. Ils s’engouffrent dans les couloirs et les tunnels des trams pour gagner les niveaux supérieurs. Les troupes sociétales, débordées, s’efforcent en vain de ralentir leur progression. Les Légions sont entraînées et organisées ; nous sommes nombreux et rapides.

Et foutrement en colère.

Peu importe le nombre de barrages, de trams immobilisés, les rebelles s’infiltrent dans les brèches parce que, cet endroit, ils l’ont construit. Parmi les midCouleurs, les espions de Vif-Argent font ce qu’ils peuvent pour les aider. Ils rouvrent des tunnels abandonnés, détournent des cargos pour embarquer des hommes, les lancent à l’assaut des quais de plaisance, voire même du spatioport de Skyresh, où des réfugiés attendent d’être évacués.

Je suis les événements à distance, connecté au réseau de Vif-Argent. J’observe les hautesCouleurs se piétiner les uns les autres pour s’enfuir, chargés de sacs, d’objets précieux, portant leurs enfants. L’avant-garde de la marine martienne file entre les gratte-ciel, abattant les vaisseaux rebelles qui s’élèvent du Creux. Les débris d’une navette s’écrasent sur le toit de verre du spatioport, tuant plusieurs civils et mes dernières illusions : la guerre propre, ça n’existe pas.

Évitant un groupe de Rouges, j’arrive avec Holiday devant un hangar abandonné. Il n’a pas été utilisé depuis bien avant Augustus. Le quartier est calme. Des panneaux avisent le promeneur imprudent des risques de radiations. L’ancienne entrée piétonne est verrouillée. Néanmoins, elle s’ouvre comme par magie devant moi, ou plutôt devant mes iris, comme Vif-Argent me l’avait promis.

À l’intérieur, le hangar rectangulaire est envahi de toiles d’araignées. Au centre est amarré un luxueux vaisseau de plaisance, de soixante-dix mètres de long, en forme d’oiseau en plein vol. Bâti sur mesure dans des ateliers vénusiens, il est rapide, prétentieux, en un mot parfait pour un réfugié de guerre honteusement riche. Vif-Argent l’a choisi lui-même pour nous infiltrer parmi les fugitifs. Sa soute est ouverte : à l’intérieur, des caisses noires marquées du sigle des Industries du Soleil s’empilent jusqu’au plafond. Elles contiennent de l’équipement high-tech pour une valeur de plusieurs milliards. Holiday siffle d’admiration.

— Être friqué, c’est quand même chouette. Rien que le carburant, j’en aurais pour deux ans de salaire.

Nous avançons à la rencontre du pilote, une jeune Bleue svelte au visage glabre, qui nous attend au pied de la rampe. Des lignes bleues luisent sous sa peau, là où des implants sous-cutanés la connectent au vaisseau. Elle nous salue, les yeux ronds. Elle ne s’attendait manifestement pas à de tels passagers.

— Monsieur. Je suis le lieutenant Virga, votre pilote. Puis-je ajouter que c’est un honneur de vous avoir à bord ?

Le vaisseau contient trois ponts. Le premier et le troisième sont réservés aux Ors, celui du milieu aux domestiques, aux cuisiniers et à l’équipage. Il y a quatre suites de cabines, un sauna, des sièges en cuir couleur crème et, sur des tables à portée de main des passagers, de tentants petits chocolats. J’en prends un au passage. Puis deux ou trois autres.

Tandis que Holiday et Virga se préparent au décollage, je me débarrasse de mon armure et sors mon équipement d’hiver d’une caisse. La combinaison moulante, en nanofibres, ressemble beaucoup à une dermoCuirasse. Cependant, au lieu d’être noire, elle est blanche et luisante, d’une texture presque huileuse, à l’exception des coudes, des genoux, des fesses et des mains, recouverts d’une matière rugueuse antidérapante. Conçue pour les conditions polaires, elle est imperméable, légère et sans matériel électronique, ce qui l’empêche, fort heureusement, de tomber en panne. J’aime beaucoup l’armure à quatre cent millions que je portais jusque-là, mais, parfois, un caleçon chaud vaut mieux que des bottes antigrav.

Je termine de lacer mes chaussures en savourant le silence du hangar. Il nous reste quinze minutes. Assis sur la rampe tout en balançant les pieds, j’attends Ragnar en déballant un chocolat. Je mords délicatement dedans, le laisse fondre sur ma langue. Comme d’habitude, je n’ai pas la patience d’attendre qu’il ait complètement fondu, et je le mâche avant. Eo, elle, pouvait faire durer un sachet de bonbons pendant des jours, quand nous avions la chance d’en avoir.

Je pose ma tablette devant moi pour observer, grâce aux caméras intégrées de mes amis, la bataille qui fait rage. Le haut-parleur retransmet leurs bavardages intermittents. Sevro s’en donne à cœur joie, perdu dans des conduits de ventilation avec plusieurs centaines de Fils. Je me sens coupable d’être ici, à le regarder, mais nous avons chacun notre rôle à jouer.

La porte du hangar s’ouvre sur Ragnar et deux Obsidiens. Leurs armures sont cabossées et tachées. J’interpelle Ragnar dans mon hautLinguo le plus affecté :

— As-tu été gracieux avec ces manants, mon bonsieur ?

En guise de réponse, il me lance un sceptre, doré et torsadé. Le symbole d’un officier de haut rang. Celui-ci se termine par une tête de banshee et une traînée écarlate.

— Les tours sont tombées, m’annonce-t-il. Rollo et les Fils achèvent le travail. Voici les taches du Gouverneur Priscilla au Caan.

— Bien joué, mon ami, dis-je en ramassant le sceptre.

Les exploits de la famille Caan, qui possédait autrefois deux des lunes de Mars, y sont gravés. Parmi les guerriers et les diplomates, un cavalier m’est familier.

— Qu’y a-t-il ? demande Ragnar.

— Je connaissais son fils… Priam. Un garçon bien.

— « Bien » ne suffit pas dans leur monde.

Son ton est mélancolique. Avec un grognement de sympathie, je tords le sceptre sur mon genou et le lui renvoie.

— Tu le donneras à ta sœur. En route ! Il est l’heure.

Après un dernier coup d’œil au hangar, il me précède dans le vaisseau. J’essaie d’essuyer le sang qu’a laissé le sceptre sur ma cuisse, mais ne parvient qu’à l’étaler. Je referme la rampe derrière moi, puis l’aide à ôter son armure. L’abandonnant avec sa tenue d’hiver, je rejoins Holiday et Virga dans la cabine de pilotage, où elles se préparent à décoller.

— N’oubliez pas : nous sommes des réfugiés. Rejoignez le plus gros des convois et restez avec eux.

Virga acquiesce. Le hangar est si vieux qu’il n’a pas de champ de protection. Seules des portes d’acier, hautes de cinq étages, nous séparent de l’espace. Leurs moteurs s’activent.

— Stop !

Virga réagit une seconde après moi. Sa main vole sur les commandes, empêchant les portes de s’ouvrir sur le vide.

— Que je sois pendue ! murmure Holiday. C’est la lionne.

De l’autre côté du pare-brise, Mustang se dresse devant nous, dans la lumière éblouissante du vaisseau. Ses cheveux, illuminés par les phares, semblent presque blancs. Elle cligne des yeux quand Holiday les éteint. Je débarque pour la rejoindre.

Son regard dansant me dissèque tandis que je m’approche. Elle examine mon visage, mes mains vierges de Symboles. Qu’y voit-elle ? Ma détermination ? Ma peur ?

Pour ma part, je discerne beaucoup de choses en elle. La fille dont je suis tombé amoureux, dans la neige, a disparu. À la place se tient une femme mince et intense ; une meneuse d’une ténacité sans faille et d’une affolante intelligence. Ses yeux vifs sont cernés de fatigue. Ses joues ont la pâleur de l’espace. Elle a l’esprit de son père, le visage de sa mère, et une clairvoyance bien à elle, qui peut soulever des montagnes ou les réduire en miettes.

Le boîtier d’une spectroCape est accroché à sa ceinture. Elle nous observe depuis notre arrivée. Comment est-elle entrée ?

— ’Lut, Faucheur, m’accueille-t-elle, l’air espiègle.

— ’Lut, Mustang. Comment m’as-tu trouvé ?

Elle fronce les sourcils, étonnée.

— Je pensais que tu voulais me voir. Ragnar a confié à Kavax où je pourrais te trouver… Oh, tu ne savais pas.

— Non.

Je jette un coup d’œil vers le cockpit du vaisseau, où Ragnar doit nous espionner. Il a dépassé les bornes. Tandis que je peaufinais les détails de cette guerre, il a agi dans mon dos, nous mettant tous en danger. Je sais maintenant ce que pouvait ressentir Sevro.

— Où étais-tu passé ? me demande-t-elle.

— Avec ton frère.

— Alors, il a fait semblant de t’exécuter pour que nous arrêtions les recherches… comprend-elle.

Nous avons tellement de choses à nous dire, tellement d’accusations et de questions à échanger ! Pourtant, je ne veux pas la voir, parce que je ne sais pas quoi lui dire – et surtout pas par où commencer.

— Je n’ai pas le temps de bavarder. Je sais ce que tu fais sur Phobos, Mustang. Tu es venue te rendre à la Souveraine. Alors, dis-moi, de quoi pourrions-nous bien parler, désormais ?

— Ne me traite pas de haut, rétorque-t-elle. Je venais faire la paix, pas me rendre. Tu n’es pas le seul à vouloir protéger les tiens. Mon père a gouverné Mars pendant des décennies. C’est ma planète autant que la tienne.

— Tu as abandonné Mars aux mains de ton frère !

— Je l’ai quittée pour la sauver, corrige-t-elle. Tu sais qu’il est essentiel de s’adapter. Mais ce n’est pas vraiment Mars que tu me reproches d’avoir quittée.

— J’ai besoin que tu te pousses, Mustang. Je dois y aller. Pas le temps de chipoter ou de parler de nous. Donc, soit tu t’écartes, soit on ouvre les portes et on décolle quand même.

— Vraiment ? demande-t-elle en riant. J’aurais pu venir accompagnée de gardes. J’aurais pu te piéger, ou te dénoncer à Octavia, pour gagner ses faveurs. Je ne l’ai pas fait. Est-ce que tu peux t’arrêter une seconde et te demander pourquoi ? (Elle fait un pas vers moi.) Dans le tunnel, tu m’as dit que tu voulais un monde meilleur. Tu ne vois pas que je t’ai écouté ? Que j’ai rejoint les Seigneurs des Lunes parce que j’y crois, moi aussi ?

— Pourtant, tu te rends.

— Je ne pouvais plus supporter le régime de terreur de mon frère. Je veux la paix.

— Ce n’est pas le moment pour la paix.

— Tu as vraiment le crâne épais ! Je sais que ce n’est pas le moment. À ton avis, pourquoi suis-je ici ? Pourquoi ai-je travaillé avec Orion ? Pourquoi ai-je conservé tes hommes à leurs postes ?

— Je l’ignore, dis-je sincèrement.

— Je suis ici parce que je crois en toi, Darrow. Je veux croire aux paroles que tu as dites dans le tunnel. Je ne voulais pas me résoudre à ce que la seule solution soit la guerre. C’est pour ça que je suis partie. Le monde a conspiré pour m’ôter tout ce que j’aimais. Ma mère, mon père, mes frères. Je ne le laisserai pas me prendre mes amis. Je ne le laisserai pas te prendre, toi.

— Où veux-tu en venir ?

— Je ne te laisserai plus me quitter. Je viens avec toi.

C’est mon tour de m’esclaffer.

— Tu ne sais même pas où je vais !

— Tu portes une combinaison d’hiver. Ragnar est avec toi. Tu as déclaré la guerre à la Société. Tu t’en vas au milieu de la plus grande bataille du Soulèvement. Franchement, Darrow, pas besoin d’être un génie pour déduire que tu vas te faire passer pour un réfugié et te rendre aux Tours Valkyries pour rencontrer la mère de Ragnar.

C’est exactement pour cela que je voulais la tenir à l’écart. Mustang fait partie de ces pions impossibles à contrôler. Dans notre jeu complexe, elle pourrait détruire mon plan d’un simple message à la Souveraine ou à son frère. Ma stratégie repose sur leurs erreurs d’interprétation. Sur leur certitude que je suis encore sur Phobos. À présent, elle connaît mes projets. Je ne peux plus la laisser ici.

— Les Télémanus sont aussi au courant, ajoute-t-elle en lisant mes pensées. Mais, Darrow, je suis fatiguée de prévoir des coups d’avance contre toi. Tu me repousses parce que tu ne me fais plus confiance, et moi de même. Tu n’en as pas assez ? Des secrets entre nous ? De la culpabilité ?

— Tu sais bien que si. Je t’ai tout dévoilé à Lykos.

— Alors, donnons-nous une seconde chance. Pour toi. Pour moi. Pour nos peuples. Je veux la même chose que toi. Et quand nous travaillons ensemble, nous n’échouons jamais. Ensemble, nous pouvons bâtir quelque chose, Darrow.

— Tu suggères une alliance ? dis-je doucement.

Ses yeux s’embrasent.

— Oui. Entre les Maisons Augustus, Télémanus et Arcos, et le Soulèvement du Faucheur. Sans compter Orion et ses vaisseaux. La Société en tremblerait.

— Des millions de personnes vont perdre la vie dans cette guerre. Les Sans-Égaux se défendront jusqu’au dernier. Tu pourras le supporter ? Les regarder mourir ?

— Pour construire, il faut détruire. Je t’ai écouté.

Je secoue néanmoins la tête. Il reste trop d’obstacles entre nous, entre nos peuples. Elle y gagnerait, mais pas moi.

— Comment mes hommes pourraient-ils faire confiance à des Ors ? Comment pourrais-je te faire confiance, à toi ?

— Tu ne peux pas. C’est pour ça que je viens avec toi. Pour te prouver que je crois à ton rêve, au rêve de ta femme. Mais en échange, tu devras me prouver autre chose. Que tu mérites ma confiance. Tu es capable de détruire, je l’ai vu. Je veux savoir si tu peux aussi reconstruire, si ces gens ne meurent pas pour rien. Prouve-le-moi, et je te prêterai mes forces. Échoue, et nous nous séparerons, tout simplement. Qu’en dis-tu, Fossoyeur ? conclut-elle en inclinant la tête. On se donne une seconde chance ?

Dans la soute, j’aide Mustang à ôter son armure.

— Les combinaisons sont ici, dis-je en désignant une caisse. Tu trouveras aussi des bottes.

— Vif-Argent t’a donné les clefs de ses placards ? Tu l’as convaincu comment, en lui coupant des doigts ?

— Non. C’est un Fils d’Arès.

— Que… quoi ?! bredouille-t-elle.

Je lui fais un grand sourire, rassuré qu’elle ne sache pas tout. Les moteurs s’allument. Le vaisseau commence à décoller. Je la laisse se changer.

— Habille-toi et rejoins-nous à l’avant.

Mes paroles, autoritaires, sont aux antipodes de ce sourire si spontané. Je retrouve Ragnar dans la cabine principale, les bottes posées sur un accoudoir, en train de s’empiffrer de chocolats. Holiday, les bras croisés, se tient sur le seuil de la cabine de pilotage.

— Avec tout mon respect, m’sieur, vous foutez quoi ?

— Je prends un risque. Je sais que ça doit te paraître étrange, Holiday. Mais je la connais depuis longtemps.

— Elle fait partie de l’élite. Pire que Victra. Son père…

— A tué ma femme. Je sais. Et si je peux m’en faire une raison, tu me feras le plaisir d’essayer.

Elle secoue la tête, mécontente, et regagne son poste.

— Ainsi Mustang se joint à nous.

— Ragnar, tu n’avais aucun droit de libérer Kavax, encore moins de lui révéler nos plans. Et si son camp nous avait dénoncés, ou piégés ? Tu n’aurais jamais revu ta famille. Si les Ors apprennent ce que nous voulons faire, ils tueront les tiens jusqu’au dernier. Tu y as pensé ?

Il gobe un autre chocolat avant de lever les yeux vers moi.

— Quand un homme veut voler, mais qu’il a peur de sauter, un ami le pousse dans le dos. Un excellent ami saute avec lui.

— Tu as lu la biographie de Face-de-Pierre, hein ?

— C’est Théodora qui me l’a donnée, reconnaît-il. Lorn au Arcos était un grand homme.

— Il apprécierait le compliment, mais tu ne devrais pas tout prendre au pied de la lettre. L’auteur s’est permis des libertés, surtout sur sa jeunesse.

— Lorn t’aurait dit que nous avons besoin d’elle. Maintenant, pour la guerre, et ensuite, pour la paix. Sans elle, nous ne vaincrons qu’à la mort du dernier Or. Je ne me bats pas dans ce but.

Il se lève pour accueillir Mustang quand elle apparaît. La dernière fois qu’ils se sont vus, elle pointait une arme sur sa tête.

— Ragnar, le salue-t-elle. Tu n’as pas chômé, ces derniers mois. Ton nom est reconnu et craint chez les Ors. Merci d’avoir libéré Kavax.

— La famille est sacrée. Mais je te préviens : nous allons chez moi. Tu seras sous ma protection. Si tu mens, si tu nous trompes, tu ne survivras pas longtemps perdue dans la glace, fille du lion. Est-ce bien compris ?

Elle incline la tête avec respect.

— C’est compris. Tu ne regretteras pas ta confiance, Ragnar. Je te le promets.

— Fini de bavarder, attachez-vous ! nous lance Holiday.

Virga, connectée au vaisseau, l’extrait du hangar. Sur les vingt fauteuils, Mustang choisit celui qui est à côté du mien. Sa main effleure ma hanche tandis qu’elle attache son harnais de sécurité. Silencieusement, nous nous engageons dans la zone industrielle de Phobos : une aire de quais et d’entrepôts, parcourue de trams et de tuyaux. Le soleil et les étoiles n’ont jamais percé jusqu’ici. Notre vaisseau luxueux y semble totalement incongru. Devant nous, sous un panneau marqué « Bas-Secteur », des hommes embarquent dans des transports variés, en route pour les portes qui mènent à la surface, dont les Fils se sont emparés.

Nous survolons les bennes à ordures reconverties où ils s’entassent. J’imagine leurs dos dégoulinant de sueur, leurs doigts tremblant autour de ces armes étrangères, leurs prières pour rester braves, aussi braves qu’ils pensent l’être. Dans quelques minutes, ils atterriront dans un hangar tenu par les Ors. Les Fils crieront des ordres. Puis les portes s’ouvriront. Je prie moi aussi pour eux en serrant les poings. Je sens sur moi les yeux de Mustang qui m’observent. Qui me mesurent. Qui m’évaluent.

Nous abandonnons l’obscurité du Creux pour les boulevards colorés du secteur résidentiel. Ici, plus de cages, mais de gigantesques canyons artificiels, recouverts de publicités, entrecoupés de trams et d’ascenseurs. Sur les écrans piratés par Vif-Argent, Sevro et les Fils d’Arès conquièrent des places fortes, peignent des sangLames sur les murs. Autour de nous, la cité fourmille. Des transports commerciaux, faits pour l’espace, s’entrecroisent avec des taxis planétaires. Des cargos jaillissent du Creux comme des diables pour s’élancer vers les Aiguilles. Des tranchAiles les pourchassent entre les immeubles. Je retiens mon souffle. D’une seule rafale, ils pourraient nous descendre. Mais notre code d’identification leur convient : ils nous font signe de passer, nous proposant même de nous escorter hors de la zone de combat jusqu’au flux de vaisseaux qui s’éloignent de la lune.

Alors que je leur réponds, la voix de Victra jaillit de la radio. Son habituel ton flegmatique détonne dans le chaos qui nous entoure.

— Joli discours, me félicite-t-elle. Clown et Tête-de-Nœud ont sécurisé Skyresh. Rollo et ses hommes contrôlent les citernes du midSecteur. Les images vont jusqu’à Luna. Les gens peignent des faux sur tous les murs. Il y a des émeutes à Agéa, Corinthe, et un peu partout sur Mars. Et, visiblement, les gens se soulèvent sur la Terre et Luna. Ils prennent des bâtiments sociétaux et attaquent les postes de police. Tu as réveillé la populace, Darrow.

— Ils vont vite riposter.

— C’est déjà commencé, chéri. Nous avons massacré l’avant-garde du Chacal et capturé quelques Osseleux, comme tu le voulais. Pas de trace de Lilath ou de Chardon, par contre.

— Dommage.

— La marine martienne a quitté Déimos. Les Légions sont en route. De notre côté, nous terminons les préparatifs.

— Bien. Victra, j’ai besoin que tu contactes Sevro. Dis-lui que nous avons un passager supplémentaire. Mustang nous a rejoints.

Après quelques secondes de silence, elle répond :

— Je suis sur une fréquence privée ?

Holiday me jette un casque que j’enfile.

— Tu l’es maintenant. Et tu n’es pas d’accord.

Elle me le confirme d’un ton amer.

— Je vais te donner mon avis : tu ne peux pas lui faire confiance. Regarde son frère, ou son père. Sa famille a l’ambition dans le sang. Bien sûr qu’elle t’a rejoint. Ça colle avec ses plans. (Pendant qu’elle parle, je dévisage Mustang.) Elle a besoin de nous parce que, pour le moment, elle perd la guerre. Mais une fois qu’elle aura ce qu’elle veut ? Une fois que nous la gênerons ? Darrow. Est-ce que tu seras capable de la tuer, si besoin ? De presser la détente ?

— Oui.

Les paroles de Victra s’attardent dans mon esprit tandis que nous longeons les tours de verre. Dix mètres seulement nous séparent d’un monde en folie : le Soulèvement a gagné les Aiguilles, du moins dans ce quartier. Les bassesCouleurs envahissent les étages. Les Gris et les Argents barricadent les portes. Dans une chambre, plusieurs Roses poignardent un vieil Or et sa femme. Trois enfants Argents admirent Arès sur un holoPoste tandis que, dans la pièce d’à côté, leurs parents discutent. Au sommet d’un gratte-ciel, une Or vêtue d’une robe de cocktail bleue et de bijoux précieux, les cheveux dénoués, porte un calcineur à sa tempe. Plongée dans son illusion de grandeur, elle met fin à sa vie.

Nous franchissons la canopée des Aiguilles et abandonnons ce chaos pour rejoindre la flotte des vaisseaux, qui se mettent à l’abri. La plupart des réfugiés viennent de Mars et veulent y retourner. Leurs yachts ne sont pas faits pour les longs trajets. Ils se dispersent vers la surface de la planète comme des graines de pissenlit. Beaucoup se dirigent vers Corinthe, au milieu de la mer Thermique ; d’autres négligent les itinéraires officiels et tentent de forcer le blocus du Chacal. Des tranchAiles tirent des coups de semonce pour les ramener dans le sillage des premiers. Les Ors et l’anarchie ne font pas bon ménage. Ils s’affolent.

— Regarde, c’est le Didon, m’indique doucement Mustang par un hublot. Le vaisseau de Drusilla au Ran. Elle m’a enseigné l’aquarelle quand j’étais petite.

Je ne lui prête pas attention, concentré sur les affreux vaisseaux noirs dépouillés des ornements d’un yacht de plaisance qui plongent vers Phobos. Plus de la moitié des forces de Mars sont présentes : des frégates, des Foudres-de-Guerre, des destroyers et même deux cuirassés. Je me demande si le Chacal est à bord de l’un d’entre eux. Sans doute que non. C’est probablement Lilath qui les dirige, ou un autre de ses Praetors. Ils doivent être bourrés de vétérans : des soldats aussi durs que lui et moi, qui vont pulvériser mes hommes, sur Phobos, comme des confettis. Parfait. Furieux et confiants : c’est ainsi que je les veux.

— C’est un piège, n’est-ce pas ? devine Mustang. Tu ne veux pas conquérir Phobos.

— Tu sais comment les esquimaux chassaient les loups sur Terre ? Ils étaient plus lents et plus faibles qu’eux. Alors ils aiguisaient des couteaux, ils les trempaient dans du sang, et ils les enfonçaient dans la neige. Les loups venaient les lécher, tellement affamés qu’ils ne comprenaient pas qu’ils se coupaient, qu’ils léchaient leur propre sang. (Je désigne les vaisseaux de guerre.) Ils haïssent l’idée que j’étais l’un d’entre eux. À ton avis, combien de valeureux guerriers vont débarquer sur Phobos, avides d’abattre l’abomination que je suis ? C’est l’orgueil qui perdra ta Couleur.

— Tu veux les attirer sur la station, pas la défendre.

— Comme tu l’as dit, je me rends aux Tours Valkyries pour former une armée. Orion dirige peut-être les restes de mes forces, mais nous aurons besoin de davantage de vaisseaux. Sevro patiente dans les systèmes de ventilation des hangars. Quand la flotte de Mars se posera pour reprendre les Aiguilles, les Ors laisseront leurs navettes à quai. Sevro n’aura simplement qu’à monter dans les navettes et partir récupérer les vaisseaux – avec plusieurs milliers de Fils d’Arès.

— Tu penses vraiment que tu peux contrôler l’Obsidienne ?

— Pas moi. Lui, dis-je en indiquant Ragnar. De la même façon que je craignais les Gris dans les mines, ou les Proctors à l’Institut, ils vivent dans la peur des « dieux » inventés par le Comité d’Asgard : des Ors en armure qui jouent le rôle d’Odin et Freyja. Ragnar va leur montrer qu’ils sont mortels, eux aussi.

— Comment ?

— Nous les tuerons, explique simplement Ragnar. J’ai envoyé des amis, il y a des mois, répandre la vérité. Nous entrerons dans les Tours en héros, et je dirai moi-même, à ma mère et ma sœur, que leurs dieux sont des imposteurs. Je leur montrerai comment voler. Je leur offrirai des vaisseaux et des armes. Nous nous emparerons d’Asgard comme Darrow s’est emparé du mont Olympe. Puis nous libérerons les autres tribus et nous les embarquerons sur les bâtiments de Vif-Argent.

— C’est pour ça que tu emportes tout cet arsenal…

— Qu’est-ce que tu en penses ? Ça te semble jouable ?

— Vous êtes tarés, dit-elle, ébahie par notre audace. Mais ça pourrait fonctionner. Si Ragnar parvient à les contrôler.

— Je ne les contrôlerai pas. Je les mènerai, assure-t-il.

Mustang lui jette un regard admiratif.

— Je crois que tu en es capable, oui.

J’examine mon ami qui, songeur, observe l’espace. À quoi pense-t-il ? Pour la première fois, j’ai l’impression qu’il ne me dit pas tout. Après Kavax, quelle sera sa nouvelle ruse ?

Tendus, nous écoutons les crachotements de la radio. Plusieurs propriétaires de yacht réclament l’accès aux frégates pour éviter de faire le trajet à découvert. Ils ordonnent, réclament, supplient, achètent, font jouer leurs relations et leurs faveurs, sans succès. Réduits à l’état de civils, ils découvrent que leur influence s’est envolée. La guerre transforme les hommes en cadavres, mais aussi en simples rouages. Créativité, sagesse, et même joie n’y ont pas leur place ; seule compte l’efficacité de chacun. Et tant pis pour ceux qui ne savent pas s’adapter.

Les Sans-Égaux Scarifiés ont conscience de cette réalité. Des siècles durant, ils se sont entraînés en vue d’un moment comme celui-ci. Ils ont tué au moment du Passage, enduré les privations de l’Institut. Pendant que les Nymphettes profitaient de l’existence, ils gagnaient en valeur. Voici venu le moment de régler l’addition, comme disait Lorn. Et ce sont les Nymphettes qui doivent payer.

Une Praetor ordonne aux réfugiés de regagner les itinéraires officiels sous peine de se faire descendre. Elle ne peut pas autoriser des vaisseaux inconnus, qui pourraient transporter des Fils d’Arès ou des bombes, à s’approcher à moins de quinze kilomètres des siens. Deux yachts ne prennent pas en compte ses avertissements. Les croiseurs les abattent quand ils approchent à six kilomètres de leurs coques. La Praetor répète ses ordres. Cette fois, on lui obéit. Je me demande ce que Mustang pense de tout ceci. De moi. J’aimerais être seul avec elle, au calme, loin des événements qui nous tiraillent en tous sens. J’aimerais parler avec elle d’autres choses que de la guerre.

— On dirait la fin du monde, commente-t-elle.

— Non. C’est le commencement d’un nouveau.

Nous suivons le mouvement, le long de l’équateur, vers les coordonnées indiquées. Devant nous, la mer Thermique, d’un bleu indigo, est piquetée de nuages blancs et d’îlots verts bordés de sable fin. Les vaisseaux qui nous précèdent s’enflamment en pénétrant dans l’atmosphère. Comme les feux d’artifice bon marché que j’allumais avec Eo, ils crépitent et se parent d’orange, puis de bleu, alors que la friction augmente sur leurs coques. Notre pilote les ignore et se joint à un groupe de vaisseaux qui continuent leur route plus loin.

Bientôt, Phobos disparaît derrière l’horizon. Les continents défilent sous nos pieds. Un par un, les yachts rejoignent la surface tandis que nous poursuivons notre vol vers le sauvage pôle Sud. Nous croisons plusieurs satellites, piratés pour fournir des données de surveillance qui datent de trois ans. Pour l’instant, nous sommes invisibles, aussi bien pour nos ennemis que pour les Fils d’Arès. Mustang s’enfonce dans son fauteuil en jetant un coup d’œil au cockpit.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sur le radar, un point clignote derrière nous.

— Un vaisseau civil, l’informe Virga. Non armé. Sans doute d’autres réfugiés.

Néanmoins, il se rapproche rapidement. Il est à moins de quatre-vingts kilomètres. Mustang plisse le front.

— Si ce sont des civils, pourquoi viennent-ils d’apparaître ?

— Un brouilleur de signaux ? s’inquiète Holiday.

Quarante kilomètres… Mustang a l’air soucieuse.

— Un yacht ne pourrait pas accélérer comme ça.

Elle a raison.

J’ordonne à la Bleue :

— Plongez dans l’atmosphère. Holiday, le canon !

Virga accélère en activant nos boucliers arrière. Nous percutons l’atmosphère. Mes dents s’entrechoquent. La voix automatique du yacht signale aux passagers de regagner leurs sièges. Holiday passe devant nous pour rejoindre le canon. Une sirène retentit alors que sur le radar des armes émergent sur la coque du vaisseau inconnu. Il se lance à notre poursuite en ouvrant le feu.

Notre pilote tord ses doigts dans le gel des commandes. Mon estomac s’envole. Des obus d’uranium appauvri déchirent les nuages autour de nous, laissant derrière eux des traînées de vapeur. Notre vaisseau tremble sous le frottement de l’air. Virga, le visage placide, perdue dans son monde électronique, entame une danse mortelle avec nos poursuivants. Malgré ses yeux vides, une goutte de sueur coule sur sa tempe – puis un brouillard gris envahit le cockpit, et elle explose en une bouillie sanglante.

Son sang gicle sur mes yeux et sur les murs. Un premier obus emporte son torse avant de perforer le plancher. Un deuxième, de la taille d’un melon, transperce le vaisseau de haut en bas, entre Mustang et moi. Le vent s’engouffre dans la cabine en hurlant. Des sirènes retentissent. Des masques à oxygène tombent devant nous. À travers le trou sous mes pieds, la surface noire et lisse de l’océan se rapproche. Au-dessus, les étoiles aspirent notre précieux oxygène. Notre assaillant continue de tirer. Terrifié, je cache ma tête entre mes jambes, les dents serrées à se briser.

Un rire explose, si puissant et inhumain que j’imagine, un court instant, qu’il vient du vent. Mais ce n’est que Ragnar, la tête renversée en arrière, qui rit à la face de ses dieux.

— Odin sait que nous venons le tuer ! Même les faux dieux se battent pour vivre ! J’arrive, Odin ! Je viens te trouver !

Il se précipite dans le couloir, riant comme un dément, ignorant mes appels. Des obus le frôlent en sifflant. Le temps que je reprenne mes esprits, Mustang a déjà enfilé son masque et ôté son harnais. Le vaisseau fait un écart. Elle rebondit entre le plafond et le sol. Si elle n’était pas une Auréate, son crâne se serait brisé. Le front ensanglanté, elle s’accroche aux pieds des fauteuils, puis profite d’un nouveau tonneau pour se hisser dans le siège du copilote. Maladroitement, elle parvient à s’y attacher. Les panneaux de contrôle clignotent, hystériques, devant elle. J’essaie de distinguer, vers l’arrière, si Ragnar et Holiday sont encore vivants, mais trois obus successifs détruisent le centre de la cabine.

Mes dents cliquettent. Mes os tremblent, sur la même fréquence que les flûtes de champagne sagement alignées dans une vitrine sur ma gauche. Impuissant, maintenu en place par mon harnais, je laisse Mustang tenter de nous sauver.

L’accélération m’écrase contre mon siège. Le temps semble ralentir. Nous émergeons des nuages. Sur le radar, un objet jaillit de notre vaisseau pour percuter nos poursuivants. Des éclairs illuminent le ciel derrière nous. À travers les hublots brisés, je vois les montagnes et la neige se rapprocher. Le vent me glace le visage.

— Prépare-toi ! crie Mustang. Impact dans cinq, quatre, trois…

Nous dégringolons vers un amas de glace flottant au milieu de la mer. Sur l’horizon, le crépuscule enflamme la silhouette noire d’une chaîne acérée de volcans. Un homme gigantesque se tient au sommet du plus grand. Je cligne des yeux, me demandant si j’hallucine, si c’est Fitchner qui m’apparaît avant ma mort. La bouche de l’homme est un creux sombre, dont ne s’échappe aucune lumière.

— Darrow, penche-toi ! Trois, deux, un…

J’entoure ma tête de mes bras.

Notre vaisseau percute la glace.

Nous sombrons dans un monde de froideur et d’obscurité. L’eau s’engouffre par les douzaines de brèches de la coque. Déjà sous la surface, nos dernières bulles d’air s’envolent au-dessus de nos têtes. Mon harnais qui, à l’impact, s’est resserré autour de moi pour me protéger, m’entraîne à présent avec le vaisseau. L’eau glacée engourdit mon visage. Cependant, la combinaison protège le reste de mon corps, et je parviens à trancher mes liens avec mon rasoir. Mes tympans sifflent. Je cherche frénétiquement Mustang du regard.

Elle est vivante, en train de se dégager elle aussi. La lueur de sa torche illumine le cockpit inondé. Je me propulse vers elle. J’ai la nuque endolorie par le choc. Heureusement, mon masque à oxygène fonctionne. L’arrière du vaisseau a disparu : la moitié du vaisseau, sur trois niveaux, a été emportée, avec Ragnar et Holiday.

Nous communiquons en silence, à l’aide des signes employés par les équipes de Lurchers. Mon instinct me hurle de quitter l’épave au plus vite, mais mon entraînement me rappelle de prendre mon temps. De respirer. De réfléchir. Il y a du matériel dont nous pourrions avoir besoin. Pendant que Mustang cherche une trousse de secours, je vais récupérer mon sac. Il a disparu, ainsi que l’équipement, stocké dans la soute, que nous apportions aux Obsidiens. Mustang me rejoint, serrant une boîte en plastique contre son torse. Nous inspirons une dernière fois dans nos masques, puis nous nous élançons vers le haut.

Nous atteignons la limite de la coque déchiquetée. De l’autre côté, c’est l’abysse. Mustang éteint sa torche. J’attache nos ceintures avec un morceau de harnais. Les créatures qui hantent cet océan ont été sculptées pour maintenir les Obsidiens dans leurs terres. Translucides, les yeux globuleux, ce sont des mangeurs d’hommes aux dents tranchantes comme des rasoirs. La lumière et la chaleur les attirent. Même Ragnar n’oserait pas nager dans ces eaux avec une lampe allumée.

Plongés dans le noir, nous nous éloignons de la carcasse du vaisseau. Je ne vois même pas Mustang. Chaque mètre, dans l’eau glaciale, demande un vrai combat. Lucide et déterminé, je fends les ténèbres liquides. Je ne mourrai pas dans cette mer. Nous ne finirons pas noyés. Je me le répète encore et encore, haïssant l’eau davantage chaque seconde.

Mustang me donne un coup de pied, perturbant mon rythme. Je me concentre. Où est la surface ? Ici, il n’y a aucun soleil pour nous guider. Je suis complètement désorienté. Mustang me cogne à nouveau mais, cette fois, une autre pression contre ma jambe m’indique que nous ne sommes plus seuls. Une chose, grosse et rapide, nage autour de nous.

Je frappe à l’aveuglette avec mon rasoir, sans résultat. La panique m’envahit. Je me débats avec tant de vigueur que, sans m’en apercevoir, j’atteins la croûte de glace, à la surface, et manque de m’y assommer. Mustang me saisit la main pour me stabiliser. J’enfonce mon rasoir dans la glace grise et terne. Elle en fait autant de son côté. La couche est trop épaisse pour la transpercer. Touchant son épaule, je mime un cercle. Dos à dos, à bout de souffle, nous découpons un rond dans la glace jusqu’à ce qu’elle cède. Cependant, le cercle est trop lourd à soulever, entier, sans point d’appui. Impossible également de l’attirer vers nous. Je m’écarte pour que Mustang le réduise en miettes. Elle parvient à pousser la trousse de secours à l’extérieur, monte à son tour, puis me tend la main. Avec un dernier coup de rasoir vers les ténèbres, je la suis.

Nous nous effondrons sur la banquise dure comme la pierre. Le vent s’attaque aussitôt à nos corps tremblants.

Nous nous trouvons sur une bande de glace qui sépare la côte dentelée de la mer froide et noire. Le ciel est d’un profond bleu métallique, plongé dans le crépuscule des deux mois qui précèdent l’hiver polaire. Entre les montagnes et nous, sur environ trois kilomètres, la banquise est parsemée de congères et d’icebergs. La fumée d’un crash s’élève entre les pics sombres. Le vent, qui souffle violemment du large, propulse les vagues sur la plaine gelée, qu’elles arrosent d’écume et de sel.

À cinquante mètres vers le rivage, un geyser jaillit, provoqué par une décharge de Poing à impulsion sous la glace. Engourdis, nous trébuchons vers Holiday pour l’aider à sortir de l’eau, traînant la trousse de secours derrière nous.

— Où est Ragnar ?

Elle me regarde, le visage pâle et crispé. Du sang coule de sa jambe. Un éclat d’obus dépasse de sa cuisse. Sa combinaison l’a protégée du froid, mais elle n’a pas eu le temps d’enfiler sa cagoule ou ses gants. Avec un hoquet de douleur, elle garrotte sa cuisse, puis observe le trou dans la glace.

— Je ne sais pas, avoue-t-elle.

— Tu ne sais pas ?

Je dégaine mon rasoir et m’approche du trou. Holiday rampe devant moi pour m’en empêcher.

— Il y a quelque chose là-dessous ! Ragnar l’a retenu.

— J’y vais.

— Quoi ? Non, on ne voit rien, vous ne trouverez pas…

— Tu n’en sais rien.

— Vous mourrez !

— Je ne l’abandonnerai pas.

— Darrow, stop !

Elle se débarrasse du Poing, dégaine le pistolet de Trigg et tire à mes pieds. Le vent emporte mon cri de surprise.

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Si vous continuez, je vous tire dans la jambe. Je ne vous laisserai pas mourir en plongeant dans ce trou.

— Si tu fais ça, il va mourir.

— Ragnar n’est pas ma mission.

Son regard est dur et détaché, à l’opposé de ce que je ressens, de ce qui me motive. Je sais qu’elle le ferait. Je suis sur le point de lui bondir dessus quand Mustang nous prend tous les deux de vitesse. Son rasoir dans une main, une torche allumée dans l’autre, elle saute dans l’eau.

Je me précipite vers le trou. L’eau, paisible, s’est refermée sur elle. Impossible de la voir, mais la lumière bleutée de sa torche traverse la glace épaisse, me permettant de suivre sa progression en direction de la côte. Holiday essaie de m’imiter. Je lui crie de rester où elle est.

Pendant plusieurs minutes, mon rasoir éraflant la banquise, je traque la lueur, jusqu’à ce qu’elle s’immobilise. C’est trop tôt pour que Mustang n’ait plus d’air, pourtant, pendant dix secondes, rien ne bouge. Puis la lumière s’atténue. A-t-elle plongé ? Lâché la torche ? Il faut que je la sorte de là. J’arrache un morceau de glace avec ma lame puis, avec un rugissement, j’enfonce mes doigts dans la crevasse et tire, soulevant un gros morceau au-dessus de ma tête. En dessous, deux corps pâles se débattent dans l’eau teintée de sang. Mustang émerge, criant de douleur. Elle soutient Ragnar, bleu et flasque, tout en poignardant quelque chose dans l’eau.

J’enfonce mon rasoir dans la glace, m’agrippe à la poignée et tends la main. Elle l’attrape pour se hisser à l’extérieur. Nous remontons ensuite Ragnar tous les deux. Mustang glisse, tombe par terre avec lui. Elle n’est pas seule. Une sorte d’asticot blanc de la taille d’un humain s’accroche à son dos. Semblable à une limace, translucide, la créature possède tout de même des poils, ainsi que des dizaines de bouches bordées de dents pointues. Elle est en train de la manger vivante. Un deuxième ver, gros comme un chien, se colle à Ragnar.

— Enlève-la ! crie Mustang en se débattant. Enlève-la !

La bestiole, d’une force insoupçonnable, rampe vers le trou en entraînant Mustang avec elle. Un coup de feu retentit ; la limace, touchée par Holiday, tressaute en expulsant un sang noir. La bestiole pousse un cri perçant et ralentit, agonisante, ce qui me permet de la détacher du corps de Mustang avec mon rasoir. Je la repousse du pied, puis coupe en deux l’ignoble ver collé à Ragnar, avant de l’arracher de sa chair.

— Il y en a d’autres là-dessous, halète Mustang. Et quelque chose de plus gros.

Elle se remet debout, vacillante, avec un regard inquiet pour Ragnar. Je me penche vers lui. Il ne respire pas.

— Surveille le trou, dis-je à Mustang.

Mon géant a l’air d’un enfant, allongé sur la glace. Il a perdu une botte. Une de ses chaussettes pend, à moitié arrachée. Je lui fais du bouche-à-bouche. Son pied nu s’anime de soubresauts tandis je lui masse le cœur. Holiday nous rejoint, chancelante, les pupilles dilatées par les analgésiques. Elle a refermé sa plaie avec de la bandaPâte. Néanmoins, elle n’ira pas loin avec une blessure pareille. Elle se laisse tomber près de Ragnar et lui renfile machinalement sa chaussette. Je m’entends murmurer, les lèvres gercées, mes larmes gelant sur mes joues :

— Reviens ! Reviens ! Tu as encore du travail.

Son tatouage de Hurleur semble sombre sur sa peau pâle. Les runes de protection, sur son visage, font penser à des pleurs.

— Ton peuple a besoin de toi.

Holiday saisit sa main. Elle est plus grande, avec ses six doigts, que les deux mains de la Grise réunies. Elle demande :

— Tu veux les laisser gagner ? Réveille-toi, Ragnar. Debout.

Son cœur tressaille sous mes mains, repart. Il crache une gorgée d’eau, se débat dans mes bras, affolé. Inspire une bouffée d’air. Se calme, admire le ciel. Lui adresse un sourire moqueur.

— Pas encore, Mère de Toute Chose. Pas encore.

— On est baisés, résume Holiday.

Blottis dans une crevasse, nous faisons le bilan de nos maigres possessions. Ce n’est pas glorieux. Nous avons quitté la banquise, mais le vent souffle toujours aussi fort. Le minuscule réchaud contenu dans la trousse ne parvient pas à nous revigorer. La tempête approche. Ragnar la surveille d’un air préoccupé pendant que nous dressons notre inventaire : une balise GPS, des barres protéinées, deux lampes torches, des rations déshydratées, un réchaud et une unique couverture de survie, dans laquelle nous enveloppons Holiday. La boîte contient également un pistolet à fusées de détresse, un applicateur de bandaPâte et un guide de survie électronique, de la taille de mon pouce. Mustang acquiesce :

— Elle a raison. Il faut se tirer d’ici, ou nous sommes morts.

Les deux Obsidiens qui nous accompagnaient ont disparu. Nos armes, nos armures et nos bottes antigrav reposent au fond de l’océan, avec le matériel destiné à la libération du peuple de Ragnar. Aucun moyen de contacter nos amis en orbite. Les satellites sont piratés, ce qui veut dire que personne ne peut nous trouver. Du moins, à l’exception de nos agresseurs qui doivent être dans le coin. L’aspect positif des choses, c’est qu’ils se sont eux aussi écrasés. La fumée des débris continue de s’élever entre les pics. Holiday est blessée. Nos combinaisons sont trouées. Pire que tout, nous n’avons pas d’eau. Au cœur de cette étendue désolée, nous avons le choix entre mourir de froid en mangeant de la glace, ou mourir de déshydratation. Si nous échappons à nos poursuivants, avec seulement quatre rasoirs, un fusil, et un Poing à demi déchargé pour nous défendre…

— Il faut qu’on trouve un abri, déclare Mustang en soufflant dans ses mains. Si je me souviens bien des cartes, nous sommes à deux cents kilomètres des Tours.

— C’est pas mieux qu’un millier, bougonne Holiday.

Se mordillant les lèvres, elle fixe nos réserves comme si elles allaient se multiplier par magie. Ragnar, soucieux, ne dit rien. Il connaît cet endroit. Il sait que nous ne pourrons pas y survivre. Un par un, il nous verra mourir, sans rien pouvoir y faire. Holiday, d’abord. Puis Mustang : sa combinaison est déchirée dans le dos, là où la bête l’a mordue. Enfin moi – et il restera seul. Quelle folie d’avoir pensé que nous pourrions tranquillement libérer les Obsidiens en vingt-quatre heures !

— Il n’y a pas de nomades par ici ? demande Mustang à Ragnar. On entend souvent des histoires…

— Ce ne sont pas des histoires. Les clans sortent rarement dans les neiges après l’automne. C’est la saison des Mangeurs.

— Tu ne m’en avais pas parlé, dis-je.

— Nous devions survoler leurs terres. Je suis désolé.

— Qu’est-ce que c’est, des Mangeurs ? demande Holiday. Mes cours d’anthropologie antarctique commencent à dater.

— Des dévoreurs d’hommes. Des bannis, sans honneur.

— Bon sang de crotte.

— Darrow, il doit y avoir un moyen de prévenir les autres, insiste Mustang, déterminée à nous tirer d’ici.

— Non. En plus des satellites, Asgard empêche les signaux de quitter le continent. Si on veut du matériel, il faudra aller le chercher là-bas. Ou sur l’autre vaisseau qui s’est écrasé.

— Qui sont-ils ?

— Aucune idée. Pas des hommes du Chacal, sinon il aurait envoyé toute sa flotte après nous, mais pas de simples assassins non plus.

— C’est Cassius, assure Mustang. Il a dû venir sur Phobos avec un vaisseau camouflé, comme moi. Sa présence était une preuve de la bonne volonté d’Octavia. Si la Souveraine se faisait découvrir par le Chacal, elle l’aurait payé cher, encore plus que moi.

— Comment a-t-il deviné notre plan ?

— Il a dû comprendre, pour la diversion. Peut-être qu’il nous a suivis depuis le Creux ? Je ne sais pas, admet-elle. Il est malin. Il t’a trouvé pendant la Pluie, quand tu passais sous le rempart.

— Ou quelqu’un l’a renseigné, dit sombrement Holiday.

— Pourquoi le lui aurais-je dit, alors que j’étais avec vous sur ce fichu vaisseau ? proteste Mustang.

Je les interromps :

— Espérons que c’est Cassius. Si c’est le cas, il ne filera pas vers Asgard pour chercher de l’aide, par peur que le Chacal ne découvre sa présence sur Phobos. Comment les avez-vous touchés, au fait ? Sur le radar, ça ressemblait à un missile, mais nous n’en avions pas à bord.

— Il y en avait dans les caisses. J’ai tiré une Sarisse depuis la soute avec un lance-roquettes.

— Tu as tiré un missile alors qu’on se crashait ? répète Mustang d’un ton incrédule.

— Oui. J’ai aussi essayé de récupérer des bottes antigrav. J’ai échoué.

— Je trouve que tu t’es bien débrouillé, dit-elle en riant.

Son rire nous gagne tous, même Holiday. Ragnar ne comprend pas la plaisanterie. Mon allégresse retombe quand Holiday se met à tousser, serrant la couverture autour d’elle. Je jette un coup d’œil aux nuages sombres qui s’amassent.

— Combien de temps avant la tempête, Ragnar ?

— Peut-être deux heures. Elle avance rapidement.

— La température tombera à moins soixante degrés, dit Mustang. Nous n’y survivrons pas, pas sans équipement.

Autour de nous, le vent continue de hurler. Je décide :

— Il n’y a qu’une option possible. Nous partons chercher l’autre vaisseau. Si Cassius est là-bas, il aura emporté une escouade de la Treizième Légion avec lui.

— Ce n’est pas une bonne chose, s’inquiète Mustang. La Treizième est mieux entraînée pour ces conditions que nous.

— Mieux que vous, corrige Holiday en baissant son col pour que Mustang voie le tatouage sur son cou.

— Tu es un dragon ? demande-t-elle, surprise.

— Je l’étais. L’important, c’est que le RPS, le règlement prétorien de sortie, impose aux soldats en mission à long terme de transporter assez de matériel pour survivre pendant un mois. Si ce sont eux, ils auront de l’eau, de la nourriture, des réchauds et des bottes.

— Et s’ils ont survécu ? demande Mustang en examinant les blessures de Holiday et notre armement réduit.

— Dans ce cas, ils ne nous survivront pas.

— En plus, autant les attaquer pendant qu’ils se réorganisent, dis-je. Si on se dépêche, on les rejoindra avant la tempête. C’est notre seule chance.

Sans plus hésiter, Ragnar et Holiday assemblent nos affaires en vérifiant leurs munitions. Mustang est indécise. Elle nous cache quelque chose. Je l’interroge :

— Qu’y a-t-il ?

— C’est Cassius, dit-elle lentement. Je ne suis pas certaine, mais… Et s’il n’est pas seul ? Si Aja est avec lui ?

La tempête s’abat alors que nous escaladons une crête rocheuse. Rapidement, la neige couleur gris acier nous empêche de voir à plus de trois mètres. Elle engloutit le ciel, la glace, les montagnes. Protégés par nos cagoules, nous avançons, un pied après l’autre. Le vent rugit comme un torrent à nos oreilles. Nous nous sommes encordés, à la mode Obsidienne, afin de ne pas nous perdre, à part Ragnar, qui est parti devant en éclaireur.

Il réapparaît, foulant la roche avec aise, et nous fait signe de le suivre. Plus facile à dire qu’à faire. Nous escaladons un bloc de rochers acérés qui entaillent nos gants. Le vent hurlant s’évertue à nous précipiter dans des crevasses. Seuls nos efforts inhumains nous maintiennent en vie. Malgré tout, Mustang et Holiday parviennent à conserver le rythme. Après une affreuse heure de marche, Ragnar nous fait pénétrer dans un col où le vent s’atténue. Nous découvrons devant nous, empalé sur une crête, le vaisseau qui nous a descendus.

Un élan de sympathie m’envahit à sa vue. Ses lignes élancées et sa queue en forme d’étoile indiquent qu’il était, autrefois, un élégant vaisseau de course typique de Ganymède. On distingue encore sa fière peinture rouge et argent. À présent, il gît, brisé en deux, sur un monticule pierreux. Son pilote, Cassius ou non, l’a salement amoché. La poupe a glissé au bas de la pente, à cinq cents mètres du reste. Rien ne bouge dans les environs. Holiday examine les débris avec la lunette de son arme. Aucun signe de vie. Mustang, accroupie près de moi, fronce les sourcils. Sur la lame de son rasoir, le visage de son père m’examine.

— Quelque chose ne va pas.

— Le vent est contre nous, dit Ragnar. Je ne sens rien.

Ses yeux noirs, attentifs, sautent de rocher en rocher, scrutent les montagnes qui nous entourent. Je tranche :

— On ne peut pas risquer de se faire embusquer. On mise sur la vitesse. Holiday, tu nous surveilleras d’ici.

Elle se creuse une tranchée dans la neige pour s’y installer, emmitouflée dans la couverture de survie. Nous empilons de la neige sur elle. Seul le canon du fusil dépasse. Ensuite, Ragnar file inspecter l’arrière du vaisseau, tandis que j’escalade la pente avec Mustang.

Nous nous faufilons entre les blocs de pierre, dissimulés par la tempête mais incapables de voir les détails de l’appareil. Nous rampons les vingt derniers mètres dans la neige et pénétrons à l’intérieur par un trou déchiqueté dans la coque, là où le missile l’a touché. Je m’attends à moitié à découvrir un groupe d’Ors, d’Obsidiens et de Gris, tous prêts à nous pourchasser. À la place, c’est le silence qui nous accueille, ponctué de grésillements et d’étincelles électroniques. Le vaisseau, retourné, ressemble à une caverne dévastée. Des voyants clignotent dans la pénombre. Nous avançons vers le milieu de l’engin. Je renifle le sang avant même de le voir. Dans la cabine principale gisent une dizaine de Gris, disloqués par l’impact. Mustang s’agenouille près du plus proche pour examiner ses vêtements.

— Darrow.

Elle me montre un tatouage sur son cou. La Treizième. C’est bien Cassius qui est ici. Ou qui était. Je manipule la commande de mon rasoir, transformant ma sangLame en épée courte, plus maniable dans cet environnement étroit.

Nous continuons d’explorer le vaisseau sans rencontrer âme qui vive. Le vent fait trembler la carcasse en acier. Un étrange vertige m’envahit. J’ai l’impression de marcher la tête en bas. Les ceintures des fauteuils pendent du plafond, comme des entrailles à l’air libre. Les lumières se rallument brusquement, éclairant des tablettes fracassées, des tasses et des emballages de chewing-gum – puis l’obscurité revient. Mustang, d’une tape sur mon bras, attire mon attention vers des marques dans la neige – elles partent de l’extérieur d’un hublot brisé. On dirait qu’on a traîné quelque chose. Quelque chose de sanglant. Un ours ? prononce-t-elle à mi-voix. J’acquiesce. Ça, ou un des monstrueux sangliers sculptés de la région, qui aura découvert les décombres et décidé de s’offrir un festin avec les diplomates d’Octavia… Je frissonne en imaginant le noble Cassius subir un tel destin.

Un bruit de succion macabre se fait entendre devant nous. Nous avançons lentement vers la cabine suivante, anticipant la scène qui nous attend. Depuis l’Institut, impossible de ne pas identifier le bruit des dents sur la chair crue. Malgré cela, le spectacle reste ignoble. Plusieurs Ors, morts, emmêlés dans leurs harnais, pendent du plafond. Sous eux se tiennent cinq apparitions de cauchemar en train d’arracher la chair restant sur le corps des pendus. Leur fourrure blanche, emmêlée, est maculée de boue et de sang séché. Leur tête ressemble à celle d’un ours, mais leurs yeux, enfoncés dans les orbites, sont froids et brillants d’intelligence. Les créatures se tiennent sur deux jambes. En nous voyant, la plus grosse fonce sur nous. Les lumières clignotent, révélant d’épais bras pâles enduits de graisse de phoque pour les isoler du froid, rougis de sang humain.

Sous sa peau d’ours, l’Obsidien me dépasse d’une tête. Il tient une lame en fer incurvée dans la main. Des fémurs, reliés par des tendons séchés, lui servent de plastron. Son haleine forme de la vapeur qui s’échappe par les narines du crâne d’ours qui lui sert de casque. Il entrouvre ses dents noires pour hululer son chant de guerre. Visiblement, la vue de nos yeux dorés le met dans tous ses états. Un de ses compagnons crie un ordre incompréhensible.

Avec un sifflement, les lumières s’éteignent à nouveau.

Le premier cannibale plonge sur nous telle une ombre dans les ténèbres. Mon rasoir devient un éclair blanc qui le transperce droit dans le cœur. Je m’écarte pour l’éviter. Son élan l’entraîne jusqu’à Mustang, qui lui tranche nettement la tête. Il tombe par terre, agité de spasmes.

Un de ses semblables, en grognant, envoie sa lance grossière dans notre direction. Je me baisse et la dévie d’un coup de Poing. Elle s’enfonce dans le mur, au-dessus de Mustang. L’Obsidien me percute quand je me relève. Il a la même taille que moi, mais, davantage bête qu’humain, il se révèle bien plus fort. M’écrasant de sa folie furieuse, il me plaque au sol et me mord de ses dents limées en pointes. Les lumières se rallument. Sa bouche est couverte de plaies. Je détourne la tête avant qu’il ne m’arrache le nez. Quand il se rabat sur ma mâchoire, je hurle de souffrance. Il me mord, attirant ma tête vers la sienne, cherchant à me dévorer vivant. De sa main droite, il tente de me poignarder sous les côtes, visant mon cœur. Ma combinaison résiste. Puis, d’un coup, il s’effondre mollement, la nuque tranchée par Mustang qui se dresse derrière lui.

Un projectile la percute dans l’épaule, la renversant par terre. Une flèche. Avec un grognement, elle s’agenouille. Je bondis loin d’elle, vers les trois Obsidiens restants. La première, une femme, encoche une autre flèche. Le deuxième soulève sa hache, et le troisième porte un cor, taillé dans une corne, à ses lèvres.

Un terrible hurlement retentit à l’extérieur du vaisseau.

Les lumières s’éteignent.

Une quatrième ombre rejoint les trois premières. Elles s’entremêlent en formant un ballet de chair et de métal. Quand les lumières se rallument, Ragnar est là, tenant un Obsidien par les cheveux tout en perforant la poitrine d’un autre. La femme, son arc en miettes, dégaine un couteau pour lui en assener un coup. Ragnar lui tranche le bras. Elle s’écarte d’une roulade, furieuse, insensible à la douleur. Il la poursuit et lui arrache son casque. Son visage, en dessous, est jeune, peint en blanc, les narines tailladées pour la faire ressembler à un serpent. Des cicatrices rituelles forment des barres sous ses yeux. Je ne lui donne pas plus de dix-huit ans. Elle feule de rage devant Ragnar, dont la carrure reste imposante même pour quelqu’un de sa Couleur. Puis ses yeux s’écarquillent en voyant les tatouages sur ses joues.

— Vjrnak ! lance-t-elle d’une voix rocailleuse, remplie non pas de peur mais de joie. Tnak ruhr, Ljarfor aesir !

Elle ferme alors les yeux, le laissant lui couper la tête.

— Tu vas bien ? dis-je en me précipitant vers Mustang.

Elle est déjà debout, la flèche émergeant de sa clavicule.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ? Tu parles mieux le nagal que moi.

— Je n’ai pas compris son dialecte.

Sa voix était trop gutturale. Ragnar nous fait la traduction.

— « Entaché, tue-moi. Je renaîtrai Or. » Ils mangent ce qu’ils trouvent, explique-t-il. Et ils pensent que la chair des Ors les rendra immortels. D’autres vont venir.

— Même dans la tempête ? Leurs griffons pourraient voler ?

Ses lèvres s’incurvent de dégoût.

— Ce sont des animaux, ils ne montent pas de griffons. Mais avec la tempête, ils vont chercher un refuge comme ce vaisseau.

— Et l’autre moitié de l’appareil ? demande Mustang. Vous avez trouvé des provisions, des gens ?

— Des cadavres. Quelques munitions.

J’envoie Ragnar récupérer Holiday, prévoyant de fouiller les lieux avec Mustang pendant ce temps. Néanmoins, après son départ, je reste un long moment à contempler le charnier laissé par les cannibales. Les Ors sont mes ennemis, mais, devant cette horreur, notre guerre me semble absurde. Cette scène est d’une cruelle ironie : ce sont les Ors qui ont créé cet endroit malsain, terrifiant, et ce sont eux qui en sont maintenant victimes. Mustang se détourne des cadavres, grimaçant à cause de la flèche qui a percé son épaule.

— Ça va ? demande-t-elle, notant mon silence.

Je lui montre l’ongle cassé d’un des Ors.

— Ils étaient encore vivants quand ils les ont dépecés.

Elle hoche tristement la tête avant de me tendre la main ; dans sa paume se trouvent six anneaux de l’Institut, qu’elle a trouvés sur les Obsidiens : deux cyprès de Pluton, une chouette de Minerve, un éclair de Jupiter, un cerf de Diane et, le dernier, un loup de Mars, que je saisis entre mes doigts.

— On devrait le chercher, dit-elle.

Je m’approche des Ors qui pendent la tête en bas. Ils n’ont plus de langues et d’yeux mais, malgré leurs mutilations, aucun d’eux n’est mon vieil ami. Nous explorons le reste du vaisseau renversé et découvrons plusieurs cabines privées. Dans un des placards, Mustang déniche un coffret en cuir, qui contient plusieurs montres et une boucle d’oreille, faite de perles et d’argent.

— Cassius était ici.

— Ce sont ses montres ?

— C’est ma boucle d’oreille.

Dans la cabine de Cassius, loin du carnage, je l’aide à retirer la flèche. Elle reste muette tandis que je casse la pointe, la plaque contre un mur et arrache la flèche par son empennage. Puis elle se recroqueville, tremblante de douleur. Assis sur le matelas tombé du plafond, j’observe sa silhouette accroupie. Elle n’aime pas qu’on la touche quand elle est blessée.

— Tu peux terminer, dit-elle en se relevant.

Je referme la blessure, devant et derrière, avec une bonne dose de bandaPâte. Elle ne saignera plus, et la cicatrisation sera plus rapide, mais elle souffrira quand même pendant des jours. Je remonte la combinaison sur son épaule dénudée. Elle la zippe, avant de s’occuper de ma mâchoire. Son souffle effleure mes lèvres. Elle est si proche que je peux sentir l’odeur de neige fondue dans ses cheveux. Avec l’applicateur, elle étale une fine couche de micro-organismes sur la plaie. En quelques secondes, ils bouchent mes pores et durcissent ma peau, formant une membrane antibactérienne. Ses doigts s’attardent sur ma nuque, caressant mes cheveux, comme si elle voulait me dire quelque chose mais ne trouvait pas ses mots. Holiday et Ragnar reviennent sans qu’elle ait parlé. En les entendant m’appeler, je presse le bras de Mustang, puis je les rejoins.

Le vaisseau est pratiquement vide. La majeure partie du matériel, dont les armes et les lunettes IR, a été dispersée ou détruite dans le crash. Les Obsidiens ont fracassé le reste. De l’unique radio encore allumée, je ne tire que des crachotements.

D’après leurs traces, Ragnar déduit que Cassius et ses hommes, environ quinze d’entre eux, ont quitté le vaisseau il y a plusieurs heures, emportant les restes d’équipement fonctionnel – sans doute sous la menace des Mangeurs qui accouraient vers eux. La présence de plusieurs corps, près du cockpit, confirme l’idée que les Ors ont dû se battre pour s’enfuir. Nous amenons les nouveaux cadavres près des anciens, afin d’éloigner d’éventuels prédateurs.

Après avoir fouillé le vaisseau, nous rafistolons les portes du mess à l’aide de chalumeaux trouvés dans un placard de maintenance. La citerne est encore pleine, l’eau n’a pas eu le temps de geler, et les tiroirs sont bourrés de nourriture. L’atmosphère y est presque confortable. L’isolation de la coque empêche la chaleur de se dissiper. L’éclairage de secours baigne la cabine d’une douce lueur orangée. Holiday parvient, malgré les coupures intermittentes de courant, à nous cuisiner un festin de pâtes et de saucisses sur une des plaques de cuisson. Mustang, de son côté, trie notre butin, remplissant nos sacs de provisions, tandis que je dresse un itinéraire jusqu’aux Tours avec Ragnar.

Je me brûle ensuite la langue en me jetant sur ma ration de pâtes, me rendant soudain compte à quel point j’avais faim. Ragnar me pousse du coude pour m’indiquer Holiday qui, avec un léger signe de tête, dépose un bol entre les mains de Mustang. Mustang sourit. Nous dévorons nos pâtes en silence. Nos fourchettes raclent nos bols. Le vent siffle à l’extérieur. Le vaisseau grince. Derrière la neige grise qui s’accumule sur les hublots, des silhouettes étranges emportent les cadavres que nous avons empilés.

— Comment c’était de grandir ici ?

Mustang est assise contre un mur, les jambes croisées. Je suis vautré sur un matelas récupéré par Ragnar, à côté d’elle, en train d’engloutir ma troisième portion de saucisses.

— C’était chez moi. J’ignorais qu’il existait autre chose.

— Et maintenant ?

Il sourit avec douceur.

— C’était un terrain de jeu. Votre monde est vaste, mais en même temps très petit : les hommes s’enferment dans des boîtes, s’enchaînent à des bureaux, se confinent dans des voitures, dans des vaisseaux. Ici, mon monde est petit, mais aussi sans limites.

Il se met alors à nous raconter des histoires : hésitant, au départ, puis ravi de nous voir l’écouter. Il nous parle des baignades de son enfance, entre les plaques de glace ; du garçon qu’il était, trop maladroit, dégingandé. Un jour, alors qu’il s’était fait battre par un adolescent, sa mère l’avait emmené pour la première fois dans le ciel, sur son griffon. S’il ne voulait pas tomber, lui avait-elle dit, il allait devoir compter sur ses bras et sur sa volonté.

— Elle est montée, encore et encore, jusqu’à ce que la tête me tourne, jusqu’à ce que mes os se glacent. Elle attendait que je tombe, que je faiblisse. Elle ne savait pas que j’avais attaché mes poignets ensemble, autour de sa taille. Depuis ce jour, je n’ai jamais revu la Mère de Toute Chose d’aussi près !

Sa mère, Alia Volarus, le Moineau-des-Neiges, est une légende au sein de son peuple, réputée pour son respect des dieux. Elle-même la fille d’un nomade, elle s’est forgé une place au sein des Tours en guerroyant contre d’autres clans. Le jour de son accession au pouvoir, elle a offert quatre enfants au service des dieux, ne gardant pour elle qu’une fille, Séfi.

— Vu comme tu la décris, on dirait un peu mon père, commente doucement Mustang.

— Mes pauvres ! marmonne Holiday. Moi, ma mère me faisait des biscuits et m’apprenait à bricoler des motojets.

— Et ton père ?

Elle hausse les épaules devant ma question.

— De la mauvaise graine. Rien de très grave, une femme dans chaque port, ce genre de choses. Un légionnaire typique, quoi. J’ai ses yeux. Trigg avait ceux de m’man.

— Je n’ai jamais connu mon premier père.

Ragnar parle de son père biologique. Les Obsidiennes sont polygames : elles peuvent avoir autant de conjoints que d’enfants. Chaque père promet de protéger tous ces enfants comme les siens.

— Il est devenu esclave avant ma naissance. Ma mère ne m’a jamais dit son nom. Je ne sais même pas s’il est vivant.

— On pourrait le chercher, propose Mustang. Il doit être inscrit au registre du Comité de Contrôle Qualité. Ce serait compliqué, mais faisable. Si tu en as envie.

L’idée laisse Ragnar sans voix. Il hoche lentement la tête.

— Oui. J’aimerais beaucoup.

Je suis frappé par la facilité avec laquelle nous comparons nos vies, nos mondes. Holiday regarde Mustang d’une façon complètement différente à présent.

— On connaît ton père de réputation, mais comment était ta mère ? Elle semble froide, sur l’holoPoste.

— C’est ma belle-mère que tu as dû voir. À part Adrius, nous l’intéressions peu. Ma vraie mère est morte quand j’étais petite. Elle était généreuse. Espiègle. Et très triste.

— Pourquoi ? insiste Holiday malgré mon avertissement silencieux.

Je n’ai jamais interrogé Mustang sur sa mère. Le sujet a toujours paru délicat. Cependant, il semblerait que, ce soir, elle veuille enfin ouvrir son cœur.

— Ne t’inquiète pas, Darrow, dit-elle en posant le menton sur ses genoux pliés. Quand j’avais six ans, ma mère est tombée enceinte d’une petite fille. Le médecin a décelé des complications et recommandé une intervention chirurgicale. Mon père a décrété que si l’enfant n’était pas digne de vivre, il n’était pas digne d’être aidé. Nous parcourons les étoiles, modelons des planètes, mais il a refusé de sauver sa propre fille à naître.

— Bordel… murmure Holiday. Et une thérapie cellulaire ? Vous aviez les moyens, pourtant.

— Le « produit serait impur ».

— C’est n’importe quoi.

— C’était mon père. Ma mère ne s’en est jamais remise. Elle pleurait tout le temps, passait son temps à la fenêtre. Une nuit, elle est partie se promener autour de Caragmore, la propriété que mon père lui avait offerte. Elle n’est jamais revenue. Ils ont trouvé son corps sur les rochers au pied de la falaise. Mon père, qui était à Agéa cette nuit-là, a dit qu’elle avait glissé. S’il était encore vivant, il prétendrait toujours la même chose.

— Je suis désolée, prononce Holiday.

— Ainsi que moi.

— C’est pour cela que je suis ici. Mon père était un colosse, mais il avait tort. Il était cruel. Je ferai tout pour ne pas lui ressembler, conclut-elle en plantant ses yeux dans les miens.

Au petit matin, la tempête s’est levée. Nous nous enrobons dans de la toile d’isolation arrachée au vaisseau, avant de nous enfoncer dans le désert glacé. Il n’y a aucun nuage dans le ciel bleu-noir. Devant nous, le soleil semble flotter dans une flaque en fusion. Il reste peu de jours avant l’hiver.

Nous prévoyons d’allumer des feux le long de notre route, dans l’espoir d’attirer des éclaireuses Valkyries. Néanmoins, les montagnes fourmillent de prédateurs et de Mangeurs, sans compter Cassius, ses soldats surentraînés, et potentiellement Aja. Nous ouvrons l’œil tout en marchant.

Vers midi, nous découvrons des traces de passage : de la neige entassée en bordure d’un trou assez grand pour abriter quinze hommes. Ils ont campé ici, malgré la tempête. Un cairn a été construit à côté du cratère. Sur une des pierres, on a gravé les mots « per aspera ad astra » avec un rasoir.

— C’est l’écriture de Cassius, dit Mustang.

Sous les pierres, nous découvrons les corps d’un Argent et de deux Bleus, complètement gelés. Même sur ces terres hostiles, Cassius a eu la décence de les enterrer. Nous replaçons les rochers tandis que Ragnar part en repérage, à une allure soutenue. Nous lui emboîtons le pas à distance. Une heure plus tard, un grondement retentit dans le lointain, accompagné du sifflement d’un Poing à impulsion. Ragnar fait irruption peu après, les yeux brillants d’excitation.

— J’ai suivi leur piste, annonce-t-il.

— Et alors ? le presse Mustang.

— Aja et Cassius. Avec des Gris et trois Sans-Égaux.

— Aja est ici ? dis-je.

— Oui. Ils franchissent un col en direction d’Asgard, poursuivis par des Mangeurs. Les Mangeurs leur ont tendu une embuscade. Ils ont échoué. Des renforts les rejoignent.

— Est-ce qu’ils sont bien équipés ? demande Mustang.

— Pas de bottes antigrav. Seulement des dermoCuirasses. Des sacs. Ils ont abandonné leurs armures. À court d’énergie.

Holiday, effleurant le revolver de Trigg, examine l’horizon.

— On peut les rattraper ?

— Ils sont lourdement chargés. De l’eau. De la nourriture. Plusieurs blessés. Oui. Et nous pouvons les vaincre.

— On n’est pas là pour ça, intervient Mustang. Notre objectif, ce n’est pas de les pourchasser. C’est d’amener Ragnar aux Tours.

— Aja a tué mon frère, déclare Holiday.

— Trigg ? demande Mustang, choquée. Celui dont tu parlais ? Oh. Je ne savais pas. Mais nous ne pouvons pas laisser la vengeance nous aveugler. Ils sont plus de vingt.

— Et s’ils atteignent Asgard avant que nous n’arrivions aux Tours ? demande Holiday. Nous serions fichus.

Mustang n’a pas l’air convaincue. J’interroge Ragnar :

— Tu serais capable de tuer Aja ?

— Oui.

— Alors, il faut voir ça comme une opportunité, dis-je à Mustang. Ils sont vulnérables, loin de leurs légions. Comme le dit Sevro : « Quand tu as une chance de massacrer ton ennemi, fais-le. » Pour une fois, je suis d’accord avec notre fou furieux préféré. Si on les vire de l’équation, la Souveraine aura perdu deux Furies en moins d’une semaine, ainsi que son unique lien avec les grandes familles de Mars. Si, en plus, le Chacal découvre ses manigances avec toi… c’en est fini de l’alliance entre Mars et la Société.

— Un ennemi divisé… L’idée est séduisante.

— De plus, nous avons une dette, ajoute Ragnar. Envers Lorn, Quinn et Trigg. Ils sont venus nous pourchasser ; désormais, c’est à notre tour de les traquer.

Impossible de manquer leur piste : près de l’entrée d’un col étroit, des dizaines de cadavres jonchent la neige, pour la plupart des Mangeurs. Ils espéraient piéger les Ors, mais ils ont sous-estimé leur puissance de feu. Les corps fument encore. Des impacts ponctuent la roche. Sur le sol, des traînées indiquent le passage de plusieurs aurochs, d’énormes animaux à la fourrure épaisse qui servent de montures aux Obsidiens.

Nous nous engageons dans la passe, qui débouche sur une forêt de pins à flanc de colline. Des fusils, des Poings et des Gris criblés de flèches gisent le long des traces, abandonnés. Les cadavres des Obsidiens, qui se rapprochent de leurs cibles, sont à présent marqués de coups de rasoir. Beaucoup ont perdu un bras, une jambe ou… la tête. Les Chevaliers Olympiques se sont mis au travail, sans doute pour économiser les munitions de leurs hommes. Néanmoins, des coups de feu résonnent encore dans le vent.

Ragnar s’arrête près d’un Gris gémissant. L’homme est sur le point de mourir, une hache enfoncée dans les tripes. Il râle en contemplant ce ciel étranger. Ragnar se penche vers lui. Une lueur de lucidité brille dans les yeux du soldat.

— Ferme les yeux, dit l’Entaché en refermant les doigts du Gris sur son arme. Pense à chez toi.

L’homme obéit. D’un geste parfait, Ragnar lui brise la nuque, avant de reposer délicatement sa tête sur la neige. Puis l’appel perçant d’un cor rebondit à travers les montagnes.

— Ils ont cessé la traque. Le prix n’en vaut pas la peine.

Nous accélérons le rythme. Sur notre droite, à des kilomètres de là, des Mangeurs à dos d’auroch longent la lisière des bois, rentrant chez eux. Ils ne nous voient pas entre les troncs des pins. Holiday les surveille à travers sa lunette.

— Ils transportent deux Ors inconnus. Encore vivants.

Un frisson collectif nous parcourt.

Une heure plus tard, nous apercevons nos proies en contrebas, sur une plaine entrecoupée de crevasses et encadrée de forêt. Cassius et Aja ont préféré gagner un terrain découvert plutôt que de rester dans les bois. Il ne leur reste que deux hommes : un Or et un Gris, vêtus comme eux de dermoCuirasses, ainsi que de fourrures récupérées sur les dépouilles des Mangeurs. Ils avancent au pas de course, abandonnant leurs morts derrière eux. Impossible d’identifier Aja et Cassius, à cause des masques et des fourrures.

À l’origine, je voulais leur tendre une embuscade afin d’obtenir l’avantage tactique. Or je sais maintenant qu’ils possèdent des lunettes IR, avec lesquelles ils nous détecteraient sous la neige – ou même cachés dans le ventre d’un auroch. Par conséquent, j’ai chargé Ragnar de nous guider jusqu’à une nouvelle passe, devant eux, pour les bloquer et les obliger à nous affronter.

Quand nous atteignons l’endroit choisi, je suis en nage et à bout de souffle. Devant nous, les quatre soldats trottinent le long d’une crevasse, chaussés de raquettes improvisées, tirant derrière eux des luges chargées d’équipement : une technique tirée du manuel de survie des Légions. Leurs lunettes IR aux lentilles fumées rendent leur réaction perturbante quand ils nous aperçoivent : aucune expression, aucun signe de surprise. On dirait qu’ils nous ont attendus tout ce temps, guettant le moment où nous leur bloquerions la route.

Je les examine avec attention. Cassius, le plus grand du groupe, est aisé à reconnaître. Mais laquelle est Aja ? J’hésite entre les deux Ors restants, quand je discerne le rasoir de mon ancien maître à la ceinture d’un d’entre eux. J’ôte ma cagoule.

— Aja !

Cassius m’imite, les joues rougies, les cheveux collés par la sueur. Il est le seul à porter un Poing à impulsion, bien que ses batteries doivent être faibles. Il déroule son rasoir, tout comme ses deux camarades. Avec le sang congelé qui les macule, les lames ressemblent à de longues langues écarlates.

— Darrow, murmure-t-il, stupéfait. Je t’ai vu couler…

— Je nage aussi bien que toi, tu te rappelles ? Aja, tu vas laisser Cassius parler en ton nom ?

Elle s’avance près de son compagnon, détache la corde qui la relie à sa luge, puis ôte son casque, révélant son visage et son crâne rasé. De la vapeur s’élève de sa peau sombre. Silencieuse, elle inspecte les crevasses, les rochers et la lisière des bois, se demandant d’où viendra mon attaque. Elle ne sait pas de combien d’hommes je dispose, mais elle se souvient d’Europe. Ses yeux se posent sur Ragnar. Elle ronronne :

— Tiens, tiens. Une abomination et un chien enragé. Je vois que ton Sculpteur a recousu les morceaux, Roussâtre.

Sa dermoCuirasse est indemne. Aucun Obsidien n’est parvenu à la toucher. Je réplique d’un ton venimeux :

— Assez bien pour tuer ta sœur, en tout cas. Dommage, j’aurais préféré que ce soit toi.

Elle ne répond pas. Combien de fois, dans mon esprit, l’ai-je vue tuer Quinn ? Dépouiller le cadavre de Lorn, immobile aux pieds du Chacal et de Lilath, de son rasoir ? Je désigne l’arme.

— Il ne t’appartient pas.

— Ne me parle pas, abomination. Tu es né pour servir, pas pour t’exprimer.

Elle lève les yeux vers Phobos, qui scintille au-dessus de l’horizon, entourée de lumières rouges et blanches. Sevro a capturé des vaisseaux et déclenché sa contre-attaque. Mais combien en contrôle-t-il ? Elle échange un regard troublé avec Cassius. Ragnar prend la parole.

— J’ai longtemps attendu ce moment, Aja.

— Ah ! L’animal de compagnie préféré de mon père. Tu penses vraiment l’avoir dompté, abomination ? Dis-moi, il t’a parlé de ses récompenses après ses victoires, dans le Cirque ? Une fois loué comme un héros, et lavé du sang de ses meurtres, mon père lui envoyait de jeunes Roses pour satisfaire ses appétits. Oh, comme il les appréciait ! Et comme il les terrifiait…

Sa voix est froide, indifférente, telle la glace qui nous entoure. Elle n’attend qu’une chose : que nous la défiions. Elle a encore soif de sang, même après s’être battue contre les Mangeurs.

— Tu as déjà vu un Obsidien en rut ? À ta place, je réfléchirais à deux fois avant de le lâcher, Roussâtre.

Ragnar fait un pas en avant, un rasoir dans chaque main. Il dénoue la fourrure blanche qu’il a prise aux Mangeurs, la laisse tomber par terre. Je me rends soudain compte de notre situation : seuls, sans armées, entourés de neige et de vent, avec seulement de petits bouts de métal pour nous protéger. L’immensité de l’Antarctique semble rire de notre arrogance, de nos vies si frêles. De nos existences elles-mêmes dont, pourtant, dépend le sort d’un Système entier.

Le geste de Ragnar est un signal pour Mustang et Holiday, cachées dans les arbres. Vise bien, Holiday.

— Ton père m’a acheté, Aja. Il m’a avili. Il a fait de moi son démon, sa chose. L’enfant que j’étais s’est envolé. J’ai perdu espoir. Je n’étais plus Ragnar. (Il se touche la poitrine.) Mais aujourd’hui, je suis Ragnar, et je le serai demain, et les jours suivants. Je suis le fils des Tours, frère de Séfi la Silencieuse, de Darrow de Lykos et de Sevro au Barca. Je suis le Bouclier de Tinos. J’écoute mon cœur. Et j’arracherai le tien, mort et desséché, de ta poitrine, immonde Chevalier, pour le donner au griffon de…

Pendant qu’il parle, Cassius scrute les rochers et les arbres sur sa gauche. Il plisse les yeux en étudiant un amas de troncs au pied d’une paroi de pierre. Puis, sans prévenir, il fonce sur Aja. Elle trébuche tandis que la tête du Gris explose sous le tir qui lui était destiné. Alors que le sang jaillit, le coup de feu retentit dans la plaine blanche. La rafale qui suit fait s’envoler la neige autour de Cassius et d’Aja. La Furie s’abrite derrière le troisième Or, l’utilisant comme bouclier. Deux balles défoncent la dermoCuirasse de l’homme. Cassius brandit son Poing, pompant le reste de sa batterie. Les troncs explosent. Les rochers se fracassent, faisant s’envoler la neige.

Derrière tout ce boucan, je distingue un bruit de corde qu’on relâche. Je ne suis pas le seul. Aja réagit à la vitesse de l’éclair. La flèche de Mustang la manque de quelques centimètres. Cassius tire dans sa direction, réduisant les arbres et les pierres en poussière.

J’ignore s’il fait mouche. Pas le temps de vérifier : j’en profite pour les charger avec Ragnar, mon rasoir durci en forme de sangLame. Lorsque je bondis sur Cassius, il actionne son Poing. J’évite la décharge en roulant et me redresse aussitôt, comme un jongleur de Lykos. Cassius presse à nouveau la détente, mais son Poing est mort. Ragnar projette, tel un énorme couteau, un de ses rasoirs vers Aja. Elle ne frémit pas d’un cil tandis qu’il tournoie dans les airs. L’arme la frappe de plein fouet. Elle se détourne sous le choc – puis se redresse, en tenant le rasoir par sa garde. Elle l’a attrapé.

Un frisson de peur me parcourt en me remémorant les paroles de Lorn : « Ne combats ni une rivière ni Aja. »

Nous nous jetons tous les quatre les uns sur les autres en une masse confuse de fouets sifflants et de lames cliquetantes. Nous nous débattons, nous plions, nous tordons… Nos rasoirs se meuvent plus vite que nos regards ne peuvent les suivre. Aja et moi tentons de nous faucher mutuellement les jambes. Ragnar et Cassius visent leurs nuques respectives. Nos gestes sont identiques. Le résultat est si maladroit que nous manquons de nous entre-tuer durant les trois premières secondes.

Nous nous séparons avec des sourires froids, unis par une étrange empathie, par la sensation de partager le même langage : celui des guerriers. Nous faisons partie de cette race exécrable que me décrivait Danseur avant mon sculptage ; de celle que Lorn haïssait entre toutes, bien qu’il en fît partie.

C’est moi qui romps notre recueillement : je me précipite vers Cassius, l’éloignant d’Aja par une série d’enchaînements afin que Ragnar puisse s’occuper d’elle. Derrière eux, Mustang s’extirpe des gravats, puis se précipite à travers la neige, bandant son arc Obsidien. Je fouette les jambes de Cassius, puis durcis ma lame alors qu’il riposte en visant ma tête. Son coup fait vibrer mon rasoir et les os de mon bras. Il est plus fort que moi, plus rapide que la dernière fois que je l’ai affronté. Et il s’est entraîné contre les lames incurvées, sûrement avec Aja. Il me fait reculer. Je tombe, distingue entre ses jambes Ragnar et la Furie en train de s’entre-déchirer. Elle lui transperce la cuisse gauche.

Une deuxième flèche de Mustang fend les airs ; elle frappe Cassius dans le dos. La dermoCuirasse résiste, mais le choc perturbe son enchaînement. Je me jette en arrière pour éviter sa lame qui siffle sous mon nez. Étalé dans la neige, je tente de m’écarter d’une crevasse alors qu’il se précipite sur moi. Je bloque un autre coup, les dents serrées. Me ramassant sur moi-même, je bondis agilement pour atteindre l’autre côté de la ravine. Derrière lui, Aja se faufile sous la lame de Ragnar pour lui trancher les tendons. Elle est en train de le tuer à petit feu.

Cassius saute à ma poursuite et franchit la crevasse. Je pare son attaque suivante, qui m’aurait découpé de l’épaule à la hanche, puis lui lance une pierre dans la figure. Il feinte vers le bas, pivote, et tente de me faucher les genoux alors que je me relève. Je roule maladroitement sur le côté. Il transforme son rasoir en fouet, l’enroule autour de mes mollets, me précipite à terre. Puis il me colle un coup de pied dans la poitrine, qui me coupe le souffle. Écrasant ensuite mon poignet avec sa botte, il lève son arme pour me la plonger dans le cœur, résolu.

— Stop ! crie Mustang. Ou je t’abats !

À vingt mètres de nous, elle vise Cassius avec son arc. Sa main tremble sous la tension de la corde.

— Non, réplique-t-il. Tu ne le…

L’arc se détend en claquant. Il essaie de dévier la flèche avec son rasoir – mais il n’est pas Aja. Trop lent. La pointe en fer transperce sa gorge, rejaillit derrière sa nuque. Pas de sang. Un gargouillis mouillé. Un court instant, l’empennage chatouille la fossette de son menton – puis il s’abat comme une masse, suffoquant, ses jambes se débattant dans la neige. La main crispée sur la flèche, il s’étrangle, son visage à quelques centimètres du mien. Mustang accourt vers nous. Je me dégage de Cassius, ramasse mon rasoir sur le sol et le pointe vers lui tandis qu’il convulse.

— Je vais bien. Va aider Ragnar, dis-je en contemplant mon vieil ami qui se tord dans son sang, refusant de mourir.

Près de la crevasse, Aja et l’Entaché continuent leur danse effrayante. Autour d’eux, la neige est rouge de sang. Celui de Ragnar. Néanmoins, tout en scandant son furieux chant de guerre, il parvient à la faire reculer, l’écrasant de ses deux cent cinquante kilos de muscles. Des étincelles jaillissent de leurs lames. Elle cède du terrain, incapable de faire face à la colère du prince des Tours. Ses pieds dérapent dans la neige. Son bras faiblit. Tel un saule plié par le vent, elle ploie devant Ragnar. Il chante plus fort.

— Non ! Descends-la ! dis-je à Mustang.

— Ils sont trop près…

— On s’en fiche !

Mustang tire. La flèche effleure le crâne d’Aja. Mais trop tard. Ragnar est déjà tombé dans le piège qu’elle lui tend. Un des nombreux que Lorn m’a enseignés. Un que Ragnar ne peut pas connaître, puisqu’il n’a eu aucun maître, uniquement sa rage et des années d’entraînement au glaive. Mustang, ne le voyant pas encore, mais prudente, encoche une deuxième flèche. Ragnar abat son rasoir sur Aja avec la force d’un forgeron. Elle lève sa lame pour parer le coup, puis la transforme en fouet. Déstabilisé par le manque de résistance, Ragnar vacille de tout son poids. Il est toutefois assez puissant pour rattraper sa chute et, face à tout autre adversaire, il reprendrait pied sans problème, mais Aja était la meilleure étudiante de Lorn au Arcos. Sans attendre, elle pirouette dans les airs, durcissant son rasoir pour le lui enfoncer, de tout son élan, dans le flanc. Son mouvement est fluide et sobre, sans fioritures, comme celui d’une des ballerines que Roque et Mustang admiraient à l’opéra d’Agéa. Un parfait fouetté. Sans le rouge sur sa lame, et une nouvelle giclée de sang sur la neige, je croirais presque qu’elle l’a manqué.

Mais Aja ne manque jamais ses proies.

Ragnar essaie de pivoter pour lui faire face. Ses jambes le trahissent. Il tombe à genoux. Un sourire sanglant se découpe dans sa combinaison blanche. Aja lui enfonce sa lame dans les reins. La pointe émerge de son nombril. Il s’affaisse au bord de la crevasse, lâchant ses rasoirs. Je hurle de rage, d’incrédulité, charge Aja pendant que Mustang l’asperge de flèches. Aja les évite, se dresse face à moi – puis écarquille les yeux. Elle recule d’un pas, fascinée par quelque chose dans le ciel. Mustang tire à nouveau, la faisant sursauter. Instinctivement, elle s’écarte encore. La glace du bord de la faille cède sous ses bottes. Elle agite frénétiquement les bras, sans parvenir à se rattraper. Ses yeux rivés sur les miens, elle disparaît dans les ténèbres.

Aja a disparu. La crevasse est si profonde qu’il est impossible d’en voir le fond. Je m’approche de Ragnar tandis que Mustang, l’arc bandé, surveille le ciel et les montagnes. Il ne lui reste que trois flèches.

— Je ne vois rien, annonce-t-elle.

— Faucheur, murmure Ragnar, qui respire péniblement.

Du sang pulse de la plaie béante sur son ventre. Aja aurait pu l’achever en deux mouvements, alors qu’il gisait à ses pieds ; à la place, elle a préféré le laisser mourir de ses blessures, dans d’atroces souffrances. J’essaie de compresser la plaie, mais elle saigne tellement que j’en ai jusqu’aux coudes. Aucune bandaPâte ne pourra la refermer. Les larmes me montent aux yeux. La blessure chaude fume dans l’air froid, dégèle mes doigts glacés. Ragnar pâlit en voyant le sang et me murmure des excuses embarrassées. Mustang recherche toujours ce qui a distrait Aja.

— Ça pourrait être les cannibales. Il peut bouger ?

— Non, dis-je d’une voix faible.

Elle inspecte stoïquement notre ami.

— On ne peut pas rester ici.

Je ne l’écoute pas. J’ai vu trop d’amis mourir pour abandonner Ragnar. Sans moi, il n’aurait pas combattu Aja. C’est moi qui l’ai convaincu de revenir ici. Je ne le laisserai pas tomber. Même si j’y perds la vie, je trouverai un moyen – cannibales ou pas – de le sauver. Je le lui dois.

Malheureusement, ma volonté ne suffit pas. Le monde est contre moi, et je ne dispose pas de pouvoirs magiques.

— Faucheur, répète Ragnar.

— Garde tes forces, mon ami. Il va t’en falloir pour sortir d’ici.

— Elle était rapide. Si rapide.

— Elle est morte, maintenant, dis-je avec plus d’assurance que je n’en ressens.

— J’ai toujours rêvé d’une belle mort, avoue-t-il en frissonnant, conscient qu’il s’éteint. Mais à présent, rien ne me semble beau.

Ses paroles m’arrachent un sanglot étranglé.

— Ne t’inquiète pas. Ça va aller. On va t’amener aux Tours, appeler une équipe. Mickey te retapera.

— Darrow… intervient Mustang.

Ragnar cligne des yeux en levant une main vers le ciel.

— Séfi…

— Non. C’est moi, Ragnar. C’est Darrow.

— Darrow, insiste Mustang.

— Quoi ?

— Séfi…

Ragnar replie les doigts, me désignant le ciel au-dessus de nos têtes. Je n’y distingue rien, à part quelques nuages poussés par le vent du large. Aucun bruit non plus, à l’exception de l’arc de Mustang, des pas de Holiday et des gargouillis mourants de Cassius. Puis une masse de trois tonnes pourfend les nuages, et je comprends ce qui a effrayé Aja. Le griffon est énorme. Il a le corps d’un lion ; les ailes, les pattes avant et la tête d’un aigle. Ses plumes sont blanches, peintes en bleu de visages de démons. Ses ailes font plus de dix mètres d’envergure. Sa tête à elle seule est aussi grosse qu’un Rouge. Il atterrit en faisant trembler le sol. Il a les yeux bleu pâle. Son bec, noir et crochu, est recouvert de glyphes immaculés. Il porte un cavalier sur son dos, mince et terrible, qui lève un cor à ses lèvres pour en tirer un son lugubre. D’autres cors lui répondent. Douze griffons s’abattent dans la passe. Certains se posent dans la neige, d’autres se cramponnent aux parois rocheuses. Le premier cavalier porte une fourrure blanche, qui le couvre de la tête aux pieds, et un casque en os orné d’un panache de plumes bleues qui lui retombent sur la nuque. Parmi ses compagnons, aucun ne mesure moins de deux mètres.

L’un d’entre eux s’avance près de son chef et ôte son casque pour révéler un visage de femme, rude, couvert de cicatrices et de piercings. Une empreinte de main bleue le décore. La femme tombe à genoux devant moi, se touchant le front en signe de respect.

— Soleil-Né, prononce-t-elle dans leur épais dialecte. Nous avons vu les flammes dans les cieux…

Elle perd la voix en repérant ma sangLame. Les autres cavaliers, s’apercevant de notre Couleur, sautent à terre en se découvrant précipitamment. Ce ne sont que des femmes. Elles portent toutes la même main bleue avec un œil en son centre. Leurs cheveux blancs sont tressés. Leur nez, leurs oreilles et leurs lèvres sont percés d’os et de fer. Elles ont toutes les yeux noirs. Leur meneuse, la seule à rester coiffée et debout, s’avance vers nous, comme en transe.

— Ma sœur, murmure Ragnar. Ma sœur.

— Séfi ? devine Mustang en étudiant l’Obsidienne.

Des langues humaines – des trophées – pendent à sa hanche. Elle a les mains nues, tatouées de runes. Sous son masque, les yeux écarquillés, elle examine les blessures de Ragnar, qui sourit faiblement en la voyant s’approcher.

— Me reconnais-tu ? Moi, je te reconnais. Je te reconnaîtrais toujours. Même dans l’obscurité. Même si nous étions vieux. Même si la neige n’était plus, et que le vent s’était éteint. (Il tremble de douleur. Elle s’avance, pas à pas.) Je t’ai enseigné les quarante-neuf noms de la glace et les trente-quatre souffles du vent… même si tu n’en retenais que trente-deux, ajoute-t-il en souriant.

Elle ne dit rien, mais les autres cavalières murmurent le nom de Ragnar. Ma présence à ses côtés – ainsi que ma sangLame – leur confirme mon identité.

— À cinq reprises, poursuit Ragnar d’une voix mourante, je t’ai portée sur mes épaules pour aller voir la glace se briser. Je t’ai laissé tresser des rubans dans mes cheveux. J’ai joué avec les poupées que tu cousais dans du cuir de phoque. J’ai lancé des boules de neige avec toi au vieux Fierpied. Je suis ton frère. Et quand les hommes du Soleil Pleureur sont venus me chercher pour m’emmener avec d’autres vers les Terres Enchaînées, te rappelles-tu ce que je t’ai dit ?

Malgré ses blessures, il exsude le pouvoir. C’est sa terre, ici, son foyer. Il y règne comme je régnais sur ma Main des Enfers. Comme attirée par une force invisible, Séfi s’approche, tombe à genoux et ôte son casque.

Séfi la Silencieuse, la célèbre fille d’Alia Moineau-des-Neiges, possède un visage sévère, impérieux, mais vif comme celui d’une corneille. Ses petits yeux sont trop rapprochés pour être beaux. Elle a les lèvres fines, pensives, bleuies de froid, et le crâne rasé sur la gauche, tandis que de longues tresses pendent de l’autre côté. Au-dessus de son oreille, un tatouage ailé orne son cuir chevelu. Néanmoins, c’est autre chose qui la rend unique parmi les siens, qui force l’admiration : sa peau est immaculée, sans marques et sans cicatrices. Elle ne porte qu’un unique bijou, une tige de fer en travers du nez. Quand elle s’incline vers son frère, les yeux bleus tatoués sur ses paupières scrutent mon âme.

Elle tend la main, non pas pour le toucher, mais pour sentir son souffle. Ragnar ne s’en satisfait pas : il attrape sa main pour la presser farouchement contre son cœur. Des larmes de joie coulent sur ses joues. D’autres coulent aussi sur celles de Séfi, traçant des sillons dans les peintures bleues. Il prononce d’une voix brisée :

— Je t’avais dit que je reviendrais.

Elle redresse la tête pour observer les traces d’Aja. D’un claquement de langue, elle envoie quatre Valkyries explorer la crevasse à la recherche de la Furie. Les autres guerrières se placent en position autour de nous, surveillant les montagnes, leurs élégants arcs à la main. Je l’interpelle, dans leur langage :

— Il faut l’emmener aux Tours. Voir votre chaman…

Elle ne me regarde pas.

— C’est trop tard, déclare Ragnar, dont la barbe se couvre de neige. Laissez-moi mourir ici. Sur la glace. Sous le ciel infini.

— Non, on peut te sauver…

Mes propres protestations me semblent faibles et négligeables. Sa tristesse l’a quitté, chassée par la présence de Séfi. Il me sourit, essayant de me rassurer, malgré l’injustice de sa mort et de sa vie. Peut-être essaie-t-il de se persuader plus que moi que tout est bien qui finit bien.

— La mort a peu d’importance, quand un homme a bien vécu. Cette vie, c’est à toi que je la dois. Cependant… il reste beaucoup à faire. Séfi, mes hommes t’ont-ils trouvée ?

Elle hoche la tête, ses longs cheveux blancs soulevés par le vent. Ragnar déglutit pesamment, avant de me parler en hautLinguo :

— Darrow, je sais que tu crois que tu n’auras qu’à leur parler. Ce ne sera pas suffisant.

Je comprends alors ce qu’il me cachait. Pourquoi il restait silencieux, à bord de la navette. Il est rentré chez lui pour tuer sa mère – et il me donne à présent la permission de le faire à sa place. Je lève les yeux vers Mustang. Elle a entendu et compris, elle aussi. Ses yeux sont gonflés de chagrin, à la fois pour notre ami qui se meurt, et pour mon rêve utopique d’un monde meilleur.

Ragnar tressaille de douleur. Séfi dégaine son couteau. Elle refuse de le voir souffrir davantage. Ragnar secoue la tête en me désignant du menton. Il veut que ce soit moi. Je serre les poings, comme pour m’échapper de ce cauchemar. Séfi me dévisage durement, me poussant à respecter la dernière volonté de son frère.

— Je veux mourir avec mes amis, dit-il.

Hébété, je saisis mon rasoir et le place contre sa poitrine. Seul son regard enfin en paix me permet de rester fort.

— Je transmettrai ton amour à Eo. Je vous construirai une maison dans la Vallée de vos ancêtres. À côté de la mienne. Rejoins-nous quand tu mourras. Néanmoins, je suis un mauvais maçon, ajoute-t-il avec un sourire espiègle. Ne te presse pas. Nous attendrons.

J’acquiesce, comme si je croyais encore à la Vallée.

— Je libérerai ton peuple, dis-je. Je te le promets sur ma vie. Et je te reverrai bientôt.

Il sourit, les yeux levés vers le ciel. Séfi place précipitamment sa hache dans la main de son frère, afin qu’il meure comme un guerrier et trouve sa place au Valhalla. Il laisse retomber l’arme, saisit une poignée de neige dans la main gauche et la main gantée de sa sœur dans la droite.

— Non, Séfi. Trouve une raison de vivre.

Il me fait un signe de tête.

Le vent siffle.

La neige tombe.

Tandis que Ragnar contemple le ciel, où Phobos brille froidement, j’enfonce ma lame dans son cœur. La vie le quitte comme un lent crépuscule. Je suis incapable de saisir le moment où son cœur cesse de battre, où ses yeux cessent de voir. Mais je sais soudain qu’il est parti. Je le sens au froid de mes os ; au hurlement glacial, esseulé, du vent dans mes oreilles ; et au calme mortel dans les yeux noirs de Séfi la Silencieuse.

Ragnar Volarus, mon ami et protecteur, a quitté ce monde.

Engourdi de chagrin, je n’arrive à penser qu’à la réaction de Sevro quand il apprendra la mort de Ragnar ; à mes neveux et nièces qui ne tresseront plus de rubans dans la barbe de leur Gentil Géant. J’ai perdu une partie de mon âme. Mon protecteur, qui a tant donné de sa force, a disparu. À présent, esseulé, je me cramponne à la taille d’une Valkyrie tandis que son griffon fend les airs. Je suis comme paralysé. Le trajet parmi les nuages et l’apparition des Tours ne m’inspirent aucun émerveillement.

Ces Tours consistent en une série de flèches en pierre plantées au sommet d’une chaîne de montagnes, à une altitude si absurde, si vertigineuse, que seul un Or siphonné aux commandes d’un Lovelock, disposant de ressources illimitées et pouvant s’offrir cinquante années de travaux, a pu les faire sortir de terre. Sans doute pour le simple plaisir d’en être capable. Cernés de brume, les dizaines de donjons se tordent comme des amants en colère. Des griffons nichent sur leurs sommets, des corbeaux et des aigles un peu plus bas. Au-dessus de la neige tachée de sang et de déjections, sept squelettes sont enchaînés sur un mur. Voilà la demeure de la seule race qui ait un jour menacé les Ors ; voilà l’endroit où nous nous rendons, maculés du sang de son prince banni.

Dans la crevasse, les soldats de Séfi n’ont trouvé que des empreintes de bottes. Pas de cadavre ni de sang. Rien qui puisse apaiser la fureur de leur chef. Je pense que Séfi serait restée longtemps à veiller le corps de son frère si des tambours n’avaient pas retenti au loin : ceux des Mangeurs, ayant repris des forces et prêts à défier les Valkyries pour s’approprier les dieux déchus.

C’est le visage courroucé et la hache à la main qu’elle a ensuite examiné Cassius, le premier Or qu’elle ait jamais vu sans armure, à l’exception de Mustang. J’ai cru, un instant, qu’elle allait le tuer, mêler son sang à celui de Ragnar. Je n’aurais rien fait pour l’en empêcher. Toutefois, elle l’a épargné, ordonnant d’un claquement de langue à ses Valkyries de remonter en selle. Une des femmes a chargé Cassius sur sa selle. Il est encore en vie, la flèche ayant manqué de peu sa jugulaire, mais la mort le guette toujours.

Nous atterrissons dans une cavité au sommet d’une des tours en spirale. Des portes en fer se referment derrière notre groupe, nous isolant du vent. Des esclaves du clan, aveugles, les yeux brûlés, récupèrent les griffons. Leurs visages sont teints en jaune, pour symboliser leur lâcheté. Les cavalières, sautant à terre avant que leurs montures ne touchent le sol, emportent Ragnar dans les profondeurs de la cité rocheuse.

Un remue-ménage se produit quand plusieurs dizaines de guerriers se précipitent vers Séfi, en agitant violemment les bras dans notre direction. Leur nagal a des accents un peu plus prononcés que celui que j’ai étudié avec Mickey puis à l’Académie, mais je parviens à comprendre que, d’après eux, nous devrions être enchaînés, ainsi que quelque chose à propos d’hérétiques. Les Valkyries de Séfi répondent en criant que nous sommes des amis de Ragnar, leur montrent nos cheveux dorés. Ils ne savent pas quoi faire de nous, ni de Cassius, que plusieurs d’entre eux s’arrachent comme des chiens hargneux. La flèche toujours plantée dans la gorge, il me tend la main, terrorisé, tandis qu’ils le traînent sur le sol. Nos doigts s’agrippent une fraction de seconde – puis il disparaît, emporté par six géants dans un couloir éclairé de torches. Les autres guerriers se referment autour de nous, leurs armes à la main, puant la fourrure moisie et mouillée. Ils ne se calment que quand une vieille femme trapue, une main bleue tatouée sur le front, les repousse pour s’entretenir avec Séfi. Une de leurs chefs de guerre matriarches. Elle désigne le plafond d’un large mouvement de bras.

— Qu’est-ce qu’elle raconte ? demande Holiday.

— Ils parlent de Phobos, traduit Mustang. Ils ont vu la bataille. Ils pensent que les dieux sont en guerre. Ceux-là estiment qu’il faut nous traiter comme des prisonniers, et non des invités. Nous devrions les laisser prendre nos armes.

— Mon cul, oui, rétorque Holiday en serrant son fusil contre sa poitrine. Super, ronchonne-t-elle quand je le lui prends des mains pour le tendre, avec mon rasoir, à nos hôtes.

Ils nous passent de lourdes chaînes aux poignets et aux chevilles, en prenant soin de ne pas nous effleurer. Des gardes nous entraînent ensuite le long d’un tunnel, loin des Valkyries et de Séfi. La dernière expression que je lis sur son visage immaculé est étrange, méditative.

Nous parcourons plusieurs dizaines d’escaliers mal éclairés avant d’être jetés dans une cellule sans fenêtre, étouffante et enfumée, chauffée par des braseros à l’huile de phoque. Je trébuche sur le sol irrégulier et tombe par terre. Enragé, impuissant, je frappe mes chaînes contre la pierre. Tout est allé si vite… Je perds complètement pied. Mustang et Holiday m’observent avec un silence éloquent. La naïveté de ma stratégie est enfin claire. Vingt-quatre heures après le début de mon superbe plan, nous avons déjà perdu Ragnar. Par ma faute…

— Pourquoi ne pas l’avoir tué ? demande Holiday en parlant de Cassius.

Je ne réponds pas. Mustang m’interroge doucement :

— Ça va ?

— À ton avis ? dis-je amèrement.

Elle ne proteste pas. Elle n’est pas du genre à se froisser ou à geindre qu’elle ne veut que m’aider. Elle comprend trop ma douleur pour cela.

— Il nous faut un plan, dis-je d’un ton machinal, tentant d’oublier Ragnar.

— C’était Ragnar, le putain de plan ! lance Holiday.

— On peut encore s’en tirer.

— Et comment, petit malin ? On n’a plus d’armes et ils n’ont pas l’air ravis de nous voir. Ils vont probablement nous manger.

— Ceux-là ne sont pas cannibales, corrige Mustang.

— Vous voulez parier votre mollet, mam’zelle ?

— La clef, c’est Alia, dis-je. On peut encore la convaincre. Sans Ragnar, ce sera difficile, mais c’est la seule solution. Il faut la persuader qu’il est mort pour apporter la vérité à son peuple.

— Il a dit que des paroles ne suffiraient pas.

— Je pense que si.

— Darrow, prends un moment pour réfléchir…

— Un moment ? Les nôtres sont en train de mourir en orbite ! Sevro dépend complètement de notre réussite ! On n’a pas le luxe de s’offrir un moment !

Je continue, listant méthodiquement toutes nos options et nos impératifs. Il faut retrouver Aja, contacter les Fils d’Arès… Mustang pose la main sur mon bras.

— Darrow. Stop.

Je perds le fil de mon énumération. La logique m’abandonne. Je suis submergé par une vague d’émotions. Mes ongles sont incrustés du sang de Ragnar. Il voulait seulement retrouver son peuple, les mener à la lumière, comme j’ai mené les miens… Je l’ai privé de ce choix en attaquant Aja. Je ne pleure pas – ce n’est pas le moment –, mais je reste de longues minutes la tête entre les bras. Mustang me touche l’épaule.

— Il a souri, à la fin, dit-elle doucement. Tu sais pourquoi ? Parce qu’il savait que ce qu’il avait fait était bien. Qu’il s’était battu par amour. Tu as toujours su faire une famille de tes amis, Darrow. Ragnar est devenu meilleur en te côtoyant. Tu ne l’as pas tué. Tu lui as permis de vivre. Et tu dois vivre aussi, maintenant. (Elle s’assoit près de moi.) Je sais que tu veux toujours voir le meilleur dans les gens. Mais pense au temps qu’il t’a fallu pour gagner Ragnar à ta cause, ou Tactus, ou moi. Que pourrais-tu faire en un jour, une semaine ? Cet endroit… ce n’est pas notre monde. Les règles morales et sociales y sont différentes. Si nous ne nous échappons pas, nous mourrons.

— Tu crois qu’Alia refusera d’écouter…

— Pourquoi le ferait-elle ? Les Obsidiens ne reconnaissent que la force. Où est la nôtre ? Même Ragnar savait qu’il devrait tuer sa mère. Tu sais comment on dit « reddition » en nagal ? « Rjoga. » Asservissement ? « Rjoga. » Esclavage ? « Rjoga. » Sans Ragnar pour les contrôler, à ton avis, que se passera-t-il quand on les lâchera sur la Société ? Alia Moineau-des-Neiges est un tyran sanguinaire. Ses chefs de guerre ne valent pas mieux. Elle pourrait même être déjà contre nous. Les Ors savent qui était Ragnar : ils ont pu la prévenir que nous venions et lui donner des ordres.

Quand j’étais petit, et que j’admirais mon père, je pensais qu’être un homme, c’était avoir la faculté de contrôler les choses. De décider de sa propre destinée. J’étais loin d’imaginer que devenir un homme consiste à perdre sa liberté ; à sacrifier, chaque jour, des choses importantes en faveur d’autres, qui le sont encore plus ; à se retrouver lentement, inexorablement, prisonnier d’un carcan de devoirs, d’urgences, de regrets, de remords… Je suis fatigué de douter. Fatigué des gens qui ne pensent qu’en fonction de leurs expériences passées, des gens qui jugent savoir ce qui est possible ou pas.

— Ça va être compliqué de s’évader, grogne Holiday.

— Première étape ! déclare Mustang en se levant et en ôtant ses chaînes.

Elle lâche le petit bout d’os avec lequel elle s’est libérée.

— Où avez-vous appris à faire ça ? s’étonne Holiday.

— Tu crois que je me suis tourné les pouces avant l’Institut ? À ton tour, me lance-t-elle. Ensuite, je pense que nous pourrons les surprendre quand ils ouvriront… Qu’est-ce qu’il y a ?

J’écarte mes mains enchaînées des siennes.

— Je ne pars pas.

— Darrow…

— Ragnar était mon ami. Je lui ai dit que j’aiderais son peuple. Je ne m’enfuirai pas. Sa mort ne sera pas vaine.

— Les Obsidiens…

— … sont essentiels pour nos plans. Sans eux, impossible de tenir tête aux légions. Même avec ta flotte.

— Très bien, concède Mustang. Et comment comptes-tu persuader Alia ?

— Je crois que je vais avoir besoin de ton aide.

Plusieurs heures plus tard, on nous guide jusqu’au centre d’une gigantesque salle du trône caverneuse, éclairée par des lampes à huile d’où s’échappe une fumée sombre. Les portes se referment sur nous avec un lourd claquement. L’occupante du trône, l’être humain le plus imposant que j’aie jamais rencontré, nous regarde nous approcher, immobile comme une statue. Nos chaînes cliquettent sur le sol lisse et noir. Nous nous arrêtons aux pieds d’Alia Moineau-des-Neiges, reine des Valkyries.

Sur ses genoux gît le corps de son fils.

Elle nous toise, aussi colossale que Ragnar, l’air aussi ancien, rusé et tordu qu’un arbre d’une forêt primitive. Du genre de ceux qui pompent la richesse du sol et interceptent le soleil aux dépens des arbrisseaux les plus faibles ; qui, tout en se fortifiant, les regardent se faner et dépérir. Elle a le visage tanné par le vent et des cheveux semblables à du crin, couleur de neige sale. Ses mains noueuses sont couvertes de sang. Couronnée d’obsidienne, elle siège sur des coussins de fourrure, au cœur de la cage thoracique d’un griffon colossal dont les ailes s’étendent de part et d’autre du trône, sur plus de vingt mètres d’envergure. De sa gueule semble sortir un cri silencieux qui s’élève loin au-dessus de nous. Au bas du trône repose son fameux trésor de guerre, un coffre fermé, en temps de paix, par de lourds cadenas de fer.

Nous sommes au centre de son royaume. Et, bien que j’aie préparé des paroles pour la reine des Valkyries, je ne sais pas quoi dire à la mère qui me scrute, le cadavre de son fils sur les genoux, comme si j’étais un foutu ver de terre qui s’était faufilé dans son palais. Il s’avère vite qu’elle a la langue assez bien pendue pour nous deux.

— Une grande hérésie rôde sur nos terres. Une rébellion contre les dieux qui règnent sur les mille étoiles de l’Abysse.

Sa voix roule et gronde comme celle d’un vieux crocodile. Ses paroles sont prononcées dans le plus pur hautLinguo. Une langue sacrée, à leurs yeux, connue d’un petit nombre d’initiés, pour la plupart les chamans qui communiquent avec les dieux. Des espions, en d’autres termes.

Mustang est surprise par sa maîtrise de notre langue. Pas moi. Elle ne fait que confirmer mes soupçons et le principe de favoritisme mis en place par les Ors. Ces satanés Gammas ne sont pas les seuls à en profiter.

— Une hérésie propagée par de faux prophètes aux paroles trompeuses, continue-t-elle. Depuis un été et un hiver, elle empoisonne nos esprits, ainsi que ceux de la Frontière, de l’Épine du Dragon, des Tentes Ensanglantées et des Grottes Cliquetantes. Elle se répand parmi nos peuples comme un venin pernicieux.

Elle s’adosse à son trône, le nez constellé de points noirs, les yeux cernés de rides profondes.

— Elle prône qu’un Entaché rentrera aux Tours. Qu’il sera accompagné d’un homme qui, telle l’étoile du matin, nous guidera dans les ténèbres. J’ai fait chercher ces hérétiques pour écouter leurs murmures, pour voir s’ils parlaient au nom des dieux. Ce n’était pas le cas. Des démons agitaient leurs langues. Alors je les ai traqués, j’ai brisé leurs os de mes mains, écorché leur peau de mes ongles, et je les ai offerts en pâture aux oiseaux des glaces.

Les sept corps, sur le mur… Les amis de Ragnar.

— Je l’ai fait par amour pour mon peuple, qui sont autant mes enfants que les fruits de mes entrailles. Car je savais que cette hérésie n’était qu’un mensonge. Ragnar, le sang de mon sang, n’était pas destiné à revenir. En agissant ainsi, il aurait trahi son serment, son peuple, et les dieux qui veillent sur nous.

Elle baisse les yeux sur son fils défunt. Les ferme. Inspire profondément et les ouvre à nouveau.

— Puis je me suis réveillée en plein cauchemar. Qui es-tu, toi qui m’apportes le corps du plus noble-né de ma Tour ?

— Je me nomme Darrow de Lykos, dis-je. Voici Virginia au Augustus et Holiday ti Nakamura. Nous sommes venus, avec Ragnar, en tant que diplomates représentant le Soulèvement.

Alia examine Mustang, qui, malgré ses presque deux mètres, ressemble à une enfant devant elle.

— « Le Soulèvement », répète-t-elle d’un air dégoûté. Et qui étais-tu, par rapport à mon fils ? Étais-tu le maître de Ragnar ?

Elle observe mes cheveux avec un dédain inattendu envers un dieu. Il se trame quelque chose. Je la corrige :

— J’étais son frère.

— Son frère ? se moque-t-elle.

— Votre fils a juré de me servir. Il m’a offert des Taches. Je lui ai offert sa liberté. Depuis, nous avons été frères.

— Il… il est mort libre ? demande-t-elle d’un ton hésitant.

À sa voix, je comprends qu’elle sait plus de choses qu’elle ne veut le faire croire. Mustang aussi s’en rend compte.

— Oui. Ses hommes – si vous ne les aviez pas pendus – vous auraient dit que j’ai mené une rébellion contre les Ors qui règnent sur vous et vous volent vos enfants. Ils vous auraient raconté, ainsi qu’à votre peuple, comment Ragnar s’est battu avec moi, en tant que général de mes forces. C’était un homme bon. Il…

— Je connais mon fils, me coupe-t-elle. J’ai nagé avec lui quand il était enfant. Je lui ai appris les noms de la neige et des tempêtes. Je l’ai emmené sur mon griffon pour lui montrer les os du monde. Il s’est agrippé à moi, radieux, tandis que nous nous élevions. Mon fils ne connaissait pas la peur. Je connais mon fils, et je n’ai pas besoin qu’un étranger me parle de lui.

Visiblement, elle garde un souvenir différent de leur petite envolée que celui de Ragnar. Mustang prend la parole :

— Dans ce cas, Reine, vous devriez vous demander pourquoi il est rentré. Pourquoi il a envoyé ses hommes ici, avant de revenir lui-même en brisant son serment.

Alia l’examine voracement en silence. Puis elle observe les exploits de son peuple sculptés dans les parois de la caverne, hautes d’une trentaine de mètres. Je n’ai jamais rencontré d’artistes Obsidiens. Seulement des guerriers.

— « Frère », se moque-t-elle à nouveau. Dis-moi, utilises-tu tous tes frères comme tu l’as fait avec mon fils ? Tu l’as amené ici en pensant qu’il t’offrirait les géants des glaces ; en espérant utiliser l’amour d’une mère pour parvenir à tes fins. Je renifle ton ambition, ô charmant seigneur. Je n’ai jamais visité l’Abysse, mais je connais la glace et les serpents qui rampent dans le cœur des hommes.

« J’ai interrogé les hérétiques moi-même. Je sais ce que tu es. Je sais que tu descends de ces créatures pitoyables, les Rouges. J’ai rencontré des Rouges. Ce sont des enfants. Des farfadets qui vivent dans les entrailles de la terre. Tu as volé le corps d’un Ase, un Soleil-Né. Tu te prétends Briseur de Chaînes, mais en vérité tu ne fais qu’en créer. Comme tous les hommes, tu veux nous enchaîner à toi et utiliser notre force pour ta gloire.

Elle se penche pour nous toiser d’un regard méchant, et je comprends. C’est pour ça que Ragnar pensait devoir la tuer, ce qui poussait Mustang à vouloir fuir. Cette femme n’a de respect que pour une chose : la force. Où est la mienne ?

— Vous le connaissez, intervient Mustang, mais vous ne me connaissez pas, moi. Pourtant, vous m’insultez.

Alia fronce les sourcils. Elle n’a aucune idée de l’identité de Mustang et redoute de la mettre en colère, si en effet elle est une Or. Son assurance vacille légèrement.

— Je ne porte aucune accusation contre toi, Soleil-Née.

— Au contraire. En accusant Darrow de vouloir exploiter votre peuple, vous m’accusez d’être de mèche avec lui. Vous suggérez que moi, son alliée, suis ici avec les mêmes intentions que lui.

— Dans ce cas, quelles sont tes intentions ? Pourquoi accompagnes-tu cette créature ?

— Pour décider s’il vaut la peine d’être suivi.

— L’est-il ?

— Je ne sais pas encore. Mais je sais que des millions le suivront. Peux-tu seulement comprendre ce nombre, Alia ?

— Je sais ce qu’il signifie.

— Tu m’as demandé mes intentions. Les voici : je suis reine et chef de guerre, tout comme toi. Mon royaume est plus grand que tu ne peux l’imaginer. Je possède des vaisseaux, dans l’Abysse, qui transportent plus d’hommes que ton clan n’en a jamais connus. Ils peuvent fendre une montagne en deux. Et je suis ici pour te dire que je ne suis pas une déesse. Que les habitants d’Asgard ne sont pas des dieux. Ils sont faits de chair et de sang, comme moi, et comme toi.

Alia se lève lentement, soulève son fils sans effort, et va le déposer sur un autel en pierre. Elle verse l’huile d’une petite urne sur un tissu dont elle recouvre le visage de Ragnar. Elle embrasse ensuite le tissu.

— Aucune graine ne peut pousser sur tes terres, insiste Mustang. Elles ne sont que vent, glace et roche, pourtant, vous survivez. Des cannibales hantent les montagnes, des clans ennemis vous persécutent, vous vendez vos enfants à vos dieux, pourtant, vous survivez. Pourquoi, Alia ? Pourquoi vivre si vous ne faites que servir ? Pourquoi regarder ton peuple dépérir ? J’ai vu ma famille disparaître, chaque membre s’en allant l’un après l’autre. Mon monde est brisé, tout comme le tien. Mais si tu me prêtes ton bras, si tu rejoins Darrow, comme Ragnar le voulait… Nous pouvons en construire un nouveau.

Poussée dans ses derniers retranchements, Alia se tourne vers nous. Elle s’avance d’un pas lent et mesuré.

— Que craindrais-tu le plus, Virginia au Augustus ? Un dieu, ou un mortel aux pouvoirs divins ? Un dieu ne peut pas mourir. Il ne connaît donc pas la peur. Mais un mortel… (Elle claque de la langue.) À quel point redoute-t-il les ténèbres ? Avec quelle force, avec quelle cruauté se battra-t-il pour demeurer dans la lumière ?

Son ton plein de perversité me glace le sang. Elle sait.

Mustang le comprend en même temps que moi. Alia sait que ses dieux sont mortels. Une bulle de peur éclate dans mon âme. Je suis si stupide ! Nous avons fait des milliers de kilomètres pour lui révéler une vérité qu’elle sait déjà. Quand ? Comment ? Est-ce parce qu’elle est reine ? L’a-t-elle découvert toute seule ? Avant de vendre Ragnar ? Après ? Aucune importance. Elle s’est résignée à ce monde. Elle s’est résignée au mensonge.

— Les choses peuvent changer ! dis-je avec désespoir, conscient qu’elle a déjà pris sa décision. Ragnar le savait ! Il a vu un monde où votre peuple quitterait la glace, un monde où la liberté et le libre arbitre régneraient ! Rejoignez-moi, ce monde sera possible. Je vous donnerai les moyens de parcourir les étoiles comme vos ancêtres, de devenir invisibles, de voler dans les nuages sans griffons. Vous pourrez choisir votre propre royaume, où il fera chaud, où la terre sera verte ! Il vous suffit de vous battre, comme votre fils l’a fait.

— Non, petit homme, déclare-t-elle. Personne ne peut se dresser contre le ciel, l’océan, les rivières ou les montagnes. Et personne ne peut se dresser contre les Ors. J’obéirai à mon devoir. Je protégerai mon peuple. Je t’enverrai sur Asgard, enchaîné, et je laisserai les dieux décider de ton sort. Ainsi, mon peuple survivra, Séfi prendra un jour ma place, et j’enterrerai mon fils dans la glace qui l’a vu naître.

Nous nous envolons loin des Tours, sous un ciel aussi violet que le sang figé derrière un ongle écrasé. Cette fois, on nous traite comme des prisonniers. Attaché et jeté en travers d’un tapis de selle à l’odeur fétide, je cligne des yeux sous le souffle de la troposphère. Autour de moi, les griffons brassent les airs de leurs ailes puissantes. Nous virons sur la droite, ce qui me permet d’observer les visages masqués des Valkyries, levés vers Phobos. De petits éclairs blancs et jaunes illuminent la station. Sevro a capturé des vaisseaux et entamé sa riposte. Mais combien ? Suffisamment ? Je prie en silence pour qu’il reste en vie, ainsi que Victra et les Hurleurs.

Comme Mustang s’y attendait, la parole a échoué face à Alia. Nous voici à présent en route vers Asgard, afin d’être livrés à ses dieux pour épargner son peuple. Du moins, c’est ce qu’elle a dit à Séfi. Sans un mot, sa fille a empoigné nos chaînes, puis nous a emmenés tous les trois, assistée par la garde d’Alia, vers le hangar où patientaient ses guerrières.

Sous notre compagnie de griffons s’étale l’Antarctique, dramatique et brutal, sculpté il y a des siècles par des dieux courroucés afin de punir et de tester les descendants des Obsidiens qui avaient osé s’élever contre eux. La région est si rude que moins de soixante pour cent des Obsidiens atteignent l’âge adulte – comme le désire le Comité. Occupés à survivre, ils n’ont pas le temps de développer leur société, tout comme les tribus nomades du Moyen Âge. La culture de la terre engendre celle des esprits. La chasse engendre la guerre.

Ça et là, le désert est tacheté de signes de vie. Des hordes d’aurochs. Des feux qui scintillent par les meurtrières de villes taillées dans les montagnes. Des silhouettes rassemblant des réserves pour l’hiver. Nous volons pendant des heures. Je somnole, complètement épuisé. Je n’ai pas dormi depuis notre festin de pâtes en compagnie de Ragnar, dans la confortable cuisine du vaisseau écrasé. Tout a basculé si rapidement…

Le bruit d’un cor me tire de mon sommeil. Ragnar est mort, me rappelle immédiatement mon esprit. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière, que je me réveille en deuil.

Un deuxième cor résonne tandis que les griffons se rapprochent en formation serrée. Nous plongeons dans un banc de nuages cendreux. Séfi, devant moi, se penche en avant, poussant sa monture vers une silhouette sombre et massive. Nous émergeons à l’air libre devant Asgard, la citadelle des dieux Ases. C’est une montagne arrachée au sol, suspendue entre l’Abysse et la glace. Contrairement au mont Olympe, lieu de tous les plaisirs, Asgard n’existe que pour surveiller, menaçante, la race Obsidienne.

Un escalier en pierre, aérien et précaire, s’élève depuis la surface de Mars. La Voie des Taches. Le chemin que chaque jeune Obsidien doit emprunter pour obtenir la faveur des dieux et servir la Mère de Toute Chose, faisant ainsi honneur à son clan. Des corps congelés jonchent le fond de la Vallée des Déchus. Ici, il fait trop froid pour que les charognes pourrissent. Seuls les corbeaux peuvent les transformer en squelettes. Cette ascension solitaire est le seul accès possible pour pénétrer dans la montagne.

Les Obsidiens la redoutent. Je peux sentir la peur de Séfi, qui ne l’a jamais affrontée. Aucun Entaché ne peut retourner vivre dans les Tours ou dans les autres clans. Tous sans exception entrent au service des Ors. Alia ne l’a jamais laissé tenter l’épreuve. Elle a besoin d’une fille pour lui succéder.

Contrairement à l’Olympe, Asgard est entourée de systèmes de défense : des émetteurs à haute fréquence qui peuvent réduire en purée les tympans d’un griffon ; un bouclier à impulsion capable de faire bouillir les organes de tout être vivant ; des centaines de machines produisant, aux yeux des Obsidiens, de la pure magie noire. Cependant, aujourd’hui, grâce aux bons soins des pirates de Vif-Argent, leurs détecteurs sont morts et leurs caméras repassent en boucle des vidéos anciennes. Asgard est aveugle.

Malgré tout, si nous désirons obtenir audience auprès des dieux, nous devons gravir la Voie, et pour cela franchir le Temple de la Gueule des Ombres. Nous atterrissons devant le bâtiment noir, en piteux état, qui veille sur l’entrée de l’escalier comme un vieillard cupide. On m’arrache de ma selle. Je m’écroule, les jambes engourdies par le trajet. Les Valkyries patientent tandis que Mustang m’aide à me relever.

— Il est temps ! annonce une des guerrières.

Hochant la tête, je la laisse me pousser derrière Séfi, qui s’approche du temple. Le vent fait chanter les trois cent trente-trois visages hurlants sculptés sur sa façade – lesquels nous fixent de leurs yeux désespérés. Nos bottes soulèvent des volutes de neige tandis que nous franchissons l’arche de l’entrée.

— Séfi, dis-je discrètement.

La femme se retourne lentement pour me regarder. Le sang de son frère macule encore ses cheveux blancs.

— Puis-je te parler ? Seul à seule ?

Sur un signe de leur meneuse muette, les Valkyries ressortent avec Mustang et Holiday. Frissonnant de froid, empêtré dans mes chaînes, je suis Séfi à l’intérieur du temple, jusqu’à une cour à ciel ouvert. Là, dans l’étrange lumière violette, elle me scrute en attendant que je prenne la parole.

Pour la première fois, je me demande si elle est aussi curieuse à mon sujet que je le suis au sien. Je retrouve un peu de ma confiance. Ses petits yeux noirs sont songeurs. Elle semble voir les failles dans ce qui l’entoure : dans les hommes, dans les armures, dans les mensonges. Mustang avait raison, Alia ne m’aurait jamais écouté. Je m’en doutais avant d’être en face d’elle, mais je devais essayer. De plus, même si j’avais réussi, Mustang n’aurait jamais fait confiance au Moineau-des-Neiges pour contrôler les Obsidiens. J’aurais sacrifié une alliée pour une autre. Tandis que Séfi… Séfi m’offre un dernier espoir.

— Où vont-ils ? Tu y as déjà pensé ? Les hommes et les femmes que vous offrez aux dieux. Je sais que tu ne crois pas ce qu’on t’a dit. Qu’ils s’élèvent pour devenir des guerriers. Qu’ils servent les immortels contre d’immenses richesses…

J’attends sa réponse, qui bien sûr ne vient pas. Si je ne la persuade pas, nous sommes tous morts. Néanmoins, je pense que j’ai une chance avec elle. Plus qu’avec sa mère, en tout cas.

— Si tu vénérais vraiment les dieux, tu n’aurais pas fait vœu de silence quand Ragnar a été pris. Les autres chantaient alors que tu pleurais. Tu savais… n’est-ce pas ?

Je m’approche d’elle. Plus musclée que Victra, elle me dépasse de quelques centimètres. Sa peau est presque aussi blanche que ses cheveux.

— Tu as senti la sombre vérité dans ton cœur. Il ne partait que pour devenir esclave.

Elle fronce les sourcils. Je poursuis sur ma lancée :

— Ton frère était un Entaché, un fils des Tours. Il était un titan. Malgré cela, malgré son sacrifice, il a été traité comme un chien. Ils l’ont fait combattre dans des fosses, Séfi. Ils ont parié sur sa vie. Ton frère, celui qui t’a appris la glace et le vent, le plus puissant de sa génération, était la propriété d’un autre homme.

Elle lève les yeux vers les étoiles qui scintillent dans le ciel bleu-violet. Combien de nuits les a-t-elle observées en se demandant ce que devenait son frère ? Combien de mensonges s’est-elle racontés, afin de pouvoir dormir la nuit ? À présent, elle sait les horreurs qu’il a vécues.

— C’est ta mère qui l’a vendu, dis-je en profitant de mon avantage. Tout comme elle a vendu tes sœurs, tes frères et ton père. Ils sont devenus esclaves, comme mon peuple. Tu as entendu les prophètes de Ragnar. J’étais esclave, mais je me suis soulevé contre mes maîtres. Ton frère s’est rebellé avec moi. Il est rentré aux Tours pour venir te chercher, pour libérer les vôtres. Il est mort pour cette idée. Tu as entendu ses paroles. Lui fais-tu suffisamment confiance pour les croire ? L’aimes-tu assez pour cela ?

Elle pose sur moi un regard où brûle une colère trop longtemps contenue. Comme s’il y avait des années qu’elle connaissait l’hypocrisie d’Alia. Je me demande tout ce qu’elle a pu entendre, en plus de deux décennies ; si sa mère lui a déjà avoué la vérité. Séfi sera un jour reine. Peut-être est-ce un rite de passage ? Ou alors Séfi a-t-elle écouté notre audience avec Alia ? Quelque chose, dans son regard, me fait pencher vers le oui.

— Séfi, si tu me livres aux Ors, leur règne continuera. Ton frère se sera sacrifié en vain. Si le monde te convient tel qu’il est, alors soit. Mais si tu le trouves injuste, malade, saisis cette chance. Laisse-moi te montrer les secrets que ta mère vous cache. Laisse-moi te prouver la mortalité des dieux. Laisse-moi t’aider à honorer ton frère.

Perdue dans ses pensées, elle suit des yeux la neige qui volette sur le sol. Puis, hochant calmement la tête, elle sort une clef en fer de sa poche et s’avance jusqu’à moi.

Des rafales glacées balaient la Voie des Taches, qui se tord malicieusement dans les airs jusqu’aux nuages. Cependant, ce n’est qu’un escalier. Nous entamons son ascension, équipés de masques d’os peints en bleu, de capes de fourrure et de bottes trop grandes pour nos pieds. Leurs trois propriétaires sont restées en bas des marches pour surveiller les griffons. Séfi mène la colonne, suivie de Mustang, Holiday et moi, puis, derrière nous, des huit autres Valkyries.

Le temps d’arriver au sommet, mes jambes tremblent d’épuisement. Un château d’obsidienne se dresse en haut de la montagne, couronné de huit tours, une pour chaque dieu. Au centre s’élève une pyramide en verre noire, reliée aux tours par des passerelles de plus de vingt mètres de hauteur. Un second temple nous sépare de la citadelle. Taillé en forme de visage hurlant, il est aussi gros que le château de Mars à l’Institut. Un petit jardin carré y mène, où trône un arbre noir et noueux. Un feu perpétuel embrase ses branches, épargnant ses fleurs blanches. Les Valkyries chuchotent entre elles, effrayées par la magie qui s’offre à leurs yeux.

Avec précaution, Séfi cueille une des fleurs. Les flammes caressent ses gants, mais le bouton, en forme de larme, reste intact dans sa main. Quand elle l’effleure du doigt, il s’ouvre, prend une couleur rouge sang, puis se fane et tombe en cendres. Je n’ai jamais rien vu de tel. Et je m’en fous complètement. Il fait trop froid pour s’extasier devant ce simili-miracle. Des empreintes de pas écarlates apparaissent devant nous, comme pour nous guider. Séfi et ses guerrières se figent, les bras tendus, les doigts tordus en signe de défense contre les mauvais esprits.

— C’est seulement du sang caché sous les pierres, dit Mustang. Ce n’est pas réel.

Malgré ses paroles, les Valkyries tremblent en voyant d’autres traces se former, menant droit à la bouche du temple. Elles échangent des regards effrayés. Séfi elle-même tombe à genoux en atteignant l’escalier qui mène au sanctuaire. Nous l’imitons et enfonçons nos nez dans la neige tandis que la gorge s’ouvre. Un vieillard parcheminé fait son apparition. Il a une barbe blanche et des yeux mauves rendus laiteux par l’âge.

— Fous que vous êtes ! braille-t-il. Fous, d’affronter la Voie à l’aube de l’hiver ! Votre sang devrait tremper la neige ! Êtes-vous venus tenter l’épreuve des Taches ?

Tout à son rôle, il scande chacune de ses répliques d’un coup de bâton sur les marches. Je réponds en nagal :

— Non.

Nous n’aurions rien à y gagner. Les dieux n’interviennent qu’au moment de tatouer les visages des champions. Et l’Épreuve est ardue. Ragnar pensait que je ne pourrais pas la réussir. Je dois attirer les Ors différemment. En les appâtant.

— Non ? répète le Violet, décontenancé.

— Nous requérons une audience avec les dieux.

À tout moment, une des Valkyries pourrait craquer. Il suffirait d’un regard, un mot malheureux. Crispé, je m’accroche à l’idée que Mustang me fait assez confiance pour être à mes côtés, agenouillée dans la fichue neige de cette fichue montagne. Ce qui veut dire que je ne suis pas complètement taré. Je l’espère.

— Vous êtes fous ! s’exclame le Violet, déjà lassé de nous. Les dieux voyagent à leur guise, dans l’Abysse, dans les airs et la mer. Ils n’accordent pas d’audience à de simples mortels. Seuls les Entachés sont dignes de solliciter leur attention. Seuls les enfants de la glace et des plus sombres nuits peuvent supporter leur vue !

Ce qui ne m’arrange pas, bon sang de chiottes. Aussi j’insiste :

— Un vaisseau fait de fer et d’étoiles est tombé de l’Abysse. Il s’est écrasé dans les montagnes près des Tours Valkyries, en laissant une traînée de sang et de feu dans le ciel.

— Un vaisseau ? demande le Violet, soudain intéressé.

Comme je m’y attendais.

— Fait de fer et d’étoiles.

— Comment sais-tu que ce n’était pas une vision ?

— Nous l’avons touché de nos mains.

Il reste silencieux, son esprit tournant à toute allure derrière ses yeux d’illuminé. Je parierais qu’il sait que leur système de communication ne fonctionne pas. Ses maîtres doivent attendre impatiemment des nouvelles. Mon discours est peut-être la dernière chose qu’ils aient captée. Et voici que cet humble Violet, cet acteur banni dans un trou perdu, qui répète la même farce pathétique jour après jour devant des crétins de barbares, possède une information que ses maîtres n’ont pas… Ses yeux brillent d’avidité quand il s’en rend compte. Il a une carte en main, une carte qu’il peut jouer en sa faveur.

Quelle tristesse de voir à quel point la cupidité peut rendre les hommes idiots !

— Avez-vous des preuves ? demande-t-il voracement. N’importe qui pourrait prétendre avoir vu des dieux chuter.

Hésitante, effrayée par ma mise en scène, mais écœurée par le prêtre, Séfi sort mon rasoir de son sac. Elle le dépose par terre, enveloppé dans une peau de phoque, sous forme de fouet. Le Violet sourit, enchanté. Il tente de le ramasser à l’aide d’un chiffon, mais Séfi le ramène vivement vers elle. Je grogne :

— Cet objet est destiné aux dieux. Pas à leurs larbins.

Le prêtre nous fait franchir le seuil du temple, à l’intérieur duquel il nous fait patienter, agenouillés sur le carrelage noir d’une antichambre. En grinçant, la bouche se referme derrière nous. Au milieu de la pièce, des flammes dansent en direction du plafond en onyx. Autour de nous, des clercs parcourent le temple caverneux en psalmodiant, vêtus de bures noires.

— Enfants de la glace, murmure finalement une voix divine dans les ténèbres. Vous apportez des nouvelles ?

Un synthétiseur, semblable à celui d’un démonoCasque, la transforme pour donner l’impression que dix personnes parlent en même temps. La femme Or, invisible, s’exprime dans un nagal à l’accent prononcé. Comme moi, elle maîtrise bien leur langue, mais elle dédaigne trop les Obsidiens pour faire le moindre effort. Je réponds :

— En effet, Soleil-Née.

— Parle-nous du vaisseau, ordonne une deuxième voix, masculine, directe et malicieuse. Tu peux me regarder, enfant.

Toujours à genoux, je jette un regard furtif vers les deux Ors qui viennent d’éteindre leurs spectroCapes. Les flammes se reflètent sur leurs masques dorés. L’homme porte une cape ; la femme, semble-t-il, n’a pas eu le temps d’enfiler la sienne.

Elle joue le rôle de Freyja, tandis que lui incarne Loki. Son masque représente une tête de loup. On dit que les hommes, au contraire des animaux, ne peuvent pas sentir l’odeur de la peur ; cependant, quand on a pris l’habitude de tuer, on finit par détecter une vibration qui y ressemble. Je la ressens en ce moment, en provenance de Séfi. Les dieux sont réels, songe-t-elle. Ragnar se trompait. Nous avions tort. Néanmoins, elle garde le silence.

— Il a tracé un sillon de feu dans le ciel, dis-je d’une voix respectueuse. Il a rugi, avant de s’écraser dans les montagnes.

— Vraiment… murmure Loki. Et maintenant, est-il en une seule pièce, ou en beaucoup de morceaux, enfant ?

Nous prenons un risque en parlant du vaisseau. Mais c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour attirer ces Ors, en plein milieu d’une rébellion, loin de leurs holoPostes et de leurs gardes Gris. Ce sont des Sans-Égaux Scarifiés, coincés en pleine province tandis que leurs frères combattent. Il y a longtemps, leur poste était considéré comme un honneur ; aujourd’hui, il n’est qu’une forme d’exil. Je me demande quels crimes ils ont commis, ou quels échecs ils ont subis, pour se retrouver à jouer les gardes-chiourmes dans ce trou perdu.

Humblement, essayant de ne pas attiser leur curiosité – ils pourraient me demander d’ôter mon casque – je continue :

— Les ossements du vaisseau jonchent la montagne, Soleil-Né. Telle une barque de pêche brisée par un Grand Monstre, il a semé ses échardes de fer et d’hommes sur la neige.

Un Obsidien utiliserait-il une telle métaphore ? Elle me semble acceptable, mais…

— Des échardes d’hommes ? répète Loki.

— Oui. Des hommes aux visages délicats, comme des peaux de phoque à la lueur d’un foyer. (Trop de comparaisons !) Les yeux tel du charbon incandescent. (Je ne peux plus m’arrêter. Flûte, comment parlait Ragnar ?) Les cheveux dorés comme vos visages.

Ils restent un moment silencieux, indéchiffrables, communiquant avec les autres grâce à leurs masques.

— Notre prêtre prétend que vous nous avez apporté une arme divine.

Séfi, tendue à craquer, dépose le rasoir à leurs pieds. Ses mains tremblent. Elle doit se demander quand, ainsi que promis, je dissiperai la magie des dieux. Les Ors s’avancent. Autour d’eux, l’air frémit sous l’influence de leurs boucliers à impulsion. Ils ne sont pas effrayés. Ils sont chez eux. Oh, approchez, approchez encore un peu, bande de salopards !

Loki incline la tête.

— Pourquoi ne pas l’avoir donné au chef de votre clan ?

— Ou à votre chaman ? ajoute Freyja, suspicieuse. La Voie des Taches est longue et ardue.

— Nous sommes des vagabonds, explique Mustang tandis que l’Or examine l’arme. Nous n’avons pas de clan, ni de chaman.

— Même toi, enfant ? demande Loki à Séfi d’une voix méfiante. Tu portes pourtant les tatouages bleus des Valkyries.

La main de l’Or se tend vers le rasoir sur sa hanche.

— Elle a été bannie, dis-je. Elle a rompu un serment.

— Est-ce que l’arme porte un blason ? lance Loki à Freyja, en se tournant vers elle.

La femme tend la main vers l’arme. Le rire amer, sauvage de Mustang la fige sur place.

— Sur la poignée, ma bonnedame, dit-elle dans son meilleur hautLinguo. Un Pégase en plein vol. Le symbole de la Maison Andromédus.

Elle arrache son casque et le jette sur le sol. Loki la reconnaît sur le champ.

— Augustus ? bredouille-t-il.

Je profite de leur surprise pour me jeter sur le rasoir. Le temps qu’ils se reprennent, ma sangLame brille devant eux. La même qu’ils ont vue peinte sur des murs et marquée sur le front de leurs frères morts. La même que je tenais durant mon discours.

— Le Faucheur…

Freyja dégaine son Poing à impulsion. Je tranche son bras au niveau de l’épaule, puis sa tête au niveau de la mâchoire, avant d’enfoncer mon rasoir dans le plastron de Loki. Son bouclier freine ma lame, l’arrête une fraction de seconde… puis cède. L’armure en dessous tient bon. Mon rasoir reste bloqué entre les plaques de métal. Mustang s’avance et, d’un coup de pied circulaire, achève de l’enfoncer jusqu’à la garde.

Les dieux s’effondrent. Freyja en arrière, Loki à genoux.

— Enlève ton masque ! aboie Mustang à Loki qui s’agrippe à la lame. Pas de message ! ajoute-t-elle en lui arrachant sa tablette.

Holiday lui ôte son rasoir. Je récupère celui de Freyja sur son cadavre. Les Valkyries, les genoux baignant dans le sang de Freyja, nous observent avec effroi. J’enlève le casque de l’Or pour leur montrer son visage : celui d’une jeune Sans-Égale à la peau sombre et aux yeux en amande.

— Est-ce qu’elle ressemble à une déesse, pour toi, Séfi ?

Mustang pousse un rire amusé quand Loki se découvre.

— Regarde qui c’est, Darrow ! Le Proctor de Mercure !

Je reconnais l’homme potelé au visage poupon qui voulait me recruter dans sa Maison avant que Fitchner ne le prenne de vitesse. La dernière fois que je l’ai vu, il y a cinq ans, il m’avait défié en duel dans les couloirs du mont Olympe. Je lui avais tiré dans la poitrine avec un Poing, ce qui l’avait beaucoup amusé. À présent, il sourit moins.

— Proctor Mercure ! Vous êtes l’Or le plus malchanceux que je connaisse. Deux montagnes perdues entre les mains d’un Rouge…

— Faucheur ! Tu parles d’une blague, dit-il en grimaçant de douleur. Tu étais censé être sur Phobos…

— Eh non, mon bonsieur. C’est mon modèle réduit psychotique qui me remplace.

La respiration laborieuse, il examine la lame dans sa poitrine.

— Flûte. Flûte. Pourquoi… ne t’avons-nous pas vu…

— Vif-Argent a piraté votre système.

— Tu es venu… pour…

Sa voix s’éteint devant les Valkyries qui se relèvent pour entourer la déesse morte. Séfi palpe le visage de Freyja, tandis que Holiday la dépouille de son armure. Je confirme :

— Pour eux. Tu peux foutrement parier là-dessus.

— Par l’enfer, Augustus ! supplie-t-il en direction de Mustang. Tu ne peux pas… C’est de la folie ! Ce sont des monstres ! Tu sais ce qui se passera si tu les libères ? N’ouvre pas la boîte de Pandore…

— Si ce sont des monstres, vous devriez vous demander à cause de qui, réplique Mustang en nagal, afin que Séfi puisse la comprendre. Maintenant, donnez-moi les codes d’accès d’Asgard.

Il crache à ses pieds.

— Il faudra me le demander mieux que ça, traîtresse.

Mustang reste de marbre.

— Être un traître, ce n’est que se trouver dans le mauvais camp au mauvais moment, Proctor. Répondez-moi, ou je commence à vous tailler les oreilles.

Séfi plonge le doigt dans le sang de Freyja et le porte à ses lèvres pour le goûter. Je m’accroupis près d’elle.

— Ce n’est que du sang. Ni divin ni sacré. Juste humain.

Je lui tends le rasoir de Freyja. Elle tressaille, tremblante, redoutant d’être foudroyée sur place, mais s’oblige à refermer les doigts sur la poignée. Je lui montre son fonctionnement.

— Ce bouton pour en faire un fouet, celui-ci pour le durcir.

Avec révérence, elle serre l’arme contre sa poitrine. Ses yeux rageurs m’interrogent, me demandent quelle forme lui donner. Je désigne la mienne du menton, désireux de créer un lien, même guerrier, avec elle. Lentement, son rasoir se transforme en sangLame. Les Valkyries échangent des rires victorieux. J’en ai la chair de poule. Vibrantes d’excitation, elles dégainent leurs haches et leurs couteaux, avant de nous examiner d’un air inquisiteur.

— Il reste encore cinq dieux, annonce Mustang. Ça vous dirait de les rencontrer, mesdames ?

Nous traînons les sept dieux – deux cadavres et cinq prisonniers – dans les couloirs des Tours Valkyries. Je porte l’armure d’Odin, Séfi celle de Týr, et Mustang celle de Freyja. Nos bottes sont couvertes de sang. Nos captifs trébuchent derrière nous. Séfi en redresse un par les cheveux. Ses guerrières houspillent les autres.

Nous avons regagné les Tours à bord d’une navette dérobée, discrètement, grâce aux codes fournis par Loki, qui nous ont aussi permis de piller l’armurerie avant d’attaquer les Ors restants. Deux d’entre eux se cachaient dans la pyramide d’Asgard, avec une armée de Verts, et tentaient de remettre en marche leur système. Séfi, armée de son nouveau rasoir, a coupé le bras du premier et assommé le second, terrifiant les Verts au passage. Deux des techniciens ont levé leur poing en signe de sympathie pour le Soulèvement. Ils nous ont ensuite aidés à enfermer les autres et à nous connecter au centre de commande de Régulus ag Sun.

L’Argent était absent, mais nous avons joint Victra, qui nous a confirmé le succès de Sevro. Plus d’un tiers de la flotte de défense martienne est sous notre contrôle. Des milliers de soldats sociétaux sont piégés sur Phobos. Cependant, la riposte du Chacal est sévère. Prenant le commandement des vaisseaux restants, il a rappelé ses forces postées sur la Ceinture de Kuiper en renfort.

Une fois la situation confirmée, grâce aux détecteurs biométriques de la forteresse, nous avons localisé les trois derniers pseudo-dieux. La première Or, qui s’entraînait dans un gymnase, a lâché son rasoir et s’est rendue en me voyant. C’est pratique, une réputation. Les deux autres, dans la salle de surveillance, venaient de découvrir que les vidéos retransmises dataient d’il y a trois ans. Ils n’ont pas résisté.

À présent, les mains liées par des menottes magnétiques, ligotés par les cordes des Valkyries, bâillonnés, ils s’enfoncent avec effroi dans les Tours comme si nous les entraînions au plus profond des enfers.

De toutes parts, les Obsidiens accourent pour voir l’étrange spectacle. La plupart n’ont aperçu leurs dieux que de loin, sous la forme d’éclairs dorés volant à Mach 3 au-dessus de la neige. Et voilà que nous débarquons, nos boucliers déformant l’air, après avoir fait fondre les portes de leur plate-forme d’atterrissage avec les canons de la navette ; un peu comme, autrefois, Ragnar avait fait fondre une porte pour venir m’offrir des Taches.

Ce n’était pas ainsi que je comptais les rassembler. Je voulais venir en paix, humblement, désarmé en signe de bonne foi, et convaincre Alia que je reconnaissais la valeur de son peuple. Que j’avais confiance en leur jugement, que j’étais prêt à me battre pour eux. Cependant, même Ragnar savait que ce n’était qu’un rêve. Je n’ai plus le temps de tergiverser. Si Alia refuse de me suivre, je la traînerai dans cette guerre sans lui laisser le choix, comme je l’ai fait avec Lorn. Puisque les Obsidiens ne comprennent que la force…

Par la force je leur parlerai.

Séfi défonce les portes du sanctuaire de sa mère d’un coup de Poing à impulsion. Les gonds explosent. Le fer antique se tord et fond en hurlant. Nous dépassons une armée de géants prostrés sur le sol, terrassés par la superstition. Il y a longtemps, quand ils étaient forts et fiers, les mêmes hommes ont entrepris de franchir l’océan à bord de puissants knarrs. Les créatures des Ors ont détruit leurs navires. Leurs maîtres ont fait bouillir les océans. Il y a deux cents ans qu’ils ne s’aventurent plus sur l’eau.

Nous trouvons Alia au sein de son conseil, constitué de ses fameux soixante-dix-sept chefs de guerre. Entourés de brasiers fumants, ces grands guerriers, les bras nus, les cheveux longs, équipés de haches, se tournent vers nous d’un air stupéfait quand les portes tricentenaires s’effondrent au sol comme de la guimauve chaude. Leurs yeux noirs et les anneaux qui décorent leurs visages brillent dans la pénombre. Je m’avance vers eux, traînant les deux cadavres derrière moi. Mustang et Séfi font tomber les survivants à coups de pied dans les genoux. Les Ors trébuchent et se remettent tant bien que mal debout, cherchant à conserver leur dignité devant ce public de barbares. Je rugis, à travers mon casque :

— Ces créatures sont-elles des dieux ?

Personne ne répond. Ils s’écartent devant Alia.

— Suis-je un dieu ?

J’arrache mon casque. Mustang et Séfi m’imitent. Alia, en voyant sa fille habillée d’une armure divine, fait un pas en arrière. Ses lèvres tremblent de terreur. Elle finit par s’approcher des cinq Ors ficelés. Ils sont tous grands, plus de deux mètres de haut. Elle les dépasse d’une tête, même voûtée par l’âge. Elle scrute un instant ces hommes et ces femmes qui furent ses maîtres, avant de se tourner vers sa dernière fille.

— Enfant, qu’as-tu fait ?

Séfi reste muette, mais le rasoir enroulé sur son bras se contracte, attirant l’attention des Obsidiens. La plus formidable de leurs filles porte l’arme des dieux.

— Reine des Valkyries, dis-je comme si je ne l’avais jamais rencontrée. Mon nom est Darrow de Lykos, frère de sang de Ragnar Volarus. Je suis le meneur du Soulèvement qui combat les dieux Dorés mensongers.

« Vous avez tous vu les éclairs autour de la lune. Ils sont le fruit de mon armée. Dans l’Abysse, les maîtres et les esclaves sont en guerre. Je suis venu vous voir, avec le plus grand fils des Tours, pour vous révéler la vérité. Ils l’ont tué avant qu’il ne puisse vous parler, dis-je en désignant les Ors qui me fixent avec haine. Les prophètes qu’il a envoyés ont dit la vérité. Vous êtes des esclaves, et vos dieux sont faux.

— Menteur ! crie un chaman voûté aux genoux cagneux.

D’un regard, Séfi coupe court à ses marmonnements.

— « Menteur » ? siffle Mustang. J’ai visité Asgard. J’ai vu les chambres de vos immortels. J’ai vu leurs lits, leurs tables à manger et leurs chiottes. Il n’y a rien de magique là-dedans, dit-elle en activant son Poing à impulsion. Ni dans le reste des armes qu’ils utilisent.

Pour illustrer son propos, elle allume ses bottes antigrav et s’élève dans les airs, sous leurs yeux émerveillés. Alia comprend alors ce que j’ai révélé à sa fille, ce que j’ai amené à son peuple, qu’elle le veuille ou non. Je m’étais promis d’être bon, généreux. J’ai failli. Tant pis, je me ferai une crise de conscience une prochaine fois. Nous sommes en guerre, où la victoire compte plus que la noblesse. Je pense que c’est ce que Mustang redoutait en arrivant ici : que je laisse mon idéalisme prendre le pas sur la raison. Elle a vu que j’étais capable de faire des compromis, d’assumer ma force. C’est ce qu’elle désire chez un allié. Quelqu’un capable de reconstruire, mais aussi de s’adapter à la situation.

Quant à Alia ? Elle est consciente de la façon dont ses hommes regardent ma lame teintée de sang divin, comme s’il s’agissait d’une relique sainte. Elle sait aussi que j’aurais pu l’accuser, devant eux, de complicité avec les Ors. À la place, je lui offre une seconde chance de me rejoindre.

Malheureusement, elle ne profite pas de l’opportunité.

— Je t’ai portée en mon sein, accuse-t-elle Séfi. Je t’ai donné la vie, nourrie, élevée, et c’est ainsi que tu me remercies ? Par la trahison ? Le blasphème ? Tu n’es pas une Valkyrie. Ce ne sont que des mensonges ! crie-t-elle à son peuple. Libérez vos dieux de ces imposteurs ! Tuez les blasphémateurs ! Tuez-les tous !

Avant que quiconque n’ait pu réagir, Séfi fait un pas en avant et, avec le rasoir que je lui ai donné, décapite sa mère. La tête d’Alia rebondit par terre, les yeux grands ouverts. Son corps massif reste un instant debout, puis bascule lentement en arrière. Séfi crache sur le cadavre de la reine déchue. Elle se tourne ensuite vers les siens et parle pour la première fois depuis vingt-cinq ans.

— Elle savait.

Sa voix n’est qu’un murmure, profond et dangereux. Elle frappe les Obsidiens aussi sûrement qu’un rugissement. L’immense Séfi se détourne alors des Ors. Elle traverse le troupeau des chefs de guerre pour gagner le trône au pied duquel se trouve le coffre d’Alia, verrouillé depuis dix ans. Avec un cri guttural, elle saisit le verrou et tire, tire jusqu’à ce que ses doigts saignent et que le fer rouillé s’effrite. Elle jette le bout de métal tordu par terre et arrache le couvercle de l’énorme coffre. Elle en sort la dermoCuirasse que sa mère portait pour conquérir la Côte Blanche ; la cape faite des écailles du dragon rouge qu’Alia tua autrefois ; enfin, sa gigantesque hache de guerre double, sombre et luisante, qui jette un éclat familier à la lueur des flammes : du duroAcier. Elle revient vers les Ors en traînant l’arme derrière elle et, d’un signe, indique à Mustang de leur ôter leurs bâillons.

— Êtes-vous des dieux ? demande-t-elle d’une voix différente de celle de Ragnar, froide et directe comme un vent hivernal.

— Tu brûleras, mortelle ! rétorque un Or. Si tu ne nous relâches pas, les Ases descendront du ciel pour faire pleuvoir le feu sur ta terre et ton peuple. Nous ferons fondre les glaces, nous balaierons ta race de la surface du monde ! Nous sommes les Sans-Égaux. Nous sommes tout-puissants. Ce millénaire nous appar…

Séfi lui assène un monumental coup de hache. Son sang gicle sur mes joues. Je ne bouge pas. Je savais ce qui se passerait en les amenant ici. Les Ors ont bâti ce mythe. Ils doivent maintenant mourir. Mustang se rapproche de moi, en signe d’acceptation. Elle ne les quitte pas des yeux. Toute sa vie, elle se rappellera ce massacre. C’est à nous – à nous deux – de faire en sorte qu’il ne rime pas à rien.

Une partie de moi se désole de leur mort. Même vaincus, ils sont écrasants de splendeur. Loin de leurs palais, de leurs écuries, de leurs bibliothèques où ils lisaient Keats en écoutant Beethoven, au milieu de cette salle enfumée qui va les voir mourir, aucun ne flanche. Une femme d’âge mûr dévisage Mustang.

— Tu vas les laisser faire ? Je me suis battue pour ton père. Je t’ai connue quand tu étais enfant. J’ai participé à sa Pluie de Fer.

Elle me regarde méchamment, puis récite d’une voix claire le poème d’Eschyle que les Sans-Égaux chantent en montant au combat :

Allons ! Chantons en chœur !

Il nous plaît de hurler le chant effroyable,

Et de dire les destinées

Que notre troupe dispense aux hommes.

Mais nous nous glorifions d’être de justes dispensatrices.

Celui qui étend des mains pures,

Jamais notre colère ne se jettera sur lui

Et il passera une vie saine et sauve.

Un par un, ils tombent sous la hache de Séfi. La femme est la dernière, le dos droit, la voix ferme. Elle ne me quitte pas des yeux, aussi sûre de son bon droit que je le suis du mien.

— Sacrifice. Obédience. Prospérité.

Séfi abat sa hache. La dernière déesse d’Asgard tombe sur le sol. La princesse des Valkyries, éclaboussée de sang, habitée d’une terrible justice, se penche pour lui couper la langue avec une lame crochue. Mustang, mal à l’aise, se crispe près de moi.

Séfi sourit en s’apercevant de sa réaction. Elle ramasse la couronne de sa mère, monte les marches qui mènent au trône et, la hache dans une main, la couronne dans l’autre, s’assoit entre les côtes du griffon, où elle se couronne elle-même.

— Enfants des Tours, entonne-t-elle d’une voix froide. Le Faucheur nous offre de se joindre à lui pour combattre les faux dieux. Répondrons-nous à son appel ?

En guise de réponse, ses Valkyries brandissent leurs haches décorées de plumes bleues et rugissent le chant de mort des Obsidiens. Les chefs de guerre d’Alia se joignent à elles. J’ai l’impression d’entendre le grondement de l’océan qui se fracasse contre la roche. Sa lente pulsation me glace le sang.

— Dans ce cas, chevauchez, Hjelda, Tharul, Veni, Hrogamy ! Chevauchez jusqu’à la Côte Sanglante, jusqu’aux Landes Désolées, jusqu’à la Crête Déchiquetée, jusqu’au Col de la Sorcière. Annoncez que la prophétie était vraie. Asgard est tombée. Les dieux sont morts. Les serments sont levés. Proclamez-le haut et fort : les Valkyries partent en guerre !

Tandis que la salle explose en cris d’extase, j’échange un regard sombre avec Mustang, me demandant ce que j’ai libéré.

« Ce cri dans le vent, c’est notre vie.

La raison de notre existence.

La preuve de notre passage. »

Karnus au Bellona

Durant les sept jours qui suivent la mort de Ragnar, je voyage avec Séfi pour parler aux clans patriarcaux de la Crête Déchiquetée, aux Braves Sanglants de la Côte Nord, et aux femmes coiffées de cornes de bélier qui surveillent le Col de la Sorcière. Chaussées de bottes antigrav, le reste des Valkyries s’en vont répandre la nouvelle de la chute d’Asgard.

Leurs visites ont un côté… théâtral.

Nous entraînons, Holiday et moi, un petit groupe d’entre elles à utiliser les bottes et les armes des Ors. Au début, elles sont terriblement maladroites. L’une percute une montagne à Mach 2. Mais quand, finalement, trente Valkyries atterrissent de concert, leurs plumes volant dans le vent, le visage peint de la main bleue de Séfi la Silencieuse et de la sangLame blanche du Faucheur, les gens ont tendance à les écouter.

Nous emmenons la plupart des chefs Obsidiens sur Asgard. Ils y découvrent les quartiers de leurs prétendus dieux, ainsi que leurs corps préservés par le froid. En les voyant ainsi, vaincus, même ceux qui savaient secrètement la vérité acceptent notre alliance. Les derniers à refuser, à nous traiter d’hérétiques, sont renversés par leurs clans. Deux chefs de guerre, honteux de leur aveuglement, se jettent du haut d’Asgard. Une femme s’ouvre les veines dans sa serre remplie de plantes verdoyantes.

Une autre, une petite femme particulièrement hargneuse, découvre avec rancœur la vidéo, présentée par trois Verts, où les Ors complotent dans le but de renverser son pouvoir. Nous lui offrons un rasoir et la renvoyons chez elle. Deux jours plus tard, elle m’informe que vingt mille hommes me suivront au combat.

La légende de Ragnar vole de bouche en bouche. Tous les clans la connaissent. Ils le surnomment « l’Éloquent », le porteur de vérité, lui qui s’est sacrifié pour venir les sauver. Je ne suis pas en reste. Pour nous accueillir, les clans dessinent ma sangLame sur les flancs des montagnes. Ils me nomment l’Étoile du Matin, comme celle qui les guide à travers l’étendue glacée durant les mois d’hiver ; la dernière étoile à disparaître quand revient le printemps.

C’est ma légende qui les rassemble. Il existe peu d’amitié entre les clans, qui se font la guerre depuis des générations. Néanmoins, ici, je n’ai aucun passé sordide. Au contraire de Séfi et des chefs, je suis blanc comme neige. Ils peuvent projeter sur moi tous leurs espoirs, aussi variés soient-ils. Ainsi que le dit Mustang, je suis quelque chose de nouveau, une rareté dans leur monde de légendes, d’ancêtres et d’exploits passés.

Cependant, malgré nos progrès, nous rencontrons de nombreux obstacles. Beaucoup de clans adverses se provoquent en duel. Un grand nombre a accepté l’offre que je leur ai faite, à savoir d’être déplacés afin d’éviter d’être bombardés par les Ors. Nous devons donc transporter des centaines de milliers d’entre eux jusqu’aux tunnels des Rouges, le tout au nez et à la barbe du Chacal. Mustang dirige, depuis Asgard, notre campagne de contre-espionnage, avec l’aide des techniciens de Vif-Argent. Ensemble, ils parviennent à dissimuler nos agissements en envoyant des rapports copiés sur ceux que fournissaient les dieux au Comité de Contrôle Qualité d’Agéa.

C’est Mustang, l’aristocrate Or, qui propose le plan le plus audacieux de toute l’histoire des Fils d’Arès. Impossible de faire migrer les Obsidiens discrètement : à la place, elle imagine de réunir des milliers de navettes et de cargos appartenant à Vif-Argent, ainsi que la flotte des Fils, dans le but de vider le pôle Sud en douze heures. Une vague de vaisseaux se prépare à nous rejoindre, brûlant l’hélium 6 sans compter, pour atterrir devant les cités Obsidiennes, abaisser ses rampes, et embarquer une multitude de guerriers en fourrure, d’enfants, d’infirmes, de malades et d’animaux puants. Ensuite, ils emmèneront les guerriers vers l’espace et les autres vers les tunnels. Je ne connais personne capable, à part elle, d’organiser une telle opération en si peu de temps.

À l’aube du huitième jour, je pars avec Séfi, Mustang, Holiday et Cassius rejoindre Sevro pour les derniers préparatifs de notre exode. Les Valkyries nous accompagnent, avec le corps toujours congelé de Ragnar enveloppé dans une toile. Elles s’y accrochent, à la fois terrifiées et ahuries, tandis que le vaisseau rase la surface de l’océan. Nous pénétrons dans les tunnels de Mars par l’un des multiples points d’accès des Fils d’Arès : une ancienne ville minière dans les montagnes de l’hémisphère Sud.

Après plusieurs heures de vol souterrain, nous atteignons Tinos. Des centaines de vaisseaux filent dans les airs, s’amarrent aux stalactites, transportent des passagers. J’ai la sensation que la ville entière se tourne vers nous, non pas pour moi ou nos nouveaux alliés, mais pour son Bouclier de Tinos, finalement brisé. Nous survolons des visages baignés de larmes, mais aussi méfiants. Je vois presque la rumeur circuler. Les Obsidiens arrivent. Pour vivre dans la ville. Pour manger nos provisions. Pour occuper nos maisons surpeuplées. Danseur comparait la ville à une cocotte surchauffée ; je dois avouer que je suis d’accord avec lui.

Les Fils d’Arès, réunis sur la plate-forme d’atterrissage, sont moroses. Je descends le premier. Sevro est là, entre Danseur et Mickey. Il me prend dans ses bras. Son menton s’orne d’un début de bouc. Il se tient aussi droit que possible, les épaules carrées, comme s’il pouvait supporter à lui seul le chagrin des milliers de Fils venus rendre hommage à Ragnar.

— Où est-il ? demande Sevro.

Je lui désigne la rampe que Séfi et les Valkyries descendent en transportant le corps de notre ami. Les Hurleurs s’avancent pour les saluer. Tandis que Clown présente ses condoléances à Séfi, Sevro s’écarte de moi pour les rejoindre.

— Bienvenue à Tinos, les accueille-t-il. Je suis Sevro au Barca, frère de sang de Ragnar Volarus. Voici ses autres frères et sœurs, dit-il en désignant les Hurleurs, tous vêtus de leur cape. Ragnar portait ceci au combat, ajoute-t-il en leur présentant la fourrure d’ours. Avec votre permission, j’aimerais la lui restituer.

— Le frère de Ragnar est aussi le mien, déclare Séfi.

Sur un claquement de langue de l’Obsidienne, les Valkyries remettent le corps de Ragnar aux Hurleurs. Mustang me jauge du regard. La générosité de Séfi est prometteuse. Elle aurait pu choisir, jalousement, d’incinérer son frère selon les coutumes de son clan. Cependant, elle m’a confié qu’elle préférait le ramener chez lui, dans son vrai foyer, près des camarades de guerre qui l’ont aidé à libérer son peuple.

Mustang me rejoint tandis que les Hurleurs recouvrent Ragnar de sa cape, avant de l’emmener à travers la foule. Les Fils d’Arès s’écartent devant eux. Des mains se tendent pour le toucher.

— Regarde, m’indique Mustang.

Les Fils ont noué des rubans noirs dans leurs cheveux, dans leurs barbes. Mustang me prend la main et la presse légèrement. J’ai l’impression d’être de retour dans la forêt, après qu’elle m’a sauvé. Malgré les circonstances, une vague de chaleur m’envahit.

— Vas-y, dit-elle en montrant Sevro qui s’éloigne. J’ai une réunion prévue avec Danseur, Vif-Argent et Victra.

Je me tourne vers Danseur.

— Il lui faut une escorte. Des gens sûrs.

Mustang lève les yeux au ciel.

— Je vais m’en sortir, Darrow. J’ai survécu aux Obsidiens.

Danseur l’examine, dénué de sa gentillesse habituelle. La mort de Ragnar lui a fichu un coup. Vieilli de vingt ans, il fait signe à Narol, un peu plus loin.

— Je lui affecterai les Vipères. Le Bellona est à bord ?

— Avec Holiday, dans une cabine. Son cou cicatrise mal. Il faudra qu’il voie Virany. Sois discret. Donne-lui une chambre privée.

— La ville est bondée, Darrow, proteste-t-il. Même les officiers partagent leurs quartiers !

— Il a des informations. Tu veux qu’on le descende avant qu’il nous les donne ?

— Et c’est la seule raison de le garder en vie ? (Il regarde Mustang d’un air sceptique, comme s’il la soupçonnait déjà de m’influencer. S’il savait que c’est elle qui a tiré… Il soupire.) Je veillerai sur lui. C’est promis.

— À tout à l’heure, lance Mustang quand je m’éloigne.

Je lui souris, rassuré de la savoir ici.

— À tout à l’heure.

Je retrouve Sevro dans le laboratoire de Mickey, penché au-dessus de Ragnar. C’est une chose d’apprendre la mort d’un ami ; c’en est une autre d’en avoir la preuve sous les yeux. Par exemple, j’ai toujours détesté la vue des vieilles bottes de mon père. Ma mère, pleine de bon sens, refusait de les jeter. J’ai fini par le faire moi-même. Elle m’a passé un savon, puis m’a envoyé les récupérer.

L’odeur de mort se fait plus forte autour de Ragnar. Le froid l’a conservé, tant qu’il était aux Tours, mais les ressources de Tinos sont limitées : les purificateurs d’eau et d’air ont la priorité sur les systèmes de réfrigération. Bientôt, Mickey l’embaumera et préparera l’enterrement que notre ami désirait.

Durant une bonne demi-heure, assis, silencieux, j’attends que Sevro prenne la parole. Je n’ai pas envie d’être ici. De contempler, tristement, le cadavre de Ragnar. Je reste malgré tout pour Sevro.

Je pue. Je suis épuisé. Dio m’apporte un plateau de nourriture. Je mâchonne sans conviction un biscuit. Ragnar semble ridicule, allongé sur une table trop courte ; ses pieds en dépassent. Néanmoins, il a l’air paisible dans la mort. Des rubans, rouges comme des boules de houx, ornent sa barbe. Ses mains sont croisées sur sa poitrine, tenant ses deux rasoirs. Ses tatouages paraissent sombres sur sa peau pâle. Les deux crânes qu’il nous a dédiés, à Sevro et à moi, nous fixent tristement. À côté des rêves d’encre qui le décorent, ses blessures sont pratiquement invisibles : une mince fente, sur son flanc, et le trou dans son ventre, minuscule. Les deux baisers d’Aja. Comment de si petites choses peuvent-elles venir à bout d’une âme aussi grande ?

J’aimerais qu’il soit ici. Notre peuple a besoin de lui, plus que jamais.

Sevro, les yeux embués de larmes, caresse le visage tatoué du bout des doigts. Il murmure, la voix comme celle d’un enfant, plus douce que je ne l’ai jamais entendue :

— Il voulait visiter Vénus, tu sais. Je lui ai montré l’holo d’un catamaran. Au moment où il a mis les lunettes, je l’ai vu sourire comme par croyable ! On aurait dit qu’il découvrait le paradis – sans devoir mourir pour y aller, bien sûr. La nuit, il se faufilait dans ma chambre pour me piquer les lunettes et l’enregistrement. J’ai fini par les lui donner. Ça valait quoi, quatre cents crédits, maximum ? Tu sais comment il m’a remboursé ? (Il remonte sa manche pour me montrer son propre crâne tatoué.) Il a fait de moi son frère. Et voilà que le gros idiot se jette dans les bras d’Aja, au lieu de fuir à toutes jambes…

Avec affection, il lui donne un léger coup dans la mâchoire. Les Valkyries ont passé la banquise au peigne fin. La piste du Chevalier Olympique s’arrête dans une flaque de sang congelé. J’espère sincèrement qu’une créature l’a emmenée dans sa caverne pour en faire son dîner. Mais j’en doute. Une femme comme Aja ne disparaît pas si facilement. Quoi qu’il lui soit arrivé, si elle est vivante, elle trouvera le moyen de contacter la Souveraine ou le Chacal.

— C’est ma faute. C’était mon plan d’attaquer Aja. Un plan débile.

— Elle a tué Quinn, marmonne Sevro. Aidé les assassins de mon père. Tué des dizaines d’entre nous quand tu étais enfermé. Tu n’y es pour rien. Moi aussi, j’aurais foncé si j’avais été là. Même Rag n’aurait pas pu m’en empêcher. Il essayait toujours de nous protéger, dit-il en tapotant le rebord de la table de ses phalanges.

— Le Bouclier de Tinos.

— Le Bouclier de Tinos, répète-t-il, un sanglot dans la voix. Il adorait son surnom.

— Je sais.

— Je pense qu’avant de nous rencontrer, il se considérait comme une lame. Nous l’avons laissé être ce qu’il voulait. Un protecteur. Enfin bon. (Il s’essuie les yeux et s’écarte de Ragnar.) Le petit prince est toujours vivant, alors ?

— Oui. On l’a ramené avec nous.

— Dommage. À deux millimètres près… dit-il en mimant du bout des doigts.

Je lui ai expliqué comment les Jaunes d’Asgard ont sauvé Cassius, tandis que je faisais visiter la forteresse aux chefs Obsidiens.

— Pourquoi le gardes-tu en vie, Darrow ? Si tu crois qu’il va te remercier, tu te fourres le doigt dans l’œil.

— Je ne pouvais pas le tuer.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Et mon cul, c’est du poulet ?

Je cherche une explication.

— Peut-être… peut-être qu’il peut encore avoir sa place dans ce monde. On l’a tellement utilisé, trahi, manipulé qu’il est devenu quelque chose qu’il n’est pas… C’est injuste. Je veux qu’il ait une chance de choisir. Une chance d’apporter sa pierre à l’édifice, lui aussi.

— C’est pas vraiment le cas pour nous, grogne-t-il. Du moins, pas pour le moment.

— Mais c’est pour ça qu’on se bat ! C’est exactement ce que tu disais de Ragnar. Il a eu une chance, celle de devenir un bouclier. Cassius la mérite, lui aussi.

Sevro, exaspéré, lève les yeux au plafond.

— Abruti. Ce n’est pas parce que tu as raison que tu as raison. Dans tous les cas, on déteste autant les aigles que les lions, ici. Quelqu’un va essayer de le buter, et ta copine aussi.

— Les Vipères la protègent. Et ce n’est pas ma copine.

— Si tu le dis, réplique-t-il en s’affalant sur une chaise, triturant pensivement sa crête iroquoise. J’aurais aimé qu’elle amène les Télémanus avec elle. Ils auraient démoli Aja. Oh, tiens ! s’exclame-t-il soudain. Je t’ai dégoté des vaisseaux !

— J’ai vu ça, merci beaucoup.

— Enfin ! jubile-t-il. On fait des progrès ! Vingt Foudres-de-Guerre, dix frégates, quatre destroyers et un cuirassé. Tu aurais dû voir ça, Fauch’. La Marine a dégorgé tous ses légionnaires sur Phobos. Nous avons piqué les navettes d’assaut, comme prévu, et atterri droit dans leurs hangars. Tout était vide. Pas un coup de feu. Les gars de Vif-Argent avaient même piraté la sonorisation des vaisseaux. Ils ont tous entendu ton discours. La moitié se mutinait avant qu’on débarque : des Rouges, des Oranges, des Bleus et même des Gris. Ça ne marchera pas une seconde fois, les Ors se couperont du réseau pour éviter une redite, mais on leur a collé une sacrée claque cette semaine ! Avec le Pax et la flotte d’Orion, on va pouvoir régler leur compte à ces Nymphettes.

C’est dans ces moments que je sais que je ne suis pas seul. Au diable le reste du monde, tant que mon ange gardien miteux veille sur moi. Si seulement je le protégeais comme il me protège ! Une fois encore, il a accompli tout ce que je demandais, et même plus. Pendant que je ralliais les Obsidiens, il a amputé le Chacal d’un quart de ses forces et fait battre en retraite le reste de la flotte vers Déimos, où elle attend des renforts de Cérès et de la Conserve.

Durant une brève heure, il a régné sur l’espace orbital de l’hémisphère Sud de Mars. Le Roi Gobelin. Il a ensuite été contraint de se rabattre sur Phobos, où ses hommes ont éliminé, avec l’aide de Rollo, les légionnaires coincés en les éjectant dans l’espace. Je ne me fais pas d’illusion. Le Chacal reprendra la lune à tout prix. Il se moque de ses habitants, mais les raffineries d’hélium lui sont indispensables. Il contre-attaquera prochainement, s’épuisant à combattre les mutinés. Ses ressources en seront durement touchées, alors que les nôtres resteront intactes. Impeccable.

J’observe Sevro, qui regarde le plafond d’un air distrait.

— À quoi penses-tu ?

— Au temps qu’il faudra pour que ce soit nous sur cette table. Et pourquoi il faudrait que ce soit nous, d’abord. Tu sais, par rapport aux gens normaux. Ceux qui vivent tranquillement sur Ganymède, la Terre ou Luna. Je ne peux pas m’empêcher de leur en vouloir un peu.

— Tu ne penses pas pouvoir vivre librement, un jour ?

— Pas comme il faudrait.

— C’est quoi, comme il faudrait ?

Il croise les bras, tel un enfant qui examine le monde de sa cabane et qui s’étonne qu’il ne soit pas magique, comme il se devrait, comme on le lui a promis.

— J’sais pas. Pas comme un Sans-Égal, en tout cas. Peut-être comme vivent les Nymphettes, ou les midCouleurs. J’aimerais posséder quelque chose et me dire : « C’est à moi. Ça ne risque rien. Personne ne viendra me le prendre. » Une maison. Des enfants.

— Des enfants ?

— Je ne sais pas, répète-t-il. Je n’y avais jamais pensé avant qu’ils tuent mon vieux. Ou qu’ils te capturent.

— Jusqu’à Victra, tu veux dire. Jolie barbiche, d’ailleurs, dis-je en lui lançant un clin d’œil.

— Ta gueule.

— Est-ce que vous avez…

Il m’interrompt, changeant de sujet.

— Ce serait bien d’être simplement Sevro. D’avoir toujours mon vieux. D’avoir connu ma mère. (Il éclate d’un rire dur.) Parfois, je me demande ce qui se serait produit si papounet avait anticipé l’arrivée du Comité. S’il s’était enfui avec ma mère et moi.

Je me gratte le menton et confie à mon tour :

— J’imagine souvent comment seraient les choses si Eo n’était pas morte. Nos enfants. Les noms qu’ils porteraient. J’aurais vieilli avec elle, dis-je en souriant. Je l’aurais aimée chaque jour plus fort, tandis qu’elle aurait haï notre vie chaque jour davantage. J’aurais enterré ma mère, peut-être mon frère et ma sœur. Avec un peu de chance, avant qu’Eo ne vieillisse, avant qu’elle ne se mette à tousser, j’aurais entendu les rochers s’effondrer sur ma foreuse, et tout aurait été terminé.

« Elle aurait dispersé mes cendres. Mes enfants auraient fait de même avec elle. Le clan aurait proclamé que nous avions vécu une vie heureuse, et que nous avions bien élevé nos fils et nos filles. Puis ces enfants seraient morts à leur tour. Notre souvenir et le leur se seraient envolés. C’est une vie modeste, mais que j’aurais appréciée. Et chaque fois, je conclus en me demandant : si j’en avais la possibilité, est-ce que je choisirais cette autre vie, quitte à rester aveugle ?

— Et la réponse ?

— J’ai longtemps pensé que je me battais pour Eo. J’ai foncé droit devant moi parce que, dans ma tête, je l’idéalisais. Elle avait un rêve et je l’aimais ; donc, je devais réaliser son rêve. C’étaient des conneries. En la transformant en martyre, en idole, en chose, je ne faisais que vivre une demi-vie. Elle n’aurait pas voulu ça, dis-je en passant la main dans mes cheveux sales. Quand j’ai parlé dans le Creux, j’ai su – enfin, je me suis rendu compte que la justice c’est d’améliorer l’avenir, pas venger le passé. On se bat pour les vivants, pas pour les morts. On se bat pour nos descendants, pour la chance d’avoir des enfants. C’est à ça qu’il faut penser, sinon, à quoi bon ?

Sevro reste silencieux, digérant mes paroles. Je pose la main sur son épaule.

— Toi et moi, nous cherchons une lueur dans les ténèbres. Mais elle est déjà là. C’est nous la lueur, gamin. Une lueur faible, vacillante, et particulièrement stupide, mais une lueur qui montrera aux autres le chemin.

En ressortant, dans le couloir, je tombe sur Victra. Il est tard, minuit passé. Elle vient d’arriver de Phobos pour faire le lien entre les hommes de Vif-Argent, les Fils d’Arès, et notre nouvelle flotte, que je lui ai confiée en attendant le retour d’Orion. Ce choix ennuie Danseur. Il a peur que nos Ors acquièrent trop de pouvoir. L’arrivée de Mustang est la goutte qui risque de faire déborder le vase.

— Comment va-t-il ? demande Victra à propos de Sevro.

— Mieux. Il sera content de te voir.

Ils ne se sont pas vus depuis mon discours sur Phobos : lui, occupé à conquérir des vaisseaux ; elle, dirigeant nos troupes depuis la tour de Vif-Argent. Elle sourit malgré elle, et je détecte un soupçon de rose sur ses joues. Elle reprend d’une voix un tantinet trop ferme :

— Où vas-tu ?

— Vérifier que Mustang et Danseur ne se sont pas écharpés, dis-je d’un ton résigné.

— Une noble intention. Un peu tardive, néanmoins.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Rien de grave ?

— C’est une question de point de vue… Danseur est dans la salle de guerre, en train de fulminer contre les Ors, leur arrogance, etc. C’est la première fois que je le vois jurer autant. Je ne me suis pas attardée. Il ne me porte pas vraiment dans son cœur, tu sais.

— Comme toi avec Mustang ?

— Je n’ai rien contre elle. Elle me rappelle même la maison. Et elle nous ramène de sacrés alliés. Je la trouve sournoise, c’est tout. Mais, après tout, on dit que les meilleurs chevaux sont ceux qui ne se laissent pas monter, pas vrai ?

Je me mets à rire.

— C’est un sous-entendu ?

— Tu parles !

— Tu sais où elle se trouve ?

Elle fait une petite moue déçue.

— Contrairement aux rumeurs, je ne sais pas tout sur tout, chéri. Mais à ta place j’irais voir à la cantine du niveau 3.

Elle me dépasse, me tapotant la tête au passage.

— Et toi, tu vas où ?

— Occupe-toi de tes oignons, lance-t-elle d’un ton espiègle.

Je retrouve Mustang à la cantine, attablée devant une bouteille en fer-blanc, en compagnie d’oncle Narol, de Kavax et de Daxo. Une dizaine de Vipères traînent aux tables alentour, la clope au bec, en espionnant leur conversation. Mustang, les bottes sur la table, appuyée sans façon contre Daxo, raconte une histoire de l’Institut. En m’approchant, j’aperçois également ma mère et mon frère, cachés derrière les Télémanus.

— … alors, bien sûr, j’appelle Pax.

— C’est mon fils, confirme Kavax à ma mère.

— Et le voilà qui dévale la colline, à la tête de notre groupe, en faisant trembler le sol. Darrow et Cassius se mettent à hurler et plongent dans l’étang. Ils y sont restés des heures, à se cramponner l’un à l’autre, complètement bleus de froid.

— Bleus ! répète Kavax avec un rugissement de joie. (Il rit de si bon cœur que les Vipères se joignent à lui. Or ou pas, il est difficile de ne pas aimer Kavax au Télémanus.) Bleus comme des myrtilles, hein, Sophocle ? Donnez-lui-en un autre, Deanna.

Ma mère fait rouler un bonbon sur la table en direction du renard, qui le gobe avec enthousiasme. À côté d’elle, mon frère ressert les Ors avec le contenu de la mystérieuse bouteille. Je m’approche de la table, légèrement anxieux.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ?

— La gamine nous raconte des histoires, déclare Narol en tirant sur sa clope. Assieds-toi et prends un verre.

Mustang plisse le nez devant le nuage de fumée.

— C’est une habitude répugnante, Narol.

— Je leur répète ça depuis des années ! se plaint Kieran en désignant ma mère.

Daxo se lève pour me serrer l’avant-bras.

— Salut, Darrow. C’est un plaisir de te voir désarmé, dit-il en m’enfonçant un doigt amical dans l’épaule.

— Daxo ! Désolé pour la dernière fois. Je t’en dois une pour avoir pris soin de mes hommes.

— Orion a pratiquement tout fait.

Il se rassoit, les yeux pétillants. Mon frère a l’air captivé par l’Or et par les anges sur son crâne. Je le comprends. Daxo, qui doit bien faire deux fois son poids, est plus gracieux et plus courtois que Mattéo lui-même. En convalescence sur un vaisseau de Vif-Argent, le Rose va bien et il est ravi de me savoir vivant.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec Danseur ?

Mustang, les joues rouges, se met à rire.

— Je ne crois pas qu’il m’aime beaucoup. Mais il changera d’avis, ne t’inquiète pas.

— Tu es saoule ? dis-je, amusé.

— Un peu. Joins-toi à nous, m’invite-t-elle en posant ses pieds par terre pour me faire une place sur le banc. J’allais leur raconter la fois où tu t’es battu avec Pax dans la boue.

Ma mère m’observe, un petit sourire aux lèvres, devinant la panique qui m’envahit. C’est un choc de voir les deux moitiés de ma vie en présence l’une de l’autre – surtout sans m’y être préparé. Gêné, je laisse Mustang raconter son histoire. J’avais oublié à quel point elle peut être charmante ; comment, avec son caractère facile et direct, elle donne aux gens l’impression de les voir, qu’ils sont importants. Mon oncle et mon frère sont envoûtés. J’essaie de ne pas rougir sous le regard insistant de ma mère. Mustang achève de décrire notre duel, à Pax et moi, au pied du château de Minerve, puis frappe dans ses mains :

— Assez de l’Institut ! Deanna, vous avez promis de raconter des histoires sur Darrow quand il était petit.

— Celle sur la poche de gaz ! propose Narol.

— Non, proteste Kieran, plutôt celle sur…

— J’en ai une, tranche ma mère.

Elle entame son récit avec un zézaiement, dû à son attaque cérébrale, presque indécelable :

— Quand Darrow était petit, peut-être trois ou quatre ans, son père lui a donné une montre, qu’il tenait lui-même de son père. Une montre en cuivre, avec des aiguilles à la place d’un écran, tu te souviens ? (Je hoche la tête.) Elle était magnifique. Tu l’adorais. Un an plus tard, Kieran est tombé malade. Leur père était déjà mort. Les médicaments étaient rares dans la mine. Il fallait les troquer avec les Gris ou les Gammas. Je ne savais pas comment faire. Puis, un soir, Darrow rentre avec les médicaments, en refusant de dire comment il les a eus. Plusieurs semaines plus tard, j’ai vu un Gris vérifier l’heure sur sa montre en cuivre.

J’examine mes mains sous le regard pensif de Mustang.

— Je crois qu’il est l’heure d’aller se coucher, annonce alors ma mère dans le silence.

Elle coupe court aux protestations de Narol et Kieran d’un raclement de gorge autoritaire. Puis elle m’embrasse le front, s’attardant plus que d’habitude, avant d’effleurer l’épaule de Mustang. Elle quitte ensuite la pièce en boitant, aidée par mon frère et mon oncle.

— C’est un sacré bout de femme, dit Kavax. Et qui t’aime beaucoup.

— Je suis content qu’elle vous ait rencontrés de cette façon. Surtout toi, dis-je à Mustang.

— Comment ça ?

— Sans que je veuille tout contrôler. Comme la dernière fois, dans les tunnels de Lykos.

— Un magnifique désastre, acquiesce Daxo.

— Mais comme ça, c’était… bien.

— Je suis d’accord, dit Mustang en souriant. J’aurais aimé te présenter la mienne. Je pense que tu l’aurais appréciée. En tout cas, plus que mon père.

Je lui rends son sourire, m’interrogeant sur ce lien qui se tisse de nouveau entre nous. Je redoute de le définir. Je me sens à l’aise avec elle, mais j’ai peur de ce qu’elle peut penser ; peur que notre trêve ne soit qu’une illusion. Kavax toussote, mettant fin à cet instant. Je me reprends.

— La réunion avec Danseur s’est mal passée, alors ?

— J’en ai peur, dit Daxo. Sa rancune est bien enracinée. Théodora a été conciliante, Danseur plutôt… intransigeant.

— C’est une tombe, explique Mustang. Il refuse de partager ses infos. Sauf celles que nous connaissons déjà…

— Tu n’es pas très arrangeante toi-même.

Elle reprend une gorgée d’alcool en faisant la grimace.

— Non, mais d’habitude les gens l’acceptent, parce que je suis adorable. Il est malin. Ce sera dur de le convaincre que je veux sincèrement que notre alliance fonctionne.

— C’est vrai ?

— Ta famille m’a convaincue. C’est pour eux que tu veux changer le monde. Pour ta mère, pour les enfants de Kieran. Quand j’ai… choisi de négocier avec la Souveraine, c’était pour la même raison. Pour protéger ceux que j’aime. Je n’imaginais plus la paix sans capitulation. Je vois une nouvelle solution, à présent.

Elle scrute mes mains sans Symboles, comme si ma peau nue contenait le secret de notre avenir. Peut-être est-ce le cas. Je lève la tête vers nos compagnons.

— Vous êtes d’accord avec elle ? Vous tous ?

— C’est la famille le plus important, dit Kavax. Et tu fais partie de la nôtre. N’est-ce pas ?

Daxo pose une main élégante sur mon épaule. Même Sophocle, sous la table, vient appuyer la tête sur mon pied.

— Oui, dis-je avec gratitude.

Avec un léger sourire, Mustang sort un papier de sa poche. Elle le fait glisser sur la table jusqu’à moi.

— C’est la fréquence holo d’Orion. J’ignore où elle se trouve, probablement sur la Ceinture. Je ne lui ai donné qu’un seul ordre : semer le chaos. D’après ce que j’ai appris, elle s’en sort bien. Nous aurons besoin d’elle pour vaincre Octavia.

— Merci, leur dis-je à tous. Je ne pensais pas que nous aurions une seconde chance.

— Nous non plus, reconnaît Daxo. Néanmoins, je serai franc, Darrow : nous nous méfions de ton plan pour envahir les cités martiennes. Celui avec les Mains des Enfers. Pour nous, c’est une erreur.

— Pourquoi ? Il faut à tout prix s’emparer des bases principales du Chacal, gagner le peuple à notre cause.

— Nous… n’avons pas la même foi que toi dans les Obsidiens, dit-il avec précaution. Tu as beau avoir de bonnes intentions, si tu les lâches sur la population…

— Des barbares, explique Kavax. Ce sont des barbares.

— La sœur de Ragnar…

— … n’est pas Ragnar, réplique Daxo. C’est une inconnue. Sachant ce qu’elle a fait à ses prisonniers Ors, nous ne pouvons accepter de te prêter nos forces dans ces conditions. Les femmes arcosiennes refuseront aussi.

— Je vois.

— Il y a un autre défaut dans ton plan, ajoute Mustang. Il ne règle pas la question de mon frère.

— La priorité, c’est la Souveraine. C’est elle la principale menace.

— Pour le moment. Mais ne sous-estime pas mon frère. Il est plus intelligent que toi, ou que moi. (Même Kavax ne proteste pas.) Tu le connais. Une fois qu’il a toutes les données en tête, il est capable de passer des jours assis dans un fauteuil à préparer ses plans, en calculant le moindre mouvement et la moindre réaction de ses pions. C’est son truc. Avant la mort de Claudius, continue-t-elle, quand nous vivions tous ensemble, il passait son temps dans sa chambre à construire sur du papier des puzzles et des labyrinthes. Quand je revenais de mes promenades avec Père, ou de la pêche avec Claudius et Pax, il me suppliait de les faire, de trouver la solution. Au départ, j’y parvenais tout le temps. Il riait, et me disait combien j’étais intelligente. Une fois, je l’ai surpris alors qu’il pensait être seul. Il marmonnait et se frappait le visage, pour se punir d’avoir perdu contre moi.

« La fois suivante, j’ai fait semblant de perdre. Il n’a pas été dupe. C’était comme s’il savait que j’avais vu le vrai lui, dit-elle en frissonnant. Il m’a obligée à terminer le puzzle. Puis il a souri, m’a félicitée, et a quitté la pièce.

« La fois d’après, je n’ai pas pu résoudre son énigme. Il m’a regardée tranquillement, allongé parmi ses crayons de couleur, comme une jolie poupée de porcelaine habitée d’un véritable démon. C’est ainsi que je me souviens de lui. C’est comme ça que je le vois quand je pense au meurtre de mon père.

Nous l’écoutons, les Télémanus et moi, dans un silence inquiet, aussi effrayés qu’elle par le Chacal.

— Darrow, il ne te pardonnera jamais l’Institut. Il a perdu sa main par ta faute. Et il ne me pardonnera pas de te l’avoir livré. Nous l’obsédons, tout comme Octavia, tout comme mon père avant sa mort. Si tu penses qu’il a oublié la façon dont Sevro t’a fait évader, avec la Main des Enfers, beaucoup de gens vont mourir. Ton plan ne marchera pas. Il le sentira venir à des kilomètres. Et dans le cas contraire, même si nous réussissons, la guerre continuera pendant des décennies. Il faut vraiment lui faire rendre gorge.

— Ce n’est pas tout, ajoute Daxo. Il nous faut la preuve qu’en cas de victoire tu n’essaieras pas de devenir dictateur, ou d’instaurer une démokratie totalitaire sur Mars.

— Vous pensez vraiment que je veux gouverner ?!

— Quelqu’un devra le faire, dit-il en haussant les épaules.

Une femme, sur le pas de la porte, toussote poliment. Holiday nous observe, les doigts passés dans sa ceinture.

— Désolée de vous interrompre, monsieur. Le Bellona vous demande. Ça semble important.

Cassius gît, menotté, sur l’un des brancards renforcés de l’infirmerie des Fils d’Arès. Les lits sont remplis de blessés de la bataille de Phobos. Les ventilateurs ronronnent, les hommes toussent. Leurs yeux me suivent, leurs bouches murmurent mon nom, leurs mains se tendent vers moi. Ils veulent toucher l’homme sans Symboles, libéré de ses maîtres. J’enjambe les paillasses en regrettant de ne pas avoir le temps de leur accorder cette faveur.

Au lieu d’attribuer une chambre à Cassius, Danseur l’a fait placer en plein milieu des amputés, près de la tente en plastique qui accueille les brûlés. De là, les Fils et Cassius peuvent se surveiller, tout en méditant sur les conséquences de la guerre, identiques pour tout homme. Du Danseur tout craché. Pas de traitement de faveur : les mêmes conditions pour tout le monde. Il faudra que j’offre un verre au vieux socialiste pour le féliciter.

Trois membres des Vipères, un Gris et deux Fossoyeurs parcheminés, jouent aux cartes près de Cassius. Vautrés sur leurs chaises, ils portent des calcineurs en bandoulière. En me voyant approcher, ils sautent sur leurs pieds pour me saluer.

— On m’a dit qu’il voulait me voir ?

— Depuis des heures, grommelle un Rouge en regardant Holiday. On voulait pas vous déranger, mais… c’est un bon sang d’Olympique. Alors on a fait passer l’mot. (Il se penche si près de mon visage que je peux sentir son haleine mentholée.) Il prétend qu’il a des informations, m’sieur, chuchote-t-il.

— Il peut parler ?

— Ouais. Un peu. La flèche a loupé ses cordes vocales.

— Je veux le voir en privé.

— On va arranger ça avec le doc, m’sieur.

Les gardes poussent le brancard jusqu’à la pharmacie gardée sous clef, de l’autre côté de la salle. Puis ils nous abandonnent au milieu des étagères de médicaments. Cassius, qui porte un bandage blanc piqueté de rouge autour du cou, me regarde sans bouger. Il n’est équipé ni d’intraveineuse ni de bracelet morphonique.

— C’est un miracle que tu sois encore en vie, dis-je. Ils ne t’ont pas donné d’antidouleurs ?

Il hausse très légèrement une épaule.

— Pas une punition. Ont voté, prononce-t-il lentement, en prenant soin de ne pas rouvrir ses points de suture. Pas beaucoup de morphone. Réserves basses. Ont dit que les patients ont voté, la semaine dernière, pour la donner aux brûlés et aux amputés. Serait noble si les autres ne passaient pas la nuit à gémir de douleur. (Il fait une pause.) Me suis toujours demandé si les mères pouvaient entendre leurs enfants les appeler.

— Est-ce que la tienne pouvait ?

— Je ne pleurais pas. Et je ne crois pas que grand-chose l’intéressait, à part la vengeance. Grand bien lui fasse.

— Tu as dit que tu avais des informations ?

Je vais droit au but, ne sachant quoi lui dire d’autre. Je ressens un attachement inébranlable pour cet homme. Holiday m’a demandé pourquoi je l’avais sauvé : j’aurais pu lui parler de valeur et de courtoisie, mais, la vérité, c’est que je veux désespérément regagner son amitié. J’ai soif de son approbation. Suis-je un idiot ? Est-ce le remords ? Le magnétisme particulier de Cassius ? Est-ce de la vanité, de vouloir être aimé par ceux qu’on respecte ? Car je le respecte : il comprend l’honneur, même si le sien est actuellement dénaturé. C’est plus facile pour moi ; après tout, mon combat est plus transparent que le sien.

— C’était elle ou toi ? demande-t-il avec précaution.

— Comment ça ?

— Celui qui a empêché les Obsidiens de m’arracher les yeux et de me faire bouillir la langue.

— C’étaient nous deux.

— Menteur. Pour être honnête, je ne pensais pas qu’elle allait tirer. (Il lève la main pour tâter son pansement, mais la menotte, attachée au rebord du brancard, l’en empêche.) Tu pourrais m’enlever ces machins ? C’est horrible pour se gratter.

— Je pense que tu survivras.

Il rit, comme s’il fallait bien qu’il tente le coup.

— Alors, c’est là que tu te la joues parce que tu m’as sauvé ? ironise-t-il. Parce que tu t’es montré plus civilisé qu’un Or ?

— Peut-être que je vais te torturer, dis-je.

— Ça ne serait pas très honorable.

— Ça ne l’était pas de me torturer durant trois mois, puis de me coller dans un trou pendant neuf, dis-je d’un ton sec. De toute façon, qu’est-ce qui te fait croire que j’en ai quelque chose à branler, d’être honorable ?

— C’est vrai.

Il plisse le front, telle une statue de Michel-Ange.

— Si tu crois que la Souveraine marchandera, dit-il plus sérieusement, tu te trompes. Elle se moque de me perdre.

— Dans ce cas, pourquoi la servir ?

— C’est mon devoir.

Je me demande s’il le pense vraiment. Dans ses yeux, je lis la solitude, le regret d’une vie qui ne sera pas, et le combat entre l’homme qu’il aimerait être et celui qu’il pense devoir incarner.

— Je ne vais pas te torturer, dis-je enfin. Je pense qu’on s’est fait assez de mal comme ça. Bref. Tu as des informations, ou on continue de se danser autour encore dix minutes ?

Il hoche calmement la tête.

— Tu t’es demandé pourquoi la Souveraine voulait la paix, Darrow ? La clémence, ce n’est pas son genre. Alors, pourquoi pardonner à Virginia, ou aux rebelles de la Bordure ? Sa flotte est trois fois plus grande et mieux approvisionnée que celle des Seigneurs des Lunes. Romulus ne fait pas le poids contre Roque. Pourquoi nous envoyer négocier ? Faire des compromis ?

— Je sais qu’elle veut remplacer le Chacal, dis-je. Elle ne peut pas affronter à la fois ses forces, celles des Fils d’Arès et celles d’une rébellion à grande échelle sur la Bordure. Elle veut régler ses problèmes un par un. Ce n’est pas difficile à comprendre.

— Mais tu sais pourquoi elle veut le destituer ?

— Mon évasion, je suppose ; les camps ; les livraisons d’hélium en retard…

Il y a des centaines de raisons pour qu’un psychopathe comme Adrius encombre Octavia. Cassius m’interrompt.

— Ce sont des raisons valables, et même convaincantes. À vrai dire, ce sont celles que nous avons fournies à Virginia.

Je m’approche de lui, comprenant le sous-entendu.

— Qu’est-ce que vous lui avez caché ?

Il hésite un court instant, puis me répond :

— Il y a quelques mois, nos experts ont repéré des divergences entre les quantités d’hélium observées par nos agents dans les mines et celles déclarées aux Départements des Énergies et des Productions Minières. En cent vingt-cinq occasions, le Chacal a frauduleusement annoncé des pertes dues à des attaques imaginaires des Fils d’Arès. Il a aussi prétendu que quatorze mines avaient été détruites. Nous avons vérifié. Ce n’est pas le cas.

— Il se taille une part du gâteau, et alors ? Ce ne sera pas le premier Haut-Gouverneur à le faire.

— Peut-être, mais il ne revend pas l’hélium. Au contraire, il instaure une pénurie, tout en faisant des réserves.

— Des réserves grosses comment ? dis-je, soudain tendu.

— En totalisant les stocks réglementaires de Mars et la production de ses quatorze mines fantômes, dans deux ans, il détiendra davantage que les réserves impériales et martiales de Vénus, Luna et Cérès réunies.

Les trois quarts du stock d’hélium 3, la substance la plus précieuse de l’univers, entre les mains d’un seul homme…

— Il y a des dizaines d’explications. Il pourrait viser le trône de la Souveraine, acheter des sénateurs…

— Il en a déjà quarante dans sa poche, admet Cassius. Ce qui fait beaucoup trop. Mais il est aussi impliqué dans autre chose. (Il tente de se redresser. Les menottes le retiennent.) Je vais te poser une question. J’ai besoin que tu me dises la vérité. (Son ton sérieux m’empêche de rire.) En mars dernier, quelques jours après ton évasion, les Fils d’Arès ont-ils pillé un entrepôt sur un astéroïde ?

— Sois plus précis.

— L’astéroïde S-1988, dans le Groupe de Karin. Un caillou silicaté, sans potentiel minier. Il ressemble au grain de beauté sur la hanche gauche de Mustang, précise-t-il, le regard pétillant. C’est assez précis à ton goût ?

— Trou du cul.

— Merci, répond-il d’un air charmant. Et alors ?

Je liste dans ma tête les opérations menées par Sevro durant ma convalescence : il a bien attaqué des bases légionnaires dans la ceinture d’astéroïdes, mais pas d’entrepôt. Du moins, pas à ma connaissance.

— Non. Aucune mission concernant S-1988.

— Par l’enfer ! marmonne-t-il. On avait vu juste.

— Que contenait l’entrepôt ? Cassius…

— Cinq cents ogives nucléaires, dit-il sombrement.

La tache de sang, sur son bandage, ressemble maintenant à une bouche béante. Je répète d’une voix creuse :

— Cinq cents ogives… De quelle taille ?

— Trente mégatonnes chacune.

— Des tueuses de mondes… Pourquoi, Cassius ?

— Au cas où la situation de Rhéa se reproduirait. L’entrepôt est à mi-distance entre le Noyau et la Bordure.

— C’est ce genre de créature que tu sers ? Une femme qui prévoit une apocalypse nucléaire, juste « au cas où » ?

Il ne relève pas.

— Les preuves accusaient plutôt Arès, mais la Souveraine a jugé que Sevro n’était pas assez malin, répond-il à la place. Moira a enquêté. Elle a remonté la piste du vaisseau des pilleurs, qui appartenait à une ancienne branche des Industries Julii. C’était donc soit Arès – peu probable, comme je le disais –, soit le Chacal. Si c’est bien ce dernier, nous n’avons aucune idée de ce qu’il veut en faire.

Je reste planté là, tétanisé. À quoi vont lui servir ces bombes ? D’après le code de l’Entente, l’armée martienne ne peut posséder que vingt armes nucléaires destinées aux combats spatiaux. Aucune ne doit dépasser les cinq mégatonnes.

— Si c’est vrai, pourquoi me dis-tu tout ça ?

— Mars est aussi ma planète, Darrow. Ma famille y vit depuis toujours, comme la tienne. Ma mère y réside en ce moment. Connaissant le Chacal, la Souveraine estime qu’il utilisera les bombes sur Mars s’il se trouve acculé.

— Tu as peur que nous gagnions contre lui.

— Tant qu’il n’y avait que Sevro, les Fils étaient perdus d’avance. Mais avec toi ? Regarde ce qui se passe. La situation a explosé. Je suis porté disparu. Aja est sans doute morte. Octavia est aveugle. D’un jour à l’autre, le Chacal pourrait apprendre son plan pour le remplacer. C’est un chien enragé. Quand on le provoque, il mord. Tu as une chance de lui survivre, Darrow, conclut-il à voix basse. Mais est-ce que Mars, elle, le pourra ?

— Cinq cents ogives nucléaires ? Bon sang de bon sang de merde ! marmonne Sevro. Dis-moi que tu plaisantes. Allez.

Danseur, à la table d’état-major, se masse les tempes.

— C’est des conneries, grogne Holiday, appuyée contre un mur. S’il les avait, il les aurait utilisées.

— Et si tu laissais les gens qui le connaissent en décider, mmh ? lui lance Victra. Adrius ne fonctionne pas comme nous.

— Ça, c’est foutrement certain, approuve Sevro.

— Ça reste une bonne question, intervient Danseur, ennuyé par la présence des Ors dans la salle. En effet, pourquoi ne pas les utiliser ?

— Pour le moment, dis-je, ce genre de débordement lui poserait problème autant qu’à nous. La Souveraine aurait une bonne excuse pour le virer sans prendre de gants.

— Ou alors, ce n’est pas lui qui a les bombes, tranche l’hologramme de Vif-Argent. C’est une ruse. Bellona te connaît bien, Darrow. Il sait sur quelles ficelles tirer. Il t’a bourré le mou. Mes techniciens auraient repéré un transport de cette envergure. Sans compter que la Souveraine n’aurait pas pu fabriquer de telles bombes sans que j’en entende parler.

— Ça pourrait être des armes anciennes. Des reliques.

— Le Système est vaste, ajoute Mustang à côté de moi.

— Et mes oreilles encore plus grandes, réplique Vif-Argent.

— Elles l’étaient, corrige froidement Victra. Elles rétrécissent sacrément, en ce moment.

Les meneurs de la rébellion, assis en demi-cercle devant un holoprojecteur, examinent l’astéroïde S-1988 : c’est un caillou désertique, appartenant au sous-groupe de Karin, de la famille Coronis, dans la ceinture située entre Mars et Jupiter. Les minerais de Karin sont exploités par un consortium terrien. Les astéroïdes servent aussi de base à plusieurs stations malfamées, où se réfugient des traficants et des pirates, comme 208-Lacrimosa, où Sevro a fait étape lors de son retour de Pluton. Les gens du coin la surnomment Notre-Dame-des-Douleurs, l’endroit où la vie ne vaut pas plus qu’un kilo d’hélium ou un gramme de poudre-de-démon. Sevro n’aime pas parler de son séjour là-bas.

Chez les Ors, les conseils de guerre s’effectuent en cercle ou en carré, suivant le principe que le face-à-face motive la polémique, ce dont les Ors raffolent. Ma tactique est différente : j’ai placé mes amis face au problème. S’ils veulent se disputer, ils devront le faire en se tordant le cou.

— Dommage que nous n’ayons pas les oracles d’Octavia, dit Mustang. Cassius aurait bavassé comme une pie.

— Je suis navré de ne pas disposer des mêmes ressources que la Souveraine, domina, réplique Danseur.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— On pourrait le torturer, propose Sevro.

Assis au milieu du rang, il se coupe les ongles avec un couteau. Victra, appuyée contre un mur, lui jette un regard sombre à chaque rognure d’ongle. Danseur est sur la gauche de Sevro ; l’hologramme de Régulus sur sa droite, entre lui et moi. L’Argent, après avoir proclamé l’indépendance de Phobos, en est devenu le gouverneur au nom du Soulèvement. Penché au-dessus d’un plat d’huîtres, il les arrange en cinq piles bien nettes à l’aide d’un couteau en platine. S’il est nerveux à propos du Chacal, il le cache bien. Séfi, transpirant sous ses fourrures, rôde autour de la table comme un animal en cage. Danseur se crispe à chacun de ses passages.

— Vous voulez la vérité ? continue Sevro. Donnez-moi dix-sept minutes et un tournevis à tête plate.

— On devrait vraiment en parler avec elle parmi nous ? demande Victra à propos de Mustang.

— Elle est de notre côté, dis-je.

— Tu en es certain ? insiste Danseur.

— Sans elle, je n’aurais pas recruté les Obsidiens, ni repris contact avec Orion.

Après avoir vu Cassius, j’ai contacté la Bleue. Je ne pensais pas un jour les revoir, elle, le capitaine au terrible franc-parler, et lui, le Pax, le vaisseau qui fut mon second chez-moi. Je continue :

— C’est grâce à elle que nous avons une flotte. Mustang a préservé mon autorité et maintenu nos hommes à leur poste. Pourquoi, si ce n’est dans le même but que nous ?

— Et ce but, c’est… ? demande Danseur.

— De vaincre au Lune et le Chacal, répond-elle.

— Pour commencer, siffle Danseur.

— Elle travaille avec nous, maintiens-je.

— Pour le moment ! objecte Victra. Elle est maligne. Nous allons éliminer ses ennemis à sa place, la mettre en position de force. Peut-être est-ce Mars qu’elle désire. Ou plus ?

J’ai l’impression qu’hier encore c’était Victra dont mes conseillers se méfiaient. Roque avait été le seul à la défendre. Visiblement, elle ne perçoit pas l’ironie de la situation. Ou peut-être se venge-t-elle des soupçons que Mustang a nourris à son égard, un an auparavant.

— Ça ne me plaît pas, mais je suis d’accord avec Julii, déclare Danseur. Les Augustiens sont tous des manipulateurs, du premier au dernier.

La politique de transparence de Mustang, un peu plus tôt, ne semble pas l’avoir impressionné. Elle s’y attendait. En fait, elle a proposé de rester dans sa chambre pour ne pas nuire à mon plan. Néanmoins, pour qu’il fonctionne, j’ai besoin d’elle. Sans coopération, nous n’irons nulle part. Et s’ils s’attendent à ce que je la défende… Ha ! Ils vont être surpris.

— Vous êtes tous illogiques, déclare-t-elle. Et ce n’est pas une insulte, mais juste un fait. Si j’étais votre ennemie, j’aurais amené une balise avec moi et contacté mon frère, ou la Souveraine, dès que je vous aurais rejoints. Vous savez ce que Tinos représente à leurs yeux. (Mes amis échangent des regards incertains.) Je ne l’ai pas fait. Et je sais que vous vous méfiez de moi, mais vous faites confiance à Darrow, qui, lui, me fait confiance, et qui me connaît mieux que vous tous réunis. C’est à lui de trancher. Alors, arrêtez de chouiner comme des gamins, et mettons-nous au travail, vu ?

— Avec une scie circulaire, dit rêveusement Sevro, j’aurais seulement besoin de trois minutes avec Cassius…

— Est-ce que tu peux la fermer ? explose Danseur. (C’est la première fois que je le vois perdre son calme.) Ça ne marchera pas ! N’importe quel homme te racontera ce que tu veux entendre si tu lui arraches les ongles de pied !

Il a été torturé par le Chacal, tout comme Harmonie et Evey. Sevro, loin d’être désarmé, croise les bras sur sa poitrine.

— C’est une généralisation injuste, grand-père.

— On ne torture pas, c’est tout, décrète Danseur.

— Ah, mince, oui. C’est vrai. On est les gentils. On ne torture pas, et on finit toujours par gagner. Dis-moi, combien de gentils ont fini avec la tête dans une boîte ? Ou la colonne coupée en deux ?

— Darrow ! me lance Danseur d’un air suppliant.

Vif-Argent fait sauter la coquille d’une huître.

— La torture peut être un instrument efficace si elle est bien appliquée. Comme n’importe quel outil. Ce n’est pas la solution universelle mais, personnellement, je pense que nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’être d’une parfaite moralité. Pas maintenant. Laissez Barca s’amuser. Qu’il arrache donc quelques ongles, ou quelques yeux.

— Je suis d’accord avec lui, ajoute Théodora en nous surprenant tous.

Je me tourne vers Vif-Argent.

— Et Mattéo ? Sevro lui a cassé la figure, non ?

Son couteau dérape et lui entaille la paume de la main. Avec une grimace, il en suce le sang.

— En effet. Et s’il n’avait pas perdu connaissance, il vous aurait dit où j’étais. La douleur est une bonne négociatrice.

— Ils ont raison, Darrow, intervient Mustang. Il faut savoir s’il dit la vérité. Sinon, notre stratégie entière dépend de ses informations. C’est une méthode classique de contre-espionnage. Tu en aurais fait autant.

C’est vrai. J’ai essayé avec le Chacal. Avant qu’il ne se mette à me torturer.

Victra, qui ne se prononçait pas jusqu’ici, contourne la table d’un pas décidé pour se placer dans l’hologramme. Les étoiles dansent sur sa peau. Le regard furieux, les cheveux en bataille, elle arrache son T-shirt. En dessous, elle ne porte qu’un soutien-gorge de sport. Une demi-douzaine de marques de rasoir balafrent son estomac musclé ; son bras droit en arbore le double. Il y en a aussi sur son menton, sur son cou, sur sa clavicule… Nous la regardons en silence.

— Je suis fière de certaines, annonce-t-elle en montrant ses cicatrices. D’autres, beaucoup moins.

Elle se retourne. Dans le creux de ses reins, une masse de chair brûlée, cireuse, nous rappelle au bon souvenir de sa sœur, qui l’a brûlée avec de l’acide. Puis elle nous fait face, défiante, le menton dressé.

— Je vous ai rejoints par absence de choix. Je suis restée parce que je l’ai voulu. Ne me le faites pas regretter.

Je suis stupéfait qu’elle ose ainsi révéler ses faiblesses au grand jour. Mustang n’aurait jamais fait une chose pareille. Sevro ne la quitte pas des yeux tandis qu’elle renfile son T-shirt et se tourne vers l’holo. Elle agrandit l’astéroïde – et le sujet de la torture en reste là.

— Est-ce qu’on peut obtenir une meilleure résolution ?

Je secoue la tête.

— L’holo a été pris il y a soixante-dix ans par un drone de recensement. Il nous faudrait les archives sociétales.

— Mes hommes s’en occupent, annonce Vif-Argent. Néanmoins, ils ne sont pas optimistes. Les techniciens de la Société nous attaquent avec tout ce qu’ils ont.

— Le vieil Augustus nous aurait été utile, sur ce coup, lance Sevro à Mustang.

— Il ne m’a jamais parlé d’un projet comme celui-ci…

— Ma mère, si, intervient pensivement Victra. Antonia était là. Quelque chose à propos d’un vilain petit cadeau-surprise que les Imperators pourraient récupérer en route si la Bordure s’emballait.

— Ça ressemble à ce que dit Cassius.

— Je pense qu’il dit la vérité, conclut-elle en s’écartant de l’holo.

— Moi aussi. Et puis, ça ne sert à rien de le torturer. Si nous lui coupons les doigts et qu’il persiste, on fait quoi ? On lui coupe le reste ? On n’a pas le choix, on doit lui faire confiance.

Ils finissent par hocher la tête, avec réticence. Je suis soulagé, mais aussi inquiet de les voir devenus si sauvages.

— Qu’est-ce qu’il a suggéré ? demande Danseur. Je suppose qu’il avait une idée, non ?

— Il veut que je parle à la Souveraine.

— Pourquoi ?

— Pour discuter d’une alliance contre le Chacal. Elle nous donne les infos, et en échange nous tuons Adrius avant que les bombes n’explosent.

Sevro glousse.

— Désolé. Avouez que ça serait marrant à regarder. (Il lève sa main droite, comme une marionnette.) « Salut, vieille pute mal aimable, tu te rappelles quand j’ai kidnappé Lysandre ? » (Il agite ensuite la gauche.) « Oh, mais oui, mon bonsieur. C’était juste après que j’ai opprimé ta Couleur, n’est-ce pas ? » Aucun intérêt, conclut-il en secouant la tête. Vous devriez plutôt m’envoyer avec les Hurleurs. Sans sa tête, le Chacal ne pourra déclencher aucune explosion.

— Les Valkyries accompagneront les Hurleurs, déclare Séfi d’une voix féroce.

— Non. C’est ce que le Chacal veut, dis-je en regardant Mustang, qui m’a mis en garde contre ce genre de plan. Il nous connaît trop bien. En répétant d’anciennes manœuvres, nous ne ferons que sacrifier des vies. Pour le surprendre, il faut quelque chose de nouveau.

— Régulus, tu n’aurais pas un agent proche de lui ? demande Danseur à Vif-Argent.

De façon surprenante, vu la situation, les deux hommes semblent s’apprécier.

— J’en avais deux bons, avant l’évasion de Darrow. Depuis, le responsable du contre-espionnage du Chacal a purgé ses troupes. Mes hommes sont soit prisonniers, soit assassinés, soit morts de trouille.

— Qu’est-ce que tu en dis, Augustus ? lance Danseur.

Tous les regards se braquent sur Mustang. Elle réfléchit.

— Je pense que si vous êtes encore en vie c’est grâce à l’individualisme des Ors, et à leur ego. Chacun d’entre eux se croit capable et digne de régner. Ils ne savent plus travailler ensemble. Vous possédez maintenant une flotte et une armée d’Obsidiens. N’aidez pas la Souveraine. Elle reste l’ennemi principal. Si vous la contactez, elle se concentrera sur vous.

Danseur acquiesce.

— Est-ce qu’on est certains que le Chacal utiliserait son arsenal nucléaire, s’il était acculé ?

— Mon frère ne désirait qu’une seule chose dans la vie : l’approbation de mon père. Comme c’était impossible, il l’a tué. À présent, il veut Mars. Alors, à votre avis, s’il ne l’obtient pas… ?

Un silence menaçant remplit la salle. J’annonce :

— J’ai un nouveau plan.

— J’espère bien, bordel, marmonne Sevro à Victra. Est-ce que je pourrai me cacher dans un truc ?

— Je suis sûre qu’il va te trouver quelque chose, mon cœur.

Je le leur confirme d’un signe de tête.

— Super, alors ça me convient ! me lance Sevro en m’adressant un signe de la main. On t’écoute, Faucheur.

Je me lève pour ouvrir sur l’écran holographique une image de Mars parcourue d’une inéluctable vague rouge.

— Imaginons que nous repoussions les Ors et que nous nous emparions des cités. Orion parvient à écraser la flotte du Chacal, bien qu’elle soit deux fois plus importante que la nôtre. Grâce aux Valkyries, nous faisons changer de camp les Obsidiens des légions. Le peuple se soulève, l’industrie s’arrête, nous repoussons les renforts de la Société, et nous réussissons enfin à coincer le Chacal après des années de combat. Et ensuite ? Que se passe-t-il ?

— Le reste du Système ne s’arrêtera pas, lui, fait observer Victra. Ils continueront de nous envoyer des vaisseaux et des hommes depuis le Noyau, encore et encore.

— Ou alors…

— Le Chacal fera usage de ses ogives, dit Danseur.

— Exact. S’il ne les a pas déjà utilisées contre nous. Ce qui peut très bien arriver, dis-je, si nous enclenchons l’opération Marée Rouge.

— On prépare l’opération depuis des mois ! proteste-t-il. Avec les Obsidiens, on a enfin une chance de réussir ! Tu voudrais tout laisser tomber ?

— Oui. Ce qui fait la force d’une armée rebelle, c’est qu’elle n’a rien à perdre. Elle est mobile, elle nargue son ennemi. Ce n’est plus notre cas. Nous nous battons pour Mars. Nous avons beaucoup à perdre. La guerre durerait des années, peut-être une décennie. La planète en souffrirait. Et pour finir, qu’y gagnerions-nous ? Un monde en cendres ? Nous devons combattre, mais pas ici. Je propose donc de quitter Mars.

Vif-Argent en avale une huître de travers.

— Quitter Mars ?

Séfi émerge de l’ombre :

— Tu as promis de protéger mon peuple, rappelle-t-elle d’une voix glacée.

— Notre force, ce sont nos tunnels, renchérit Danseur. Nos hommes. Nous sommes responsables d’eux. Darrow, n’oublie pas d’où tu viens. Pourquoi tu fais tout ça.

Il jette un regard suspicieux à Mustang, sans cacher qu’il la soupçonne toujours de m’influencer. Je le rassure :

— Je n’oublie pas, Danseur.

— Vraiment ? Tu l’as dit, nous nous battons pour Mars.

— Et pour plus que cela.

— Pour toutes les bassesCouleurs, approuve-t-il d’une voix forte. Si nous gagnons ici, nous contrôlons l’hélium. Si les Rouges l’emportent, la Société entière en pâtira. C’est ce qu’Arès voulait !

— Pas exactement. Nous nous battons pour tout le monde, corrige Mustang.

— Non ! C’est notre guerre, Or ! Je me battais déjà quand tu apprenais, gamine, à réduire en esclavage les…

Ils commencent à se quereller. Sevro me jette un regard ennuyé, auquel je réponds par un signe de menton. Il dégaine son rasoir et l’enfonce brutalement dans la table. L’arme y reste plantée, vibrante. Il braille ensuite à pleins poumons :

— Faucheur essaie de parler, bande de bouffeurs de crottes ! Et puis, votre colorisme, c’est chiant. (Il les contemple, satisfait du silence, avant de me faire une courbette.) Faucheur, je t’en prie. Tu arrivais à la partie intéressante.

— Merci, Sevro. Nous ne devons pas tomber dans le piège du Chacal, dis-je en reprenant mes explications. Pour perdre une guerre, il suffit de laisser l’ennemi choisir le champ de bataille. Il faut l’empêcher, ainsi que la Souveraine, d’anticiper nos coups. Leur imposer nos règles du jeu. Nous devons être audacieux. Pour l’instant, nous avons allumé un feu de brousse, qui se propage dans toute la Société. Si nous ne bougeons pas, nous allons nous retrouver cernés par les flammes. Il en est hors de question.

Avec ma tablette, j’affiche un nouvel hologramme : Jupiter, ses quatre grosses lunes et les soixante-trois plus petites qui l’entourent. Ganymède, Callisto, Io et Europe sont connues, réunies sous le nom d’Ilium. Autour d’elles se trouvent actuellement deux des plus puissantes flottes du Système : celle des Seigneurs des Lunes et l’Armada de l’Épée. Sevro, à ce spectacle, s’en évanouit presque de joie. Enfin, je lui offre la guerre qu’il ne savait même pas désirer à ce point !

— La guerre civile Bellona-Augustus a révélé des failles entre le Noyau et la Bordure. L’Armada de l’Épée, la plus grosse du secteur, se trouve à des centaines de millions de kilomètres de sa base la plus proche. La Souveraine l’a confiée à Roque au Fabii. Il a écrasé tous les adversaires qui se dressaient sur son chemin, malgré l’intervention de Mustang, des Télémanus et des Arcosiennes. Il se prépare maintenant à mettre au pas les Seigneurs des Lunes. Ses vaisseaux transportent deux millions d’hommes et de femmes, dont dix mille Obsidiens, deux cent mille Gris, et trois mille des tueurs les plus doués de la Société : les Sans-Égaux. Ce sont pour la plupart d’anciens Primus des Instituts, des Praetors, des Legatus, des chevaliers et des officiers. La flotte personnelle d’Antonia au Severus-Julii les accompagne. C’est l’arme massive de la Souveraine. Elle n’a jamais été vaincue.

Je fais une pause pour leur laisser le temps de digérer la gravité de la situation – et de mon plan. Puis je poursuis :

— Dans trente-trois jours, nous allons détruire l’Armada de l’Épée. Nous allons frapper le cœur de l’armée sociétale.

J’arrache le rasoir de la table pour le rendre à Sevro.

— Voilà. Et maintenant j’attends vos foutues questions.

Danseur me retrouve dans le hangar où je me prépare à embarquer, avec Mustang et Sevro, dans la navette qui nous transportera vers nos vaisseaux en orbite. Tinos grouille d’agitation. Des centaines de transports s’engouffrent dans les tunnels en direction du pôle Sud pour récupérer les malades et les enfants des Obsidiens. Leurs guerriers, eux, rejoindront notre flotte. Dans vingt-quatre heures, huit cent mille humains auront rallié Tinos. C’est la plus grosse opération des Fils d’Arès. Je souris en imaginant la joie de Fitchner s’il pouvait l’apprendre : son héritage, utilisé pour sauver des vies, et pas seulement en prendre…

Après avoir surveillé l’évacuation depuis l’espace, nous foncerons vers Jupiter. Danseur et Vif-Argent resteront en arrière, afin de continuer à endiguer les efforts du Chacal. Du moins, jusqu’à la suite des événements.

— C’est effarant, n’est-ce pas ? demande Danseur en contemplant le flot de lumières bleues qui s’élève vers le plafond de la caverne. L’Armada Rouge qui part en guerre… Je ne pensais pas en être un jour témoin.

Devant nous, au bord du vide, Victra et Sevro regardent l’espoir de deux peuples disparaître dans les ténèbres.

— Fitchner devrait être ici, dis-je.

— C’est vrai, répond Danseur avec une grimace. C’est mon plus grand regret. J’aurais aimé qu’il voie son fils porter son casque. Et qu’il te voie, toi, devenir l’homme qu’il avait deviné.

— Quel genre d’homme ?

Plus loin, un Hurleur Rouge décolle, chaussé de bottes antigrav, pour s’engouffrer par la porte ouverte d’un transporteur.

— Un homme qui croit en son prochain.

Je me tourne vers lui, heureux qu’il m’ait cherché avant mon départ. J’ignore si je reviendrai, si je retrouverai les miens. Et, si je survis, je serai peut-être un homme différent, même s’il l’ignore encore : un traître envers lui et le rêve d’Eo.

C’est la deuxième fois que je lui dis au revoir. La précédente, Harmonie et Mickey étaient là, dans le penthouse de Yorkton. Bizarre que le passé – pourtant terrible – me rende mélancolique. Peut-être est-ce dans la nature humaine de regretter les choses manquées, au lieu d’apprécier celles à venir. L’espoir demande plus d’efforts que les souvenirs.

Danseur se tourne vers moi.

— Tu crois vraiment que les Jupitériens vont nous aider ?

— Non. Le truc, ce sera de leur faire croire qu’ils s’aident eux-mêmes, puis de s’enfuir avant qu’ils ne s’en prennent à nous.

— C’est risqué, mon garçon. Mais tu aimes ça, non ?

Je hausse les épaules.

— C’est la seule chance que nous ayons.

Des bottes résonnent sur la rampe métallique derrière moi. Holiday la franchit, portant un sac d’équipement, suivie de plusieurs nouveaux Hurleurs. La vie continue, quoi que nous fassions. Il y a sept ans que j’ai rencontré Danseur. J’ai l’impression qu’il en a pris trente. Combien de décennies de guerre a-t-il vécues ? Combien d’amis a-t-il perdus, dont il ne parle jamais ? Des gens qu’il aimait, comme j’aime Sevro et Ragnar ? Il avait une famille, autrefois, bien qu’il ne l’ait que rarement mentionnée.

Il n’est pas le seul. Nous avions tous quelque chose qui, un beau jour, nous a été volé. C’est pour ça que Fitchner a créé cette armée. Non pas pour nous aider, mais pour survivre à la mort de sa femme. Il avait besoin d’une lueur. Alors il l’a allumée lui-même. Son cri dans le vent était un cri d’amour. Comme celui de ma femme.

— Une fois, Lorn m’a confié que s’il avait été mon père il aurait fait de moi un homme bien. Parce que les grands hommes ne trouvent jamais la paix. J’aurais dû lui demander qui, d’après lui, maintenait la paix pour les hommes bien, dis-je en souriant.

— Tu es un homme bien.

Je serre mes poings épais couverts de cicatrices. Mes phalanges prennent leur teinte blanche habituelle.

— Vraiment ? dis-je d’un ton amusé. Alors, pourquoi ai-je envie de faire des choses mauvaises ?

Ma réponse le fait rire. Je le prends par surprise en le serrant dans mes bras. Il entoure ma taille de son bras valide. Sa tête m’arrive à peine au menton.

— C’est peut-être Sevro qui porte le casque, mais toi, tu es le cœur de cette rébellion, lui dis-je. Tu l’as toujours été. Tu es trop modeste pour le voir, mais tu es un grand homme, comme Arès. Et un homme bien, aussi. Contrairement à ce nabot puant. Et je t’aime, dis-je en lui tapotant le dos. Voilà. Je voulais que tu le saches.

— Oh, bon sang, marmonne-t-il, les yeux humides. Dire que je te prenais pour un dur. Tu ne vas pas te ramollir, mon garçon ?

— Jamais, dis-je avec un clin d’œil.

Il me repousse.

— Va dire au revoir à ta mère avant de partir.

Je le laisse houspiller un groupe de soldats et me taille un chemin dans la cohue. Je salue les Fils d’Arès que je connais ; je cogne mon poing contre celui de Caillou, dont Tête-de-Nœud pousse le fauteuil roulant ; je lance une réplique obscène à Clown, qui guide un groupe de Hurleurs. Quand j’arrive près d’elles, ma mère et Mustang s’arrêtent de parler. Elles ont l’air bouleversées.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— On se faisait juste nos adieux, répond Mustang.

Ma petite mère s’approche de moi, une boîte en plastique remplie de terre à la main. Elle me sourit.

— Dio l’a rapportée de Lykos. Envole-toi, mon enfant. Quand tu seras dans les ténèbres, rappelle-toi qui tu es, et sache que tu ne seras jamais seul. L’espoir et les rêves de notre peuple t’accompagnent. N’oublie pas ton foyer, dit-elle en m’attirant vers elle pour m’embrasser le front. N’oublie pas que tu es aimé.

Je la serre très fort dans mes bras. Quand je la relâche, ses yeux implacables, pour une fois, sont remplis de larmes.

— Tout ira bien, m’man.

— Je sais. Et je sais que tu penses que tu ne mérites pas d’être heureux, mais c’est faux, mon enfant. Tu le mérites plus que quiconque. Fais ce que tu dois faire, puis reviens-moi. Revenez tous les deux, ajoute-t-elle en prenant ma main et celle de Mustang. Et ensuite, vous pourrez commencer à vivre.

Je m’éloigne, troublé et incertain.

— Qu’est-ce qui lui prend ?

Mustang me dévisage comme si je devais le savoir.

— Elle a peur.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle est ta mère.

Nous rejoignons notre navette, devant laquelle nous attendent Sevro et Victra. Nous montons la rampe quand…

— Fossoyeur ! crie Danseur.

Je me retourne. Il brandit son poing noueux en l’air. Derrière lui, tous les occupants du hangar me regardent. Des centaines de mécaniciens, de débardeurs, de pilotes. Des Rouges, des Bleus, des Verts. Montés sur des rampes, ou perchés sur des échelles, leurs casques à la main. Des pelotons entiers de Gris et d’Obsidiens, portant armes et provisions, une faux cousue sur l’épaule ou peinte sur le visage. Les hommes et les femmes de Mars. Se battant, tous, pour une cause gigantesque. Pour notre planète, pour son peuple.

Ils m’assaillent de leur amour, de leur espoir, eux qui ont vu les Fils d’Arès s’emparer de Phobos. Ce jour-là, nous leur avons fait une promesse. À nous de la tenir. Un par un, les membres de mon armée lèvent le poing, comme Eo avant sa chute, devant Augustus, quand elle tenait le bouton d’haemanthus. Un frisson me parcourt. Sevro, Victra, Mustang et même ma mère se joignent à eux.

— Brisons nos chaînes ! braille Danseur.

Je brandis mon poing scarifié en retour, puis pénètre en silence dans la navette. En route pour l’Armada Rouge. En route pour la guerre.

La mer Jaune d’Io s’enroule autour de mes bottes. Des dunes de sable sulfureux s’étendent à perte de vue, entrecoupées de rochers siliceux tranchants comme des rasoirs. Dans le ciel bleu acier, Jupiter, cent trente fois plus grosse que Luna vue depuis la Terre, ressemble à une bille de marbre, ou à l’œil d’un dieu maléfique. La guerre fait rage parmi ses lunes parsemées de villes-bulles où des hommes revêtus de stellCoques volent en patrouilles serrées. Des chasseurs poursuivent des vaisseaux de transport parmi les anneaux glacés de la géante gazeuse. Le spectacle est à couper le souffle.

Je me tiens au sommet d’une dune, entouré de Séfi et de cinq Valkyries, toutes revêtues d’armures noires intégrales. Nous attendons la navette du seigneur d’Io. Notre propre chasseur, posé derrière nous, tourne au ralenti. En forme de requin-marteau, d’un gris sombre, il a été repeint avant notre départ par les Valkyries aidées des Rouges. Il a maintenant deux yeux globuleux et une bouche affamée aux dents pleines de sang. Holiday, allongée sur son museau, examine les rochers, vers le sud, avec la lunette de son fusil.

— Rien à signaler ?

Ma voix grésille, déformée par le masque à oxygène.

— Négatif, répond Sevro via sa radio.

Il s’est envolé en compagnie de Clown pour examiner un campement à deux kilomètres d’ici. À cause de Jupiter, impossible de repérer leurs silhouettes dans le ciel. Je tripote ma sangLame.

— Ils vont venir. C’est Mustang qui a organisé la rencontre.

Io, la plus interne et la plus petite des quatre lunes galiléennes, dégage une atmosphère étrange. À peine plus grosse que Luna, elle n’était pas destinée, au départ, à être terraformée par les Ors. Dante aurait pu y placer son enfer. Sèche, truffée de volcans et de dépôts de soufre qui lui donnent sa couleur jaune orangé, elle subit de fortes pressions géologiques dues au phénomène de réchauffement provoqué par les « forces de marée » induites par Jupiter et les autres lunes. L’activité sismique qui règne sur Io est à l’origine de son aspect chaotique. D’immenses falaises s’élancent des dunes de soufre vers le ciel. De larges cercles verts garnissent son équateur. Comme il s’avérait difficile, si loin du Soleil, de faire pousser des cultures, les ingénieurs de la Société ont recouvert des milliers d’hectares avec des champs de force, puis importé de la terre et de l’eau. L’atmosphère, épaissie, permet de filtrer les radiations de Jupiter, tandis que les forces de marée alimentent des générateurs. La lune produit ainsi suffisamment de nourriture pour l’ensemble du Système planétaire, la Bordure, et même une partie du Noyau. D’une gravité idéale, située à mi-chemin entre Mars et Uranus, elle est devenue le grenier de la moitié externe du Système solaire.

Devinez qui a trimé pour ça !

Au-delà des Bulles, c’est la mer Sulfurique, qui s’étend sans interruption jusqu’aux pôles, piquetée de volcans et de mers de magma. Je n’aime pas Io. Cependant, je respecte ses habitants. Ils sont différents des Terriens, des Luniens ou des Martiens. Plus durs, plus agiles, plus grands, ils ont aussi la peau pâle, les yeux plus larges afin de pouvoir absorber la faible lumière, et sont capables d’encaisser de fortes doses de radiation. De plus, s’ils aiment se comparer aux Ors de Fer qui ont jadis conquis la Terre, ce n’est pas à cause de la cruauté de ces derniers, mais pour la paix qu’ils avaient instaurée, il y a si longtemps, sur la Terre ravagée.

Je n’aurais pas dû porter du noir aujourd’hui. Ni mes gants, ma cape ou ma veste sous mon armure. Je pensais me rendre sur la face obscure d’Io, recouverte d’une couche neigeuse de dioxyde de soufre. Cependant, au dernier moment, l’équipe du seigneur d’Io nous a envoyé de nouvelles coordonnées. Au bord de la mer Sulfurique, la température avoisine les cent vingts degrés.

Séfi, à côté de moi, scrute l’horizon avec ses jumelles flambant neuves. Ses femmes et elle se sont vite adaptées à notre équipement. Durant les six semaines du trajet, Holiday les a entraînées sans relâche à pratiquer des signaux manuels, et des techniques d’abordage ainsi qu’à manipuler nos armes. Je lui demande :

— Ça va, la chaleur ?

Nos armures disposent d’un système de refroidissement. Malgré tout, nos visages en ressentent les effets.

— C’est étrange, répond-elle pensivement. Pourquoi des gens voudraient-ils vivre ici ?

— On vit où on peut.

— Mais les Ors peuvent choisir, non ?

— Oui.

— Je me méfie d’hommes qui choisissent un tel foyer. Les esprits, ici, sont cruels.

Dans la faible pesanteur, le sable s’élève dans les airs en formant des colonnes mouvantes. D’après Mustang, c’est de Séfi que je devrais me méfier. Durant notre voyage, l’Obsidienne a regardé des centaines d’heures d’hologrammes, découvrant l’histoire de notre espèce. J’ai suivi son activité sur ma tablette. Ce qui inquiète Mustang, ce ne sont pas les vidéos de forêts vierges, mais celles de guerres et surtout celles de l’anéantissement de Rhéa. Je me demande ce que Séfi en pense.

— C’est noté, Séfi. C’est noté.

Sevro atterrit brutalement devant nous, nous aspergeant de sable. Il éteint sa spectroCape.

— Tu parles d’un foutu trou à rats !

J’essuie mon masque avec agacement. Il a été insupportable sur le vaisseau ; rieur, farceur, il se glissait dans la chambre de Victra dès qu’il se croyait seul. Le nabot est amoureux. D’après ce que j’ai vu, le sentiment est réciproque.

— Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je pense que ça sent le pet, ici.

— C’est ton avis professionnel ? demande Holiday.

— Ouep. Il y a un campement waygar derrière la crête. Un gros tas de Rouges aux yeux ronds, avec du matériel de distillation.

Sa fourrure claque furieusement dans le vent.

— Tu as scanné le sable ?

— Je suis plus un bleu, chef. J’aime pas cette idée de face-à-face, mais tout est dégagé. Je croyais que les Lunards étaient des gens ponctuels, ajoute-t-il. Ces suceurs de queue ont trente minutes de retard.

— Ils doivent être prudents. Sans doute en train de vérifier que nous sommes seuls.

— C’est vrai, dis donc. Il faudrait être vraiment con pour ne pas avoir de renfort.

— Je confirme, approuve Holiday.

— Je n’ai pas besoin de renfort puisque tu es là.

Une caisse en plastique traîne aux pieds de Sevro. À l’intérieur se trouve un lance-roquettes Sarrissa rangé dans son étui en mousse : le modèle avec lequel Ragnar a descendu le vaisseau de Cassius. En cas de problème, j’aurai un petit gobelin psychotique bien armé pour se battre avec moi. Je déclare, tentant peut-être de m’en persuader :

— Mustang a dit qu’ils seraient là.

— « Mustang a dit qu’ils seraient là », me singe-t-il. Ils ont intérêt. Sinon, la flotte va finir par se faire repérer.

Depuis que Mustang s’est rendue sur Ilion, la capitale d’Io, nos vaisseaux patientent en orbite. Cinquante destroyers et Foudres-de-Guerre, boucliers et systèmes éteints, se cachent sur la petite lune désertique de Sinopé, alors que la plus grosse flotte sociétale patrouille dans les environs. Mes hommes sont terriblement vulnérables. Un radar ou un escadron de tranchAiles pourraient signer leur perte. J’insiste, malgré mon incertitude :

— Les Lunards vont venir.

Ce sont des gens froids, fiers, bornés, ces Ors jupitériens. Les lunes galiléennes comptent environ huit mille Sans-Égaux. Les plus riches d’entre eux ne visitent le Noyau que pour des missions sociétales, ou pour leurs vacances. Luna, la planète ancestrale des Ors, leur est étrangère. C’est Ganymède, le centre de leur monde.

La Souveraine est consciente du danger que représente une Bordure indépendante. Elle m’a parlé de ses soucis pour y imposer sa loi. À l’époque, elle ne craignait pas qu’Augustus et Bellona s’entre-tuent : elle redoutait que la Bordure en profite pour se rebeller. Il y a soixante ans, au début de son règne, le Seigneur Cendré a détruit une planète sur son ordre. Rhéa a payé le prix de sa mutinerie. L’exemple a tenu bon – jusqu’à ma capture, il y a un an.

Neuf jours après mon Triomphe, les enfants des Seigneurs des Lunes, retenus en otage par la Souveraine sur Luna, se sont échappés avec l’aide des espions de Mustang. Deux jours plus tard, les enfants du Haut-Gouverneur Révus au Raa, assassiné au gala, ont volé ou détruit les vaisseaux de la Garnison Sociétale amarrés sur Callisto : cette fois, ce sont les Cordovan de Ganymède qui les ont assistés. Ils ont ensuite déclaré l’indépendance d’Io, avant de pousser les autres lunes à les rejoindre. Romulus au Raa, charismatique et populaire, s’est fait élire Souverain de la Bordure. Saturne et Uranus n’ont pas tardé à le rallier. Et ainsi, soixante ans et deux cent onze jours après la première, la Seconde Rébellion des Lunes a débuté.

A priori, les Seigneurs des Lunes s’attendaient à ce que la Souveraine s’embourbe sur Mars pendant au moins dix ans. En outre, l’insurrection des bassesCouleurs dans le Noyau, à six cents millions de kilomètres de leur propre révolte, leur promettait une certaine tranquillité. Ils s’étaient trompés.

— Vaisseaux en approche, annonce Caillou depuis son poste de surveillance. Trois d’entre eux. 2,9 kilomètres.

— Enfin ! marmonne Sevro. Les foutus Lunards.

Trois vaisseaux de guerre se découpent sur l’horizon scintillant : deux chasseurs noirs de classe Sarpédon (ornés du dragon blanc à quatre têtes de Raa tenant un éclair entre ses griffes), et une grosse navette brune de classe Priam (portant un symbole que je connais bien, un renard endormi multicolore). Ils atterrissent devant nous. La rampe de la navette s’abaisse en soulevant un nuage de sable. Dix-sept Ors, grands et longilignes, en émergent. Ils arborent des krylls, c’est-à-dire des masques organiques, créés par des Sculpteurs, qui ressemblent à des carapaces de sauterelle dont les pattes s’accrocheraient à leurs oreilles. Leurs armures couleur bronze sont plus légères que les nôtres, et complétées par des foulards colorés. Ils portent en bandoulière de longs fusils électriques, et à leur ceinture des boîtes de cartouches en ivoire ainsi que leurs rasoirs. Des lunettes orange dissimulent leurs yeux. Leurs pieds sont chaussés de ricoches, des bottes qui utilisent des coussins d’air pour les faire glisser sur le sol. Elles ne permettent pas de voler, mais d’atteindre au moins soixante kilomètres-heure. Tout en pesant quatre fois moins que mes bottes, elles peuvent fonctionner toute une année, et sont indétectables par des lunettes infrarouges.

Ce sont des assassins, pas des chevaliers. Holiday, de son perchoir, s’en rend compte immédiatement.

— Elle n’est pas avec eux. Et les Télémanus ?

— Non, dis-je. Attends. Je la vois.

Mustang apparaît à son tour, vêtue comme les Ioniens, sans fusil. Une femme l’accompagne, aussi souple et nerveuse qu’un guépard. Elles nous rejoignent au sommet de la dune. Leur escorte demeure près de la navette, prudente, mais pas menaçante.

— Darrow, me salue Mustang. Navrée du retard.

— Où est Romulus ?

— Il ne viendra pas.

— Bordel ! siffle Sevro. Je te l’avais dit, Fauch’.

— Sevro, tout va bien. Je vous présente sa sœur, Véla.

La grande femme nous toise. Elle a la peau pâle et un corps adapté à la faible pesanteur. Entre les lunettes et le masque, j’ai du mal à distinguer son visage, mais il me semble qu’elle a dans les cinquante ans. Sa voix est complètement monocorde.

— Je vous transmets les salutations de mon frère, Darrow de Mars. Je suis le Legatus Véla au Raa.

Séfi s’approche subrepticement afin d’examiner l’étrange Or et son équipement. J’aime la façon dont les gens parlent quand l’Obsidienne rôde autour d’eux. Avec soudain beaucoup de… zèle.

— Enchanté, legatus, dis-je cordialement. Parlez-vous au nom de votre frère ? J’espérais le rencontrer en personne.

La peau, au coin de ses lunettes, se plisse.

— Personne ne parle au nom de mon frère. Pas même moi. Il souhaite vous inviter dans sa demeure, sur la Lande de Karrack.

— Pour nous tendre une embuscade ? demande Sevro. Non, merci. Et si tu disais à ton connard de frère de respecter son accord, avant que je lui colle un de vos jolis fusils dans le derrière et que j’en fasse une chouette brochette grillée ?

— Sevro, non, supplie Mustang. Pas ici. Pas ces gens.

— Je m’en branle, de qui ils sont ! Elle, elle sait qui nous sommes. Et si en présence du Faucheur de Mars elle ne se fait pas pipi dessus, c’est qu’elle a le cerveau bourré d’ouate.

Véla observe Séfi, le rasoir sur sa hanche, puis finalement Sevro.

— Celui-là ne viendra pas avec nous, annonce-t-elle.

— Je comprends parfaitement, dis-je.

Sevro pousse un bruit obscène. Véla désigne Séfi.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ?

— C’est notre reine des Valkyries, sœur de Ragnar Volarus.

Elle se crispe, avec raison. Le nom de Ragnar est connu.

— Elle ne viendra pas non plus. Mais je parlais du tas de ferraille, derrière elle. C’est censé être un vaisseau ? Construit sur Vénus, je parie, se moque-t-elle d’un ton méprisant.

— C’est un emprunt. Mais si vous souhaitez échanger…

Elle éclate d’un rire inattendu, avant de recouvrer son sérieux.

— Si vous souhaitez, en tant que diplomates, rencontrer les Seigneurs des Lunes, vous devrez faire preuve de respect envers mon frère et accepter son hospitalité.

— J’ai vu beaucoup d’hommes oublier leur parole quand cela les arrangeait, dis-je pour la titiller un peu.

— Vous êtes dans la Bordure, plus dans le Noyau, réplique-t-elle. Nous n’avons pas oublié les principes de nos ancêtres. Nous n’assassinons pas nos invités comme cette chienne d’Octavia, ou comme le Chacal de Mars.

— Pas encore.

Elle hausse les épaules.

— C’est à vous de voir, Faucheur. Vous avez une minute.

Elle s’éloigne. Je me tourne vers Mustang, Sevro et Séfi.

— Des suggestions ?

— Romulus se tuerait, plutôt que de blesser un invité, répond Mustang. Même si tu te méfies d’eux, l’honneur veut dire quelque chose pour ces gens. Pas comme pour les Bellona, qui utilisent le mot à tout-va. Ici, la parole d’un Or vaut plus que sa vie.

— Tu sais où se trouve sa maison ?

— Non, sinon je t’y emmènerais moi-même. Par contre, ils pourront sûrement t’y scanner pour détecter des émetteurs. Ils savent comment tu fonctionnes. Tu seras tout seul, là-bas.

— Magnifique.

Il n’est plus question de stratégie. J’avais pensé, en venant ici, utiliser mes avantages sur la Souveraine pour négocier avec nos hôtes. Je pensais que ces atouts m’empêcheraient, littéralement, de perdre la tête. Cependant, il m’arrive de me tromper, je suis prêt à le reconnaître. J’ouvre donc tout grand mes oreilles.

— Est-ce que leurs traditions d’hospitalité concernent aussi les Rouges ? lance Sevro. Ou seulement les Ors ?

— Excellente question, dis-je en observant Véla.

— S’il te tue, il devra me tuer aussi, fait observer Mustang. Je ne te quitterai pas des yeux. Et s’il me touche, mes hommes riposteront. Les Télémanus, et même les belles-filles de Lorn me vengeront. Cela lui coûtera au moins un tiers de sa flotte. Il ne peut pas se le permettre.

— Séfi, qu’en penses-tu ?

Elle ferme les yeux afin que les tatouages de ses paupières puissent contempler l’étendue désertique.

— Va.

— Donne-nous six heures, Sevro. Si tu n’as pas de nouvelles d’ici là…

— J’irai me branler dans un buisson ?

— Fais pleuvoir l’enfer.

— Oki. (Il cogne son poing contre le mien et me fait un clin d’œil.) Amusez-vous bien, les jeunes. (Il tend ensuite le poing vers Mustang.) Toi aussi, petit poney. On est dans la merde tous ensemble, non ?

Elle y cogne joyeusement le sien.

— Foutre oui !

La demeure de l’homme le plus puissant des lunes galiléennes s’avère très simple. Discrètement protégée par un champ de force, elle est entourée d’allées, de jardinets et de recoins. Construite à l’ombre d’un volcan, elle domine un désert de sable jaune sillonné de rivières de lave fumante. La navette se pose dans un hangar creusé dans la roche, où se trouvent déjà plusieurs motos des sables poussiéreuses et un vaisseau de course effilé. Personne ne nous y attend. Nous rejoignons l’habitation par un long sentier recouvert de pierres blanches.

Les hommes qui nous escortent franchissent sans hésiter les portes en fer qui donnent sur un jardin gazonné, retirent leurs chaussures sales et les déposent à côté de l’entrée, près d’une paire de bottes militaires. J’échange un regard avec Mustang avant de les imiter. Je me débats un instant avec mes bottes antigrav, qui pèsent neuf kilos et possèdent trois systèmes d’attache chacune, puis pose avec délice mes pieds puants sur l’herbe tendre.

— Veuillez rester ici, me dit Véla. Virginia, Romulus souhaite vous parler seul à seule avant de commencer.

Je souris malicieusement à Mustang qui hésite.

— Je hurlerai si je suis en danger.

Elle me fait un clin d’œil avant de suivre Véla, qui n’a pas perdu une miette de notre échange. Je pense que peu de choses échappent à la sagacité de cette femme. Je reste seul dans le jardin. Le vent fait chanter un carillon accroché à une branche. La cour forme un rectangle de dix pas sur trente. Le portail fait face à un perron aux marches blanches. Les murs, enduits de plâtre blanc, sont recouverts de plantes grimpantes qui s’aventurent jusqu’à l’intérieur des fenêtres. Leurs petites fleurs orange remplissent l’air d’un parfum à la fois piquant et boisé.

La demeure est un dédale de bâtiments et de jardins, imbriqués les uns dans les autres. Pas de toit : pour cause, le champ de force la protège des intempéries. La pluie, artificielle, est contrôlée. Un goutte-à-goutte arrose les agrumes, dont les racines s’enfoncent au pied d’une fontaine blanche, au centre du jardin. C’est le genre d’endroit idéal, rêvé, qui a mené ma femme à la potence. Elle serait tellement étonnée que j’aie pu arriver jusqu’ici ! Et, en même temps, je l’espère, émerveillée.

— Tu peux manger une mandarine si tu veux, prononce une petite voix dans mon dos. Père serait d’accord.

Une fillette se tient à l’entrée d’une allée qui contourne la maison par la gauche. Quel âge a-t-elle, six ans ? Elle tient une petite pelle dans la main. Ses genoux sont recouverts de terre. Elle a les cheveux courts, un visage pâle et des yeux plus grands que ceux de n’importe quelle Martienne. Avec ses longs membres délicats, elle m’évoque un poulain. Je n’ai pas croisé beaucoup d’enfants Ors. Dans le Noyau, les Sans-Égaux préfèrent faire éduquer leurs enfants à domicile, ou les confier à des établissements privés élitistes, afin d’éviter les tentatives d’assassinat. Les choses sont différentes dans la Bordure. Déjà, on n’y tue pas les innocents. Enfin, c’est ce qu’on prétend. Qui revendiquerait de massacrer des enfants ?

— Bonjour, dis-je de la voix gentille et maladroite que j’utilise avec mes neveux et mes nièces.

J’adore les enfants, mais ils me semblent étrangers. Elle me fixe d’un regard impressionné.

— Tu es le Martien, c’est ça ?

— Je suis Darrow, dis-je en hochant la tête. Et toi ?

— Je suis Gaia au Raa, répond-elle fièrement. C’est vrai que tu étais un Rouge ? J’ai entendu mon père en parler. Ils croient que je n’ai pas d’oreilles, parce que je n’ai pas ça. (Elle dessine une cicatrice imaginaire sur sa joue, avant de désigner les plantes grimpantes avec un sourire espiègle.) Parfois, j’escalade les murs.

— Je suis toujours un Rouge, dis-je en la corrigeant. Je ne peux pas arrêter de l’être.

— Oh. Tu ne leur ressembles pas.

Elle ne doit pas regarder l’HP, puisqu’elle ignore mon sculptage.

— Peut-être que ce n’est pas une question de ressemblance. Plutôt une question d’actes.

Est-ce un concept trop complexe pour une enfant de six ans ? Aucune idée. Devant sa grimace, j’ai peur d’avoir fait une erreur. J’embraye sur un autre sujet :

— Tu as déjà rencontré beaucoup de Rouges, Gaia ?

— Seulement dans mes leçons, dit-elle en secouant la tête. Père dit qu’il ne faut pas se mélanger.

— Tu n’as pas de domestiques ?

Elle glousse, avant de comprendre que je suis sérieux.

— Non ! Je n’en ai pas encore mérité !

À nouveau, elle se tapote la joue. Je m’assombris en l’imaginant dans les forêts de l’Institut en train de courir pour sa vie. Ou peut-être sera-t-elle celle qui fera fuir les autres ?

— Et tu n’en mériteras pas si tu ennuies nos invités, déclare une voix grave, rauque, en provenance du perron.

Appuyé contre le chambranle de l’entrée, Romulus au Raa nous observe. C’est un homme au visage à la fois serein et violent. Il a la même taille que moi, le visage taillé au couteau, agressif, et un nez cassé. Son œil gauche, barré d’une cicatrice, est remplacé par une bille de marbre bleu et noir. Trois autres entailles ornent ses lèvres épaisses. Ses cheveux d’or sombre sont coiffés en une queue-de-cheval. Sa peau, à l’exception des cicatrices, est blanche comme de la porcelaine. Cependant, c’est sa posture qui m’impressionne, décontractée, assurée. Comme s’il se tenait là depuis des heures. Comme s’il me connaissait depuis toujours. Je suis surpris de l’affection que je ressens pour lui quand il fait un clin d’œil à sa fille. Comme je voudrais qu’il me ressemble, bien qu’il soit un tyran !

— Alors, qu’est-ce que tu dis de notre Martien ?

— Il est costaud, répond Gaia. Plus que vous, père.

— Mais moins qu’un Télémanus, dis-je.

Elle croise les bras.

— Rien n’est plus costaud qu’un Télémanus !

— Si seulement c’était vrai ! dis-je en riant. Je connaissais un homme qui faisait presque deux fois mon poids.

— Un Obsidien ? murmure-t-elle, les yeux écarquillés.

— Ragnar Volarus. C’était un Entaché, et le prince d’une tribu du pôle Sud de Mars, gouvernée par des femmes qui chevauchent des griffons. Les Valkyries. Sa sœur est avec moi.

— Elles chevauchent des griffons ? (Visiblement, elle n’a pas encore abordé ce point dans ses études.) Il est où, maintenant ?

— Il est mort. Nous l’avons lancé dans le Soleil en venant ici.

— Oh. Je suis désolée, dit-elle avec la gentillesse innocente des enfants. C’est pour ça que tu es triste ?

Je tressaille. Je ne pensais pas être si transparent. Romulus s’en rend compte et m’épargne les questions suivantes de sa fille.

— Gaia, ton oncle te cherchait. Les tomates ne vont pas se planter toutes seules, tu ne crois pas ?

Gaia nous salue, puis disparaît dans l’allée en me faisant un petit signe de la main. Cloué sur place, je me rends compte que mon enfant aurait son âge s’il avait vécu. Je dévisage Romulus, qui me rejoint dans le jardin.

— Vous aviez arrangé ça ?

— Vous me croiriez si je vous disais que non ?

— Je ne crois pas beaucoup de gens, ces temps-ci.

— C’est un principe qui vous permettra de rester en vie, à défaut d’être heureux, répond-il sérieusement.

Sa voix possède les inflexions saccadées de l’homme éduqué dans les écoles militaires. Pas de faux-semblants chez lui, pas de double jeu ou de second degré. C’est d’une nouveauté rafraîchissante, bien que déconcertante. Il m’invite à m’asseoir sur un des bancs de pierre.

— Cette demeure appartenait à mon père, et à son père avant lui. Je me suis dit que ce serait l’endroit idéal pour discuter du futur de ma famille. Et du vôtre, dit-il en cueillant une mandarine.

— Votre maison… Elle donne l’impression de beaucoup d’efforts faits en vains.

— Comment ça ?

— Les arbres, la terre, l’herbe, l’eau… Ils ne sont pas à leur place, ici.

— Et l’homme n’a pas été créé pour maîtriser le feu, réplique-t-il d’un ton de défi. C’est cela qui rend la chose si belle. Cette lune était un véritable cauchemar. C’est à notre ingéniosité que nous devons sa conquête. À notre volonté.

— Vraiment ? Ou n’est-ce qu’un emprunt temporaire ?

— On ne m’a jamais dit que vous étiez sage, me gourmande-t-il en agitant le doigt.

— Non, je suis humble, c’est différent. On m’y a un peu contraint.

— Oui. J’ai entendu parler de la table. C’était vrai ?

— Oui.

— C’était de mauvais goût, juge-t-il d’un air méprisant. Mais cela donne une idée claire de votre ennemi.

Ne sachant que répondre, j’observe les empreintes boueuses que sa fille a laissées sur les pavés.

— Elle ne savait pas qui j’étais.

Romulus épluche délicatement sa mandarine, content que je m’intéresse à sa fille.

— Dans ma famille, les enfants ne regardent pas l’holoPoste avant l’âge de douze ans. Ce sont l’inné et l’acquis qui nous forment. Je veux qu’elle se fasse ses propres opinions avant d’être influencée par celles des autres. Nous sommes des créatures de chair et de sang, pas des hologrammes. Il faut qu’elle le comprenne avant d’être confrontée au monde.

— C’est pour ça que vous n’avez pas de domestiques ?

— Il y en a, mais je ne tiens pas à ce qu’ils vous voient. Et puis, ce ne sont pas ceux de Gaia. Quel parent donnerait des serviteurs à son enfant ? La limite est fine entre avoir droit à quelque chose et le mériter. Pourquoi croyez-vous que le Noyau soit une telle Babylone ? On ne leur dit jamais non.

« Regardez votre Institut, continue-t-il en secouant la tête. De l’esclavage sexuel, des meurtres, du cannibalisme ? Ce n’est pas ce que nos Ancêtres auraient souhaité. Vos Ors sont des sauvages. Ils sont si insensibles à la violence qu’ils oublient qu’il s’agit d’un outil. Ils en ont fait une religion. Leur culture est devenue une tyrannie où si on leur refuse du pouvoir ou du sexe, ils règlent la question en dégainant leur rasoir.

— Comme ils l’ont fait envers votre peuple.

— Comme ils l’ont fait envers mon peuple, confirme-t-il. Et comme nous, les Ors, le faisons envers le vôtre. Je ne vais pas chercher des excuses aux Ors ou au traitement des autres Couleurs. C’est un choix cruel mais nécessaire.

Avec une brutalité quelque peu barbare, il arrache la peau de la clémentine, la divise en deux et m’en tend la moitié. Mustang, en venant, m’a confié qu’il utilisait un pavé de l’ancien forum de Rome comme oreiller. Ce n’est pas un homme généreux. Du moins, pas envers ses ennemis. Comme moi. Je lui avoue :

— J’ai du mal à ne pas vous considérer comme un tyran. Vous êtes assis là, à vous croire civilisé parce que votre code d’honneur diffère de celui de Luna, mais c’est faux. Vous êtes seulement plus discipliné qu’eux.

— N’est-ce pas cela, la civilisation ? L’ordre ? La stabilité ? Le refus de succomber à ses pulsions animales ?

Il mange sa portion quartier par quartier, en m’étudiant attentivement. Je pose la mienne sur le banc.

— Non. Mais je ne suis pas ici pour discuter philosophie.

— Jupiter soit loué ! dit-il d’un ton amusé. Je doute que nous tombions d’accord.

— Je suis venu parler de notre spécialité. La guerre.

— Ah. Notre amie au visage de démon. (Il regarde autour de lui, vérifiant que nous sommes seuls.) Avant que nous abordions le sujet, puis-je vous poser une question personnelle ?

— Si vous voulez.

— Vous savez que mon père et ma fille sont morts au Triomphe de Mars ?

— Oui.

— C’est un peu ce qui a tout déclenché. Vous étiez là ?

— Oui.

— Les choses se sont-elles passées comme on me l’a raconté ?

— J’ignore qui vous en a parlé, et ce qu’on vous en a dit.

— On m’a raconté qu’Antonia au Severus-Julii a piétiné le crâne de ma fille. Je souhaite, avec ma femme, savoir si c’est vrai. Si les rares survivants nous ont rapporté la vérité.

— Oui, dis-je. C’est vrai.

La pulpe du dernier quartier lui coule entre les doigts.

— Est-ce qu’elle a souffert ?

Lorsque cela s’est passé, j’ai prêté peu d’attention à cette fille. Cependant, j’ai revécu cette nuit des centaines de fois dans mes cauchemars, au point de regretter ma bonne mémoire. Je la revois sans effort : une petite fille banale, vêtue d’une robe grise, avec une broche en forme de dragon, en train de courir vers une fontaine. Vixus lui tranche les jarrets. Elle rampe en pleurant, jusqu’à ce qu’Antonia l’achève.

— Oui. Elle a souffert. Plusieurs minutes.

— A-t-elle pleuré ?

— Oui. Mais elle n’a pas supplié.

Romulus observe le portail derrière lequel des particules de sulfure dansent au-dessus du désert. Je partage sa douleur, cette horrible souffrance d’avoir perdu un être cher et généreux. Sa fille a grandi ici, dans ce havre de paix, chérie, protégée. Puis elle a quitté la maison, et sa première aventure l’a tuée.

— La vérité peut être cruelle, dit-il. Mais elle n’a pas de prix. Je vous remercie. J’ai aussi un aveu, hélas désagréable…

— Vous avez un autre invité. Il y a des bottes à l’entrée, cirées, comme celles d’un officier, dis-je devant son air surpris. D’ailleurs, avec tout ce sable, elles vont être difficiles à ravoir. Je ne vous en veux pas. Je m’y attendais.

— Vous comprenez pourquoi je ne peux pas faire ce choix à l’aveugle, ou écouter mon cœur.

— Je comprends.

— Il y a deux mois, j’ai refusé d’aider Virginia à négocier la paix. Elle y est allée quand même, avec mes alliés les plus craintifs. Je considère la guerre comme un outil politique. Sans une ou deux victoires, nous n’aurions rien gagné à parlementer. La paix que proposait la Souveraine n’était qu’une autre forme de domination.

« Je crois toujours en cette idée – mais nos forces ne suivent pas. J’attends toujours cette victoire. L’Imperator Fabii est… efficace. Et le Noyau, malgré ses défauts, produit des soldats de premier ordre, ainsi qu’une logistique sans faille. C’est un géant qui se dresse devant nous. Seulement, vous voilà. Et vous m’offrez un argument de poids pour négocier la paix. Je dois réfléchir.

Ce qu’il entend par là, c’est qu’il peut jouer sur ma présence et sur mon offre pour marchander avec la Souveraine. Il n’essaie même pas de nier son égoïsme. En quittant Mars, j’avais conscience de cette éventualité. J’espérais que sa hargne envers Octavia jouerait en ma faveur. Apparemment, le sang de Romulus au Raa est encore plus froid que ce qu’on prétend.

— Qui la Souveraine a-t-elle envoyé ?

— À votre avis ? demande-t-il avec amusement.

Dans le verger derrière la maison, je découvre Roque au Fabii, assis à une table de pierre, en train de terminer son café et son cheese-cake au sureau. Derrière lui, de la fumée s’élève indolemment d’un volcan nain, imitant les volutes qui s’envolent de sa tasse. Il se tourne vers nous quand nous nous approchons. Il est magnifique dans son uniforme noir et or, élancé et droit comme un épi de blé mûr. Ses yeux sont restés les mêmes, chaleureux, mais son visage est désormais dur et distant. Avec toutes les victoires qu’il a remportées, il mériterait d’arborer une dizaine de médailles. Son orgueil est tel qu’il les jugerait vaniteuses et décadentes. Seule la pyramide de la Société orne ses épaules, accompagnée des ailes d’un Imperator. Un crâne couronné décore également sa poitrine : le symbole d’un représentant du Seigneur Cendré.

En nous voyant approcher, il repose sa tasse avec grâce, se tapote les lèvres de sa serviette, puis se lève, pieds nus.

— Darrow. Il y avait longtemps.

Son ton est si courtois, si maniéré que, pour un peu, je pourrais me convaincre que nous sommes deux vieux amis qui se retrouvent après une longue séparation. Cependant, je refuse de laisser mes sentiments me trahir. Il ne mérite pas mon pardon. Victra a frôlé la mort par sa faute. Fitchner et Lorn ont eu moins de chance. Combien d’autres seraient morts si je n’avais pas laissé Sevro quitter la fête ?

Je réponds d’une voix égale :

— Imperator Fabii.

Malgré tout, mon cœur se brise. Son visage ne reflète rien : aucun doute, aucun chagrin. En souhaitant le contraire, je comprends que je tiens encore à lui. Comme moi, il se bat pour son peuple. Il n’est pas le méchant dans son histoire. Au contraire, il est le héros qui a démasqué le Faucheur, qui a écrasé l’alliance Augustus-Télémanus pendant la bataille de Déimos. Il ne l’a pas fait pour sa gloire personnelle, mais pour défendre ce qui lui tient à cœur : les siens. Son seul péché est de les aimer trop.

Mustang, assise en face de lui, me jette un regard inquiet. Durant le trajet, je lui ai affirmé qu’il n’était plus rien pour moi. Un pur mensonge, et elle le sait très bien. Je me focalise sur elle. Sa présence m’ancre dans ce monde sans pitié. Sans elle, je pourrais vaincre mes ennemis, mais pas celui qui sommeille en moi. Je deviendrais sombre, enragé. Je remercie le ciel de pouvoir compter sur elle et tant d’autres. Sans eux, je perdrais l’esprit.

Mustang prend la parole, attirant l’attention sur elle.

— Je ne dirais pas que c’est un plaisir de te revoir, Roque. Cela dit, je suis surprise que la Souveraine t’ait envoyé, toi, et non un Politico.

— C’est ce qu’elle avait fait. Et nous avons bien récupéré le cadavre de Moira. La Souveraine en a beaucoup souffert. Mais elle a foi en mes capacités, tout comme j’ai foi en l’hospitalité de Romulus. Merci pour le repas, dit-il à notre hôte. Notre régime est très…, spartiate, comme vous pouvez l’imaginer.

— C’est l’avantage de vivre sur une planète agricole, répond Romulus. Nous avons rarement faim lors des sièges.

Il nous offre de nous asseoir. Je m’installe en face de Roque à côté de Mustang. Le Seigneur des Lunes se place en bout de table avec, sur sa droite, le Haut-Gouverneur de Triton et, sur sa gauche, une vieille femme rabougrie que je ne reconnais pas, qui nous ont rejoints. Elle aussi porte sur ses épaulettes les ailes d’un Imperator. Roque m’examine.

— Je suis heureux, Darrow, que tu participes enfin à la guerre que tu as déclenchée.

— Darrow n’est pas responsable de cette guerre, corrige Mustang. Dis plutôt la Souveraine.

— Que lui reproches-tu ? De faire respecter l’Entente ? De requérir l’ordre ?

— Tu as du culot ! Je la connais mieux que toi, poète. C’est une vieille bique cupide et malveillante. À ton avis, qui a décidé de tuer Quinn ? Aja ? C’était Octavia, révèle-t-elle alors qu’il ne répond pas. Elle lui parlait droit dans l’oreillette.

— Quinn est morte par la faute de Darrow, réplique-t-il.

Je prends la parole pour le détromper :

— Le Chacal s’est vanté devant moi de l’avoir tuée. Il l’a achevée dans la soute du vaisseau pendant que nous nous battions pour nos vies. Sans lui, elle serait encore vivante.

— Tu mens.

— Navré, dis-je en secouant la tête. Tu sais ce que c’est, là, dans ton petit estomac ? De la culpabilité. Et ça ne va pas te lâcher. Parce qu’au fond de toi tu sais que c’est vrai.

— Tu m’as transformé en boucher de mon propre peuple, me reproche-t-il froidement. À cause de nous, des millions de gens sont morts pendant le Siège de Mars. J’aurais pu l’éviter si j’avais deviné ta fourberie. J’ai maintenant une dette envers la Société, et elle est loin d’être payée.

Sa voix tremble. Je connais la lueur qu’il a dans les yeux. Je vois la même dans le miroir, sous la lumière cruelle d’une salle de bains, quand je me réveille d’un cauchemar. Comme à lui, des millions de voix me crient dans les ténèbres : Pourquoi ?

— Ce que je ne comprends pas, Virginia, reprend-il d’un ton plus calme, c’est pourquoi tu n’es pas restée pour négocier sur Phobos. Nous aurions pu nous mettre d’accord, sceller la brèche qui nous sépare, nous concentrer sur notre ennemi. Cet homme voulait la perte de ton père, dit-il en me regardant lourdement. Il ne désire que la destruction des Ors. Pax est mort à cause de ses mensonges. Ton père est mort à cause de machinations. Tu ne vois pas qu’il utilise ton cœur à ses fins ?

— Oh, pitié ! renifle Mustang d’un ton méprisant.

— J’essaie seulement de…

— Ne me prends pas de haut, poète. C’est toi le pleurnichard, ici, pas moi. Je ne suis pas ici par amour, par devoir ou par honneur. Je suis ici pour la justice, qui repose sur des faits, réplique-t-elle, l’air féroce.

À ses paroles, les Seigneurs des Lunes se raidissent, mal à l’aise. Elle les désigne d’un mouvement de menton.

— Ils savent que je crois en leur indépendance. Ils savent que je suis une réformatrice. Ils savent que je suis suffisamment intelligente pour ne pas faire l’amalgame entre les deux, ou pour confondre mes émotions avec mes convictions. Contrairement à toi. Alors, puisque tes petits discours rhétoriques vont tomber droit dans l’oreille d’un sourd, est-ce que tu peux nous les épargner et présenter tes conditions, histoire qu’on avance dans cette guerre ?

Roque lui jette un regard noir. Romulus esquisse un sourire, avant de demander :

— Vous voulez ajouter quelque chose, Darrow ?

— Je pense que Mustang a fait le tour de la question.

— Très bien. Dans ce cas, je vais commencer. Je vous laisserai ensuite la parole. Vous êtes tous les deux mes ennemis. L’un m’accable de grèves, de propagande anti-sociétale et d’émeutes ; l’autre assiège ma planète. Cependant vous voici devant moi, aux confins du monde habité, pour réclamer mon aide et mes vaisseaux. Vous voyez l’ironie de la situation. Je n’ai donc qu’une question : que m’offrez-vous en retour ? Imperator, dit-il à Roque, je vous en prie, commencez.

— Honorables seigneurs, la Souveraine déplore, tout comme moi, ce conflit entre nos peuples. Bien qu’il résulte d’une longue divergence d’opinions, elle espère que le Noyau et la Bordure pourront oublier leur débat futile sur le commerce et les impôts pour s’unir contre un mal bien plus dangereux et pernicieux : la démokratie, ce noble mensonge d’égalité. Vous avez vu comment elle a déchiré Mars, où Adrius au Augustus défend noblement les intérêts de la Société…

— Noblement ? répète Romulus.

— Efficacement, rectifie Roque. Néanmoins, l’épidémie s’est répandue. Nous avons une chance, à présent, de l’éradiquer avant qu’il ne soit trop tard. Malgré nos désaccords, nous descendons tous des Conquérants de la Terre. En souvenir de ce passé commun, la Souveraine propose de cesser les hostilités. En échange, elle réclame l’aide de votre armée pour détruire la menace Rouge qui cherche à nous anéantir.

« Une fois la guerre terminée, elle retirera ses forces de Jupiter, mais pas de Saturne ou d’Uranus. (Le Haut-Gouverneur de Titan pousse un grognement méprisant.) Elle acceptera, de bonne foi, d’écouter vos revendications concernant vos taxes et vos tarifs d’exportation. Elle vous accordera les mêmes privilèges que les compagnies minières du Noyau. Et elle vous offrira un nombre égalitaire de sièges au Sénat.

— Et la révision de son processus d’élection ? demande Romulus. Elle n’a jamais été élue, pas officiellement.

— Elle s’en occupera après la nomination des nouveaux Sénateurs. En outre, les Chevaliers Olympiques seront désormais désignés par les Hauts-Gouverneurs, comme vous l’avez réclamé.

Mustang laisse échapper un rire froid.

— Pardonnez-moi si je semble sceptique, mais… Ce que tu nous racontes, Roque, c’est que la Souveraine acceptera tout ce qu’ils veulent, jusqu’à ce qu’elle puisse à nouveau dire non. Méfiez-vous, mes amis, dit-elle avec un soupir comique. Ma famille a déjà fait les frais des promesses d’Octavia.

— Qu’en est-il d’Antonia au Julii ? demande Romulus en prenant note du scepticisme de Mustang. Allez-vous nous la livrer ? Pourrons-nous la juger pour les meurtres de mon père et de ma fille ?

— Je vous l’amènerai en personne.

Romulus semble satisfait de ces conditions. Les commentaires de Roque sur les Rouges ont fait mouche. Les termes qu’il propose – ni trop, ni trop peu – sont plausibles et concrets. Tout ce que j’ai à lui opposer, c’est un rêve vague et périlleux. Romulus m’observe, attendant que je prenne la parole. Je me lance :

— Nonobstant nos Couleurs, nous avons beaucoup en commun. La Souveraine est une femme de discours. Je suis un homme d’épée, de stratégie et de métal, comme vous. Il s’agit de mon sang. De ma vie. Regardez comme j’ai grimpé vos échelons, sans faire partie des vôtres. Regardez comment j’ai conquis Mars. Ma Pluie de Fer a fait pâlir celles des siècles passés. Mes seigneurs, dis-je en me penchant vers eux, je vous offre l’indépendance que vous méritez. Sans demi-mesures. Sans délai. Une coupure permanente de Luna. Plus de taxes. Plus de service obligatoire dans le Noyau pour vos Gris et vos Obsidiens. Plus de Babylone pour vous commander à sa guise.

— C’est une promesse audacieuse, observe Romulus.

Son calme, face à l’insulte de se faire offrir sa liberté par un Rouge, est tout à son honneur. Roque monte au créneau :

— Dites plutôt farfelue. Darrow ne s’en sort, et ne s’en est sorti, que grâce aux gens qui l’entourent.

— Je confirme ! dit joyeusement Mustang.

— Et ils m’entourent toujours, Roque, rétorqué-je. Qui t’entoure, toi ?

— Personne, répond Mustang à sa place. Seulement cette bonne vieille Antonia, la petite collabo de mon frère.

Sa remarque les perturbe, Roque y compris. Je reprends :

— Mes seigneurs, vous avez les meilleurs chantiers spatiaux du Système. Mais vous avez commencé votre guerre trop tôt, avec trop peu de vaisseaux et d’hélium 3, en pensant que la Souveraine ne répliquerait pas aussi vite. Cependant, la Souveraine a également commis une erreur. Ses autres flottes sont restées dans le Noyau pour la défendre contre Orion. Or, Orion est avec moi. Ici. Ainsi que les vaisseaux que j’ai volés au Chacal. Ensemble, ils forment la flotte avec laquelle je vais éradiquer l’Armada du Lion des étoiles.

— Tu n’en as pas assez pour cela, réplique Roque.

— Tu ne sais pas combien j’en ai. Ni où ils se cachent.

— Combien en a-t-il ? demande Romulus à Mustang.

— Suffisamment.

— Romulus, Roque veut vous faire croire que je ne suis que paroles, que je brûlerais aussi vite qu’un feu de paille. Est-ce l’impression que je vous donne ? Vous vous moquez du Noyau, comme je me moque de la Bordure. Cet endroit n’est pas chez moi. Je ne suis pas votre ennemi. Je ne me bats pas contre les Ors, je me bats contre ceux qui gouvernent mon foyer. Aidez-moi à détruire l’armada, et vous aurez votre indépendance. Faisons d’une pierre deux coups. Ensuite, même si j’échoue contre Octavia dans le Noyau, il lui faudra tout de même des décennies pour rassembler l’argent, les vaisseaux, les hommes et les officiers nécessaires à vous envahir de nouveau.

Les Seigneurs des Lunes m’écoutent. Il me reste une chance. Roque tente de me tourner en dérision.

— Vous pensez vraiment que ce… « libérateur » abandonnera les Rouges du Noyau ? Les lunes galiléennes contiennent plus de cent cinquante millions de ces prétendus esclaves !

— Si je pouvais les libérer, je le ferais, dis-je sincèrement. Mais c’est impossible. J’en ai le cœur brisé, parce que ce sont mes frères, mais un meneur doit savoir faire des sacrifices.

Ma réponse récolte des hochements de tête approbateurs. Je suis leur adversaire, mais ils respectent ma loyauté envers les miens, ainsi que ma douleur. C’est étrange de lire un tel respect dans leurs yeux. Je n’y suis pas habitué de la part des Ors qui savent qui je suis.

— Je connais cet homme mieux que vous ! proteste Roque. Je le connais comme un frère et un menteur. Il dirait n’importe quoi pour nous fractionner.

— Contrairement à la Souveraine qui ne ment jamais.

Ma remarque prononcée d’un ton léger les fait rire. Roque insiste.

— La Souveraine respectera ses engagements.

— Comme elle l’a fait avec mon père ? lance Mustang d’un ton coupant. Alors qu’elle prévoyait de le tuer au gala de Luna ? J’étais sa lancière. Elle m’a menti en me regardant droit dans les yeux. Et pourquoi ? Parce qu’il chipotait au sujet de ses décisions politiques. Imaginez ce qu’elle fera à des hommes qui lui ont déclaré la guerre !

— Oyez, oyez ! applaudit le Haut-Gouverneur de Triton.

— Vous préférez faire confiance à un traître ? demande Roque. Un terroriste ? Depuis six ans, il conspire pour détruire la Société ! Sa vie entière n’est qu’un mensonge. Comment pouvez-vous le croire ? insiste-t-il tristement. Comment lui, un Rouge, pourrait-il défendre vos intérêts ? Nous sommes des Auréats, mes frères, mes sœurs. Les protecteurs de l’humanité. Les gardiens de la paix. Les successeurs d’une race irresponsable qui a failli anéantir sa planète. Ne laissez pas Darrow vous entraîner vers une nouvelle ère de ténèbres. Ses hommes détruiront les merveilles que nous avons créées pour apaiser leur faim. Aidez-moi à les en empêcher, ici, maintenant. Rassemblons-nous, comme nous sommes supposés le faire. Pour nos enfants. Quel monde voulez-vous leur laisser ?

Il pose la main sur son cœur, et continue :

— Je suis un homme de Mars. Comme vous, je n’ai que peu d’amour pour le Noyau. Depuis toujours, Luna pille ma planète. Les choses doivent changer. Elles vont changer. Mais pas à la manière de Darrow. Il voudrait brûler une maison pour réparer une fenêtre. Non, mes amis, nous devons faire mieux. Oublier nos différends politiques. Nous souvenir des principes de l’Âge d’Or. Plus que tout, Auréats, nous devons être unis.

Plus il continuera, plus il aura de chances de les convaincre. Mustang le sait comme moi. Déjà, je sens que je vais devoir faire le sacrifice que j’espérais éviter. Leurs yeux sont enflammés de patriotisme, mais aussi de peur. Peur d’une révolte. Peur de moi.

En diffusant la vidéo de mon sculptage, en déclarant la guerre aux Ors, Sevro a commis une erreur. Il a transformé les Fils d’Arès en menace. Avant, nous n’étions qu’une idée. Les Ors continuaient de se battre entre eux. À présent, Roque attise la pensée qui leur trotte tous en tête : et si les esclaves décidaient de prendre ce qui m’appartient ?

Quand mon oncle m’a donné ma sangLame, il m’a dit qu’elle me sauverait la vie, bien qu’au prix d’un membre. Tous les mineurs le savent depuis leur premier jour dans les tunnels : le sacrifice en vaut la peine. Il est temps d’appliquer ce principe, même si je n’en serai jamais pardonné.

— Je vous donnerai les Fils d’Arès, dis-je d’une voix rauque. (Derrière le discours de Roque, personne ne m’entend. Personne, sauf Mustang.) Je vous donnerai les Fils d’Arès ! dis-je d’une voix plus forte.

Le silence se fait autour de la table. La chaise de Romulus craque quand il se penche vers moi.

— Que voulez-vous dire ?

— Je vous l’ai dit : la Bordure ne m’intéresse pas. Je vais vous le prouver. Votre territoire contient trois cent cinquante cellules des Fils d’Arès. Ce sont eux qui organisent les grèves sur vos chantiers, le sabotage de vos centrales d’épuration, l’annulation du ramassage de vos ordures. Si vous me livrez à Octavia, les Fils continueront de vous harceler pendant des dizaines, voire des centaines d’années. Cependant, si vous m’aidez à détruire cette foutue flotte, je vous donnerai le nom du premier au dernier d’entre eux. J’abandonnerai les bassesCouleurs de la Bordure, je rentrerai dans le Noyau, et je vous promettrai de ne jamais remettre le pied sur vos lunes.

En face de moi, Roque me fixe d’un air horrifié.

— C’est de la folie. Non ! Il ment !

Je ne mens pas. J’ai déjà ordonné aux Fils d’évacuer les cellules. Peu en réchapperont. La plupart seront capturés, torturés et tués. C’est le risque – et le fardeau – de tout chef. Mais, oh, quel impact ont mes mots sur les Seigneurs des Lunes ! Je profite de mon avantage :

— L’Imperator vous demande de céder. N’en avez-vous pas assez, mes seigneurs ? De ramper devant un trône qui se trouve à six cents millions de kilomètres de chez vous ? (Ils acquiescent.) La Souveraine prétend que je suis une menace. Qui a bombardé vos cités ? Qui a tué des millions de vos hommes, de vos femmes ? Qui a gardé vos enfants en otage sur Luna ? Qui a assassiné vos familles sur Mars ? Qui a brûlé une lune entière ? Moi ? Les Rouges ? Non. Votre ennemi le plus cruel, le plus redoutable, c’est l’avidité du Noyau.

— C’était une autre époque ! se défend Roque.

— C’était la même femme, dis-je d’un ton mauvais. Qui a détruit Rhéa ? Octavia l’a oubliée, parce qu’elle ignore la Bordure depuis trop longtemps. Mais vous, vous voyez son fantôme toutes les nuits dans le ciel, n’est-ce pas ?

La vieille Or, à côté de Romulus, me dévore du regard. Roque tombe droit dans le piège que Mustang m’a aidé à lui tendre.

— Rhéa était une erreur. Elle ne se reproduira pas. Jamais.

— Jamais ? répète Mustang en refermant le piège sur lui. Véla, mon amie, pourriez-vous allumer ma tablette ? demande-t-elle à la femme qui se tient en retrait, sur le perron de la demeure, entourée de plusieurs autres Ioniens.

— N’entrez pas dans son jeu, prévient Roque.

— Mon jeu ? Je parle de faits, Imperator. Puis-je les présenter, ou doit-on s’en tenir à la rhétorique ? Pour ma part, je me méfie des gens qui redoutent les faits. Vous voulez bien l’allumer pour moi, Véla ? Le code est L17L6363.

Elle sourit, amusée par ma surprise – le code correspondait à mon numéro de prisonnier. Véla regarde son frère.

— Elle pourrait envoyer un message à Barca.

— Éteignez ma connexion, réplique Mustang. Ensuite, allez voir dans les dossiers, le document no 3, s’il vous plaît.

Romulus hoche la tête. Véla s’exécute. Les premières secondes, elle plisse les yeux, ne comprenant pas ce qu’elle voit. Puis elle commence à lire. Ses lèvres s’agitent silencieusement. Ses bras se couvrent de chair de poule. Le reste de la tablée l’observe, de plus en plus anxieux.

— Révélateur, n’est-ce pas, Véla ? demande Mustang.

— Montre-nous, ordonne Romulus.

Véla jette un regard haineux à Roque, qui ne comprend rien du tout, et tend la tablette à son frère. Son visage reste impassible tandis qu’il parcourt les données. J’ai utilisé les informations de Cassius pour porter un coup fatal à sa maîtresse ; même si Mustang a jugé qu’il serait préférable que leur source officielle soit ses agents, afin de renforcer sa relation avec Romulus.

— Projette-le, dit ce dernier en lançant la tablette à Véla.

— Romulus, s’indigne Roque, qu’est-ce que…

Ses mots s’éteignent devant l’hologramme de l’astéroïde S-1988, groupe de Karin, famille de Coronis, Ceinture de Kuiper, situé sur la route de Mars à Jupiter. Le rocher tournoie au-dessus de la table. La série de données vertes qui s’affiche en dessous signe la fin d’Octavia. Il s’agit de rapports, falsifiés par la Société, pour équiper un astéroïde a priori dénué d’installations. Une liste de livraisons, validée en haut lieu, montre que beaucoup de transports s’y sont rendus.

L’hologramme suivant est un enregistrement de la mission que j’ai dépêchée durant notre trajet vers Io. Un vaisseau approche d’entrepôts déserts. Un groupe de Rouges équipés de propulseurs, mon oncle à leur tête, examine des hangars, en apesanteur. Leurs compteurs Geiger, intégrés dans leurs casques, crépitent allègrement. Le taux de radioactivité est bien supérieur à celui permis par la réglementation sociétale.

Romulus dévisage Roque.

— Si Rhéa était une erreur, pourquoi avez-vous vidé un entrepôt d’armes nucléaires en vous rendant ici ?

Roque essaie de trier tout ce qu’il vient de voir et les conséquences qui en découlent. Les preuves sont flagrantes. Il tente de saupoudrer son mensonge d’un brin de vérité.

— Nous n’avons pas visité l’entrepôt ! Les Fils d’Arès l’ont pillé il y a des mois. Ces informations sont fausses !

Est-il sincère ? Si oui, la Souveraine lui a menti, sans doute pour dissimuler la mutinerie du Chacal. Une décision qu’elle paie maintenant chèrement. Roque n’est absolument pas préparé à se défendre. Romulus ne remarque qu’une chose :

— Par conséquent, il y a bien un entrepôt. Dites-moi, Imperator Fabii, pourquoi la Souveraine a-t-elle stocké des armes nucléaires à mi-chemin entre Luna et la Bordure ?

À présent, Roque regrette amèrement son aveu.

— Cette information est classifiée.

— Vous plaisantez, j’espère ?

— L’armée sociétale est responsable de la sécurité de…

— Dans ce cas, ces armes devraient être sur une base. Cette fraction de la ceinture d’astéroïdes se trouve exactement sur le passage d’une flotte qui se rendrait, disons, sur Jupiter lorsque son orbite l’approche du Soleil. Jupiter ou ses lunes.

— Romulus, je sais que cela donne l’impression…

— Oui, jeune Fabii ? Pour moi, cela donne l’impression qu’en dernier recours vous étiez prêts à nous rayer de la carte. Nous. Vos frères et vos sœurs.

— Ces données sont clairement falsifiées…

— Mais l’entrepôt existe.

— Oui, admet Roque. Il existe.

— Ainsi que ces ogives nucléaires. D’une puissance ravageuse.

— Elles sont à but sécuritaire.

— Mais le reste est un mensonge ?

— Oui.

— Pour être clair, vous ne transportez pas de quoi annihiler nos quatre lunes ?

— Non, rétorque Roque. Nous ne possédons que des ogives d’affrontement spatial, de cinq mégatonnes maximum. Romulus, sur mon honneur, je…

— Le même honneur qui vous a laissé trahir votre ami ? demande Romulus en me désignant. Ou l’honorable Lorn ? Mon allié, Augustus ? Mon père, Révus ? Ce même qui vous a permis de regarder, sans réagir, ma fille se faire piétiner par une sociopathe matricide, elle-même sous les ordres d’un sociopathe parricide ?

— Romulus…

— Non, Imperator Fabii. Vous ne méritez plus le privilège d’utiliser mon prénom. Vous traitez Darrow de barbare, de menteur. Pourtant, il semble le seul à s’exprimer à cœur ouvert. Je n’entends que des mensonges sortir de votre bouche. Vous vous cachez derrière votre éducation, derrière vos manières…

— Haut-Gouverneur Raa, vous devez m’écouter ! Je…

— Assez ! hurle Romulus en bondissant sur ses pieds et en frappant sur la table. Assez d’hypocrisie, assez de manigances, espèce de petit pleurnichard obséquieux ! Si vous n’étiez pas mon invité, dit-il en tremblant de rage, je vous aurais jeté mon gant avant de vous émasculer sur la Place Sanglante. Votre génération a oublié ce que c’est qu’être un Or. Vous ne pensez qu’à mendier des miettes de pouvoir. Et pour quoi ? Pour ces ailes sur vos épaules ? « Imperator », raille-t-il. Pauvre morveux. J’ai pitié d’un monde où vos égaux décident du sort d’hommes tel qu’Arcos. Vos parents ne vous ont jamais rien enseigné ? La fierté n’est rien sans honneur. L’honneur n’est rien sans vérité. L’honneur n’est ni parole ni contrat : l’honneur est choix et action.

Il se frappe la poitrine. Il l’ignore, mais Roque a tout appris dans ses livres, auprès de ses tuteurs.

Ce dernier tente encore :

— Dans ce cas, ne faites pas cela…

— Octavia en est la seule responsable, réplique Romulus, déjà indifférent. Une seconde fois, elle préférerait nous voir brûler plutôt que nous accorder notre liberté.

Mustang ne peut s’empêcher de sourire. Le Seigneur des Lunes est en train d’échapper à Roque. La voix de ce dernier se fait moins policée, plus menaçante. J’en ai le cœur brisé. Dire qu’un jour cette voix m’a défendu, l’entendre maintenant défendre une Société qui ne fait que l’utiliser…

Je me suis longtemps demandé pourquoi Fitchner avait sélectionné Roque pour la Maison Mars. Jusqu’à sa trahison, je pensais qu’il n’existait pas d’âme plus tendre que la sienne. Mais voilà que l’Imperator dévoile son courroux.

— Haut-Gouverneur Raa, écoutez-moi attentivement, ordonne-t-il. Vous faites erreur si vous pensez que je suis venu dans l’intention de vous détruire. Mon but est la survie de la Société. Ne laissez pas Darrow vous manipuler. Vous valez mieux que cela. Si vous acceptez l’offre de la Souveraine, la paix régnera pendant des siècles. Mais si vous choisissez de rejeter l’armistice, je ne vous ferai aucun quartier. Votre flotte part en lambeaux. Celle de Darrow, où qu’elle se cache, n’est qu’un ramassis de déserteurs naviguant dans des vaisseaux volés. Je commande l’Armada de l’Épée. Je suis la main de fer de l’armée, la fureur de la Société. Vous savez de quoi mes vaisseaux sont capables. Vous ne disposez d’aucun commandant assez doué pour me faire face. Ma flotte plongera vos cieux dans les ténèbres.

« Si vous trahissez votre Couleur, votre Entente et votre Société, je ferai brûler Ilium. Mes chevaliers se déverseront dans vos cités. La cendre des incendies étouffera vos enfants. Je vous annihilerai. Je traquerai, personnellement, tous les gens que vous avez connus et je rayerai leur lignée du monde. Je le ferai avec le cœur lourd, mais je suis un homme de Mars, un homme de guerre. Mon courroux sera sans pitié. Prenez ma main, dit-il en tendant la sienne, sur laquelle brille le loup affamé de Mars. Pour la sauvegarde de votre peuple et celle des Ors, prenez ma main. Ou c’est sur les cendres de votre maison que je construirai une nouvelle ère de paix.

Romulus contourne la table pour se retrouver face à lui. La main fine de Roque est toujours tendue entre eux. Romulus saisit son rasoir et le raidit. Sur la lame dansent des images de la Conquête de la Terre. Sa famille est aussi ancienne que celles de Mustang et d’Octavia. Avec son épée, il s’entaille la paume de la main. Puis il aspire le sang qui en coule et le crache au visage de Roque.

— Je déclare une vengeance de sang. Fabii, si nous nous rencontrons à nouveau, l’un de nous périra. Si nous nous retrouvons dans la même pièce, l’un de nous cessera de respirer. (Il n’y a qu’une réponse possible à sa déclaration formelle et froide : Roque incline la tête.) Véla, ramène l’Imperator à sa navette. Il doit préparer sa flotte pour la bataille.

— Romulus, vous ne pouvez pas le laisser partir ! proteste Mustang. Il est trop dangereux !

— Je suis d’accord, dis-je. Gardez-le prisonnier. Vous le relâcherez après la bataille.

Ma motivation est différente de celle de Mustang. Si je peux épargner Roque dans l’affrontement, je le ferai. Je ne veux pas de son sang sur mes mains.

— Nous sommes ici chez moi, répond Romulus. Et c’est ainsi que nous nous conduisons. Je lui ai promis l’immunité. Il l’aura.

Roque, avec la même serviette qu’il utilisait en dégustant son cheese-cake, essuie le sang et la salive sur ses joues. Puis il emboîte le pas à Véla. Il s’arrête sur le perron de la demeure. Je ne sais pas si ses dernières paroles s’adressent aux Ors ou à moi, mais elles resteront gravées dans l’histoire :

Mes frères, mes sœurs, jusqu’au dernier,

Ô malheur sur nos tragiques destinées,

Devant vos tombes, j’irai pleurer,

Car de ma main je vous y aurai couchés.

Il s’incline ensuite légèrement.

— Merci pour votre hospitalité, Haut-Gouverneur. Nous nous reverrons prochainement.

Roque quitte l’assemblée. Romulus ordonne à Véla de le retarder jusqu’à mon départ, puis il se tourne vers ses lanciers.

— Prévenez mes Imperators et mes Praetors. Réunion holographique dans vingt minutes. Nous avons un plan de bataille à préparer. Darrow, si vous voulez bien contacter vos officiers…

Je l’ignore, songeant encore à Roque. J’ai conscience qu’en le laissant partir je mets mon peuple en danger, mais, surtout, je risque de ne jamais le revoir, de ne jamais lui dire tout ce qui m’étouffe.

— Vas-y, dit Mustang en comprenant mes pensées.

Je bondis sur mes pieds, m’excuse, et rattrape Roque alors qu’il enfile ses bottes dans le jardin. Véla et plusieurs Ioniens l’entraînent déjà vers le portail.

— Roque !

Quelque chose dans ma voix le fait hésiter.

— Quand t’ai-je perdu ? dis-je en le rejoignant.

— Quand Quinn est morte.

— Tu voulais déjà me tuer avant de savoir que j’étais un Rouge ?

— Or, Rouge, je m’en moquais. Ton âme est noire, Darrow. Quinn et Léa étaient de bonnes personnes. Tu les as utilisées. C’est ainsi que tu fonctionnes : tu pompes la vie de tes amis, puis tu les abandonnes derrière toi, convaincu que chaque mort te rapproche de ton but. L’histoire est remplie d’hommes comme toi. La Société a ses défauts, mais sans son ordre, sans sa hiérarchie… l’homme n’a aucune chance.

— Et c’est ton droit de décider pour nous tous ?

— Oui. Mais si tu me bats, il deviendra le tien.

Du sang coule de la main de Mustang.

Une voix d’enfant résonne autour de nous.

— Mon fils, ma fille, à présent que tu saignes tu ne connaîtras ni peur ni défaite.

Une jeune vierge, les cheveux blancs, pieds nus sur le sol froid de métal, circule entre les géants agenouillés, une dague de fer ensanglantée à la main.

— Seulement la victoire.

Autour d’elle, les armures des Ors brillent des exploits de leurs ancêtres. Elle entaille la main déjà sanglante de Romulus. Il a fermé les yeux. Son armure, en forme de dragon, est blanche et lisse comme de l’ivoire. Dans son autre main, il tient celle de son fils aîné, qui vient de finir Primus de l’Institut de Ganymède. Les yeux du garçon étincellent. Il porte une cape blanche comme neige. Si seulement cette jeune âme intrépide savait ce qui l’attend ! Sa cousine, plus âgée, se tient à son côté, la main sur son genou. Puis vient son cousin, et le reste de sa famille, qui forment une longue chaîne sur la passerelle du vaisseau.

— Ta lâcheté quittera ton corps. Ta fureur resplendira.

Plusieurs enfants suivent la Blanche, portant les trois symboles des Ors : le sceptre, l’épée et un parchemin couronné d’un laurier. Elle s’arrête devant Kavax et sa plus jeune fille, Thraxa, qui a hérité du rire, des cheveux fous et des taches de rousseur de son père, ainsi que de la gentillesse de Pax.

— Lève-toi, enfant d’Ilium, guerrier des Ors, et que la force de ta Couleur te guide.

Deux cents Ors se relèvent, Mustang et Romulus à leur tête, encadrés par les Télémanus et les héritières d’Arcos. Mustang étale le sang sur son visage. Les deux cents tueurs l’imitent. Pas moi. Assis dans un coin avec Séfi, je regarde les Ors de notre flotte unifiée honorer leurs ancêtres. Réformateurs martiens et tyrans jupitériens, nous sommes tous réunis à bord du vaisseau-amiral de Mustang, le Dejah Thoris, un fameux cuirassé vieux de deux siècles.

Mustang prend la parole :

— La bataille d’aujourd’hui décidera du sort de notre Société. Nous en sortirons soit libres, soit esclaves du règne d’un tyran. (Elle entame ensuite la liste traditionnelle de nos ennemis.) Roque au Fabii. Scipia au Falthe. Antonia au Severus-Julii. Cyriana au Tanus (le vrai nom de Chardon). Voici les vies recherchées.

C’est la deuxième fois que j’assiste à cette bénédiction, et sans doute pas la dernière. Elle n’a rien perdu de son éclat, de la grandeur qui caractérise ce peuple remarquable. Car les Ors ne vont pas à la mort par amour, ou pour se retrouver dans la Vallée, mais pour la gloire. Leur race est unique. Après des mois passés parmi les Fils d’Arès, j’ai tendance à les voir moins comme des démons que comme des anges déchus : précieux, brillant d’une ultime lueur éblouissante avant de disparaître. Combien de temps leur reste-t-il avant que leur monde ne s’éteigne ?

Du côté de nos ennemis, Roque va réciter aussi nos noms. Le prix sur la tête du Faucheur sera gloire, argent et respect. De jeunes loups aux yeux affamés, à peine sortie de l’Institut, se prépareront à me traquer, à se forger une renommée. Des légionnaires Gris se mêleront à la chasse. À l’image de leurs maîtres, ils me voient comme une menace envers la Société, envers cette union à laquelle ils ont consacré leurs vies. Des Obsidiens, alléchés par la promesse de Roses et de banquets, se lanceront dans la compétition. Je ne serai pas leur seul gibier. En attaquant, ils chanteront le nom de Sevro, de Mustang, de Ragnar, dont ils ignorent encore la mort. Ils chercheront les Télémanus, Victra, Orion et mes Hurleurs.

Cependant, ils ne les trouveront pas. Ils ne les prendront pas. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est moi qui prends.

Je me redresse pour observer mes alliés. Je suis un golem de métal : deux mètres de hauteur, cent soixante kilos de muscles engoncés dans une armure rouge sang. Mon rasoir s’enroule autour de mon avant-bras. Ma main gauche est armée d’un Poing à impulsion. Je suis équipé pour le combat rapproché, pas pour la vitesse. Derrière moi, vêtue de l’armure de son frère, Séfi est monstrueuse. Ses yeux brillent de haine en examinant les Ors.

J’ai besoin que mes nouveaux alliés la voient. Nous voient. Qu’ils sachent, sans l’ombre d’un doute, que le Faucheur est vivant. Certains ont participé à ma Pluie de Fer. Beaucoup me regardent avec haine. Un petit nombre d’entre eux me saluent – mais dans leurs yeux brille un mépris qui ne s’effacera jamais. C’est pour cela que j’ai besoin de Séfi : en l’absence d’amour, je me contenterai de leur peur.

On m’annonce que l’Armada de l’Épée a quitté l’orbite d’Europe. Je fais mes adieux à Romulus et à sa coterie de Praetors, qui nous ont aidés à préparer notre plan. Romulus me serre fermement la main. Il ne m’aime pas, mais il me respecte. Le sentiment est mutuel. Dans la soute du vaisseau, je salue Mustang et les Télémanus. Les navettes qui décollent, ramenant les Ors vers leurs vaisseaux, font trembler le sol sous nos pieds.

— J’ai l’impression de passer mon temps à vous dire au revoir, dis-je à Kavax qui vient de soulever Mustang comme une poupée pour l’embrasser sur le front.

— Au revoir ? gronde-t-il avec un grand sourire. Si nous gagnons aujourd’hui, ce sera le début d’un long bonjour. Après tout, il nous reste plein d’aventures à vivre !

— Je ne sais pas comment vous remercier.

— Pour quoi ? demande Kavax, confus comme souvent.

— Pour votre gentillesse ? Vous avez veillé sur ma famille alors que je ne suis pas l’un des vôtres…

— Pas l’un des nôtres ? répète-t-il, soudain grave. Idiot. Petit idiot. Mon fils t’a fait l’un des nôtres. Elle t’a fait l’un des nôtres, dit-il en regardant Mustang qui discute avec une des belles-filles de Lorn. Alors je le déclare aussi. Tu fais partie des nôtres. C’est tout.

Les larmes me montent aux yeux. Il laisse Sophocle sauter de ses bras. Le renard me tourne autour deux fois, puis s’appuie contre mes jambes pour fouiller dans une articulation de mon armure. Il en sort un bonbon. Derrière son père, Thraxa pose un doigt sur ses lèvres. Les yeux du titan s’éclairent de joie.

— Qu’est-ce que tu as trouvé là, Sophocle ? Oh, pastèque, ton parfum préféré ! Tu vois ? Il nous offre sa bénédiction, lui aussi, me lance-t-il tandis que le renard remonte sur ses épaules.

— Merci, Sophocle, dis-je en grattant les oreilles de l’animal.

Kavax me serre une dernière fois dans ses bras.

— Prends soin de toi, Faucheur. À la pêche ? crie-t-il du haut de la rampe de sa navette.

— Quoi ?

— Est-ce que les Rouges vont à la pêche ?

— Je n’ai jamais essayé.

— Il y a une rivière dans mon domaine, sur Mars. Nous irons, toi et moi, quand tout sera terminé. Je t’apprendrai à lancer ta ligne et à reconnaître un brochet d’une truite.

— J’apporterai le whisky.

— Ah ! Comme ça, nous nous enivrerons ensemble. Parfait !

Il disparaît dans la navette, un bras autour des épaules de Thraxa, appelant ses filles pour leur narrer les exploits de Sophocle.

— Je pense que c’est le plus chanceux d’entre nous, dis-je à Mustang qui s’approche.

Ensemble, nous regardons les Télémanus décoller.

— C’est ridicule de te rappeler de faire attention ?

— Je promets d’être sage, dis-je avec un clin d’œil. Les Valkyries seront avec moi. Je doute qu’on nous cherche des noises.

Elle jette un coup d’œil à Séfi qui, un peu plus loin, admire les navettes qui décollent. Mustang semble vouloir me dire quelque chose, mais elle hésite. Elle effleure mon plastron.

— Tu n’es pas invincible. N’oublie pas. Certains d’entre nous aimeraient te voir revenir en un seul morceau.

— « Nous » ? Je croyais qu’il n’y avait plus de « nous ».

— Reviens, et on en reparlera, réplique-t-elle. Après tout, à quoi bon tout ça si tu ne survis pas ? C’est compris ?

— Compris.

— Vraiment ? demande-t-elle en plongeant ses yeux dans les miens. Je ne veux plus être seule. Alors reviens.

Elle tapote mon armure, avant de tourner les talons.

— Mustang !

Je l’attrape par le bras pour l’attirer vers moi. Avant qu’elle ne puisse ouvrir la bouche, au milieu des rugissements des moteurs et des relents d’huile, je l’embrasse. Ce n’est pas un baiser délicat, mais affamé, avide de sentir la femme sous la carapace de la Politico. Elle se presse contre mon armure. Un frisson de frayeur me parcourt à l’idée que c’est peut-être la dernière fois. Nos lèvres se séparent, mais je ne m’écarte pas, m’enivre de l’odeur de ses cheveux, lutte contre le poids qui écrase ma poitrine.

— À très bientôt.

À bord du Pax, ayant repris mon rôle du Faucheur, je tourne comme un lion en cage, impatient et furieux.

— Virga, les Hurleurs sont en position ?

Mon nouveau lieutenant de pont possède le même nom que mon ancienne pilote. L’effet est perturbant. Dans les fosses qui bordent la passerelle, mes Bleus, en effectifs réduits, chuchotent entre eux. Les écrans illuminent leurs crânes nus et leurs implants cérébraux. Le capitaine Pelus, un ancien lieutenant du Pax à l’allure débraillée, attend mes instructions. Virga relève la tête de sa console.

— Oui, monsieur. L’avant-garde de la flotte ennemie sera à portée de tir dans quatre minutes.

La toute-puissance des Ors se dessine dans l’espace : une vague de particules blanches, interminable, que j’aimerais pouvoir balayer d’un revers de bras. Mes propres vaisseaux sont divisés en trois groupes au-dessus du pôle Nord d’Io. Mustang et Romulus s’occupent du Sud. Séparées par huit mille kilomètres, nos deux moitiés de flotte observent celle du Seigneur Cendré franchir la distance qui nous sépare d’Europe, prête à livrer bataille.

— Croiseurs ennemis à dix mille kilomètres, confirme un Bleu.

Pas de prélude au sein de ma flotte : pas de cérémonie, pas de bénédiction. Comparés aux Ors, nous semblons terriblement simples, rudimentaires. Néanmoins, un lien puissant nous unit et nous donne du courage. Un lien que j’ai observé dans la salle des machines, aux stations de combat, sur la passerelle…

Notre rêve commun.

— Passez-moi Orion, dis-je sans me retourner.

Un hologramme de la Bleue, corpulente et caustique, apparaît devant moi. Elle se trouve à cinquante kilomètres de là, dans le ventre du Cri de Perséphone, un de mes trois cuirassés. Assise dans un fauteuil adapté à sa morphologie, elle est connectée aux officiers de la flotte, à l’exception de ceux de mes forces spéciales. Depuis plusieurs mois, elle rallie des Bleus du Noyau à sa cause, de façon à pourvoir tous les vaisseaux volés au Chacal. Une grande partie de la bataille repose sur ses épaules, ainsi que sur la flotte de pirates qu’elle a constituée.

— Jolie flottille, sifflote-t-elle en parlant de nos ennemis. Ah, j’aurais dû ignorer votre appel ! J’appréciais beaucoup ma vie de pirate.

— J’ai vu ça, oui. Ta cabine était suffisamment tape-à-l’œil pour faire rougir un Argent.

Durant ses dix-huit mois à bord du Pax, elle s’est approprié mon ancienne cabine, la remplissant du butin de ses abordages : des tapis de Vénus, des tableaux de collections privées… J’ai retrouvé un Titien coincé derrière une bibliothèque.

— Qu’est-ce que vous voulez ! J’aime les jolies choses.

— Eh bien, réussis ton coup aujourd’hui et je t’offrirai un perroquet. Ça te convient ?

— Pelus vous a dit que j’en cherchais un, c’est ça ? Bien joué, Pelus, lance-t-elle au capitaine, qui incline galamment la tête derrière moi. Pas facile d’en trouver quand on ne peut pas se permettre de visiter les planètes. On a déniché un faucon, une colombe et une chouette, mais pas de perroquet. Si vous m’en rapportez un rouge, je démolirai personnellement la passerelle du vaisseau de Severus-Julii.

— C’est noté pour un perroquet rouge.

Elle rit en acceptant le thé que lui présente un intendant.

— Bien, bien. Je suppose que je devrais retourner à la bataille. Je voulais vous dire merci, Darrow. Pour avoir cru en moi. Pour m’avoir donné ma chance. Après notre victoire, les Bleus n’auront plus de maîtres. Bonne chance, mon garçon.

— Bonne chance, amiral.

L’holo disparaît. Je jette un coup d’œil à l’écran tactique principal, devant la baie d’observation qui représente le Système de Jupiter. Quatre satellites, plus petits que les lunes galiléennes, survolent la planète à une distance rapprochée. Je me concentre sur Thébé, la plus proche d’Io. De la taille de Phobos, elle a longtemps été exploitée pour son minerai, avant de devenir une base militaire qui s’est fait détruire lors des premiers affrontements de cette guerre.

— Soixante secondes avant d’être coupés des Hurleurs, annonce Virga au moment où Victra apparaît sur la passerelle, revêtue d’une armure dorée peinte d’une sangLame écarlate.

— Qu’est-ce que tu fabriques ici ?

— Je te tiens compagnie, répond-elle innocemment.

— Tu es censée être sur la Gorgone.

— Je me suis trompée ? Ah, mince, j’ai dû me perdre, dit-elle en se mordant les lèvres. Je vais te suivre pour que ça n’arrive plus, d’accord ?

— Sevro t’a envoyée, c’est ça ?

— Son cœur n’est qu’un petit bout de charbon noir, mais il peut encore se briser. Je suis venue vérifier qu’on te traitait bien. Oh, et je voulais dire bonjour à Roque, aussi.

— Pas à ta sœur ?

— D’abord Roque, ensuite Antonia. Je sais jouer en équipe, moi aussi, dit-elle en me donnant un coup de coude.

— Virga, connectez mon casque aux Hurleurs.

— Bien, monsieur.

Mon oreillette crachote. Sur ma visière s’affichent les noms de mes hommes, leur rang, leur immatriculation, et tout ce que contient l’ordinateur central du vaisseau à leur sujet. J’active la fonction holographique de mon casque. Des images translucides de mes amis se superposent à l’ensemble.

— Quoi de neuf, chef ? Tu veux un bisou d’adieu ?

Le visage de Sevro, recouvert de peintures de guerre rouges, luit faiblement à la lueur des écrans de sa stellCoque.

— Je venais juste te border pour la nuit.

— Mouais. Tes potes auraient pu nous tailler un plus gros trou, marmonne-t-il. On est tête contre cul, ici.

— Tu veux dire que Tactus aurait aimé ça ? demande Victra, qui s’est connectée à la console des communications.

— Qu’est-ce que Tactus n’aimait pas ? dis-je en riant.

— Les vêtements, pour commencer, réplique Mustang.

Debout sur sa propre passerelle, elle porte une armure dorée avec un lion rouge rugissant sur la poitrine.

— La sobriété, pour continuer, poursuit Victra.

— Cette lune pue royalement la merde, grogne Clown depuis sa propre stellCoque. Encore pire qu’un cheval mort.

— Clown, tu es dans un robot géant qui flotte dans le vide, se moque Holiday. Je pense que ça ne vient pas de la lune.

Elle porte une large empreinte de main bleue sur le visage, sans doute offerte par une de ses Obsidiennes. Derrière sa voix, j’entends les cris et les bruits du hangar du Pax.

— C’est peut-être moi, admet Clown en reniflant. Oh ! Oui, c’est moi.

— Je t’avais dit de prendre une douche, marmonne Caillou.

— Règle no 17 des Hurleurs : seules les Nymphettes se douchent avant la bataille, déclare Sevro. Je veux mes soldats hargneux, puants et sexy. Je suis fier de toi, Clown.

— Merci, monsieur.

— Threka ! Remets la sécurité de ton arme ! crie Holiday. Maintenant ! Foutus Obsidiens. J’en fais pipi dans ma culotte…

— POURQUOI PARLONS-NOUS ET RIONS-NOUS COMME DES ENFANTS ? tonne la voix de Séfi.

— Bordel de chiotte ! jure Sevro tandis qu’un concert de protestations s’élève.

— Descends ton volume ! crie Clown à la reine.

— JE NE COMPRENDS PAS…

— Le bouton du volume d’entrée !

— LE VOLUME D’ENTRÉE ?

— « La Silencieuse », hein ? lance Victra en faisant rire Mustang.

— Séfi, baisse-toi ! Tu es trop grande. Baisse-toi !

Dans le hangar, Holiday l’aide à diminuer son volume. La reine Obsidienne dort en serrant son Poing à impulsion contre son cœur, comme un nounours, mais les techniques de communication ne sont pas son fort.

— Sinon, comme le fait remarquer la grande, il y a une raison à cette petite réunion ? ajoute Holiday.

— C’est la tradition, Holi, la taquine Sevro en imitant son accent nasillard. Fauch’ est un grand sentimental. Il va sans doute nous faire un joli discours.

— Pas de discours aujourd’hui.

Ma famille biscornue pousse des cris désappointés.

— Quoi, tu ne vas pas nous exalter à « rager, rager encor lorsque meurt la lumière » ? se moque Sevro.

Sa plaisanterie me laisse un goût amer, sachant que c’est ce que nous aurait dit Roque. Mon cœur se serre. J’aime tellement cette bande de mécréants ! Je tremble pour eux. J’aimerais les protéger du monde entier. Trouver un moyen d’enrayer la fatalité.

— Quoi qu’il arrive, souvenez-vous que nous avons la chance, aujourd’hui, de faire la différence. Vous êtes ma famille. Soyez forts. Protégez-vous les uns les autres. Et revenez vivants.

— Toi aussi, chef, dit Sevro.

— Brisez vos chaînes, lance Mustang.

— Brisez vos chaînes, répètent mes amis.

Le visage de Sevro se fait féroce :

— Hurleurs, prêts ?

— Aahhooooou ! hurlent-ils comme des bêtes sauvages.

Une par une, leurs images s’éteignent, me laissant seul dans la solitude de mon casque. J’inspire profondément, avant de réciter une prière à qui veut l’entendre. Gardez-les sains et saufs.

Je rétracte mon casque. Mes Bleus m’observent depuis leurs postes. Un petit groupe de soldats Rouges et Gris attend pour m’escorter jusqu’au hangar. Tant de destins s’entremêlent autour du mien… Combien prendront fin aujourd’hui ? Victra me sourit. J’ai l’impression d’être déjà trop chanceux pour que la journée se termine dans les rires. Elle ne devrait pas être ici. Elle devrait être dans l’autre camp, aux commandes d’un croiseur ennemi. Pourtant, comme moi, elle cherche la rédemption qu’elle ne pensait pas mériter.

— « Encore une fois sur la brèche, précieux amis », murmure-t-elle.

— Oui, « encore une fois ». (Je m’adresse à l’équipage.) Comment vous sentez-vous ?

Un silence embarrassé me répond. On échange des regards nerveux, incertains. Une jeune Bleue finit par bondir sur ses pieds.

— Prêts à massacrer ces foutus Ors… monsieur !

Ils se détendent enfin et se mettent à rire.

— Quelqu’un d’autre ? beugle Victra.

Ils rugissent en chœur. Des soldats, plus jeunes que moi ou plus vieux que mon oncle, frappent du talon sur le sol.

— Connectez-moi à la flotte, dis-je. Ainsi qu’à Vif-Argent. Qu’il fasse en sorte que les Ors sachent où me trouver.

Virga me fait signe : je suis en direct.

— Hommes et femmes de la Société, ici le Faucheur.

Ma voix se répercute dans les couloirs des cent douze vaisseaux de ma flotte, dans les cockpits de nos milliers de tranchAiles, dans les capsules-sangsues, dans les salles des machines, dans les infirmeries où des docteurs et des infirmières Jaunes se préparent à accueillir un déluge de blessés. D’ici trente-huit minutes, Vif-Argent et les Fils d’Arès réceptionneront ce message sur Mars, d’où ils pourront le transmettre jusqu’au Noyau. Peut-être serons-nous encore vivants à ce moment-là. Tout dépendra de Roque.

— Dans les mines, dans les cités ou dans l’espace, nous avons vécu dans la peur. Peur de la mort, peur de la souffrance, peur de l’échec. Aujourd’hui, nous n’échouerons pas. Nous brandissons la torche qui éclaire les ténèbres de l’humanité, et cette torche ne s’éteindra jamais. Pas tant que mon cœur et les vôtres continueront de battre.

« Certains rêvent. Certains chantent. Nous sommes le poing vengeur de notre peuple. Nous ne sommes ni Rouges, ni Bleus, ni Ors, ni Gris, ni Obsidiens. Nous sommes l’humanité. La marée qui réclame les vies qui lui ont été volées. Aujourd’hui, nous nous emparons du futur qui nous revient.

Je saisis mon rasoir et lui donne sa forme de sangLame.

— Protégez vos cœurs. Protégez vos amis. Plongez avec moi dans cette nuit noire, et je vous promets que, de l’autre côté, nous attend la lueur de l’aube. En attendant, brisez vos chaînes ! Que tous les vaisseaux se préparent au combat !

Les tambours de guerre embarqués sur la Marée du Matin, un de mes vaisseaux, jouent dans nos haut-parleurs une version martiale de la chanson interdite. Comme un cri de défi, elle accueille la première vague de l’Armada de l’Épée. Je n’ai jamais vu une flotte aussi grosse, même lors de ma Pluie de Fer. À l’époque, il ne s’agissait que d’une guerre civile, d’un conflit entre Maisons. Ici, aujourd’hui, ce sont deux peuples qui s’affrontent. Le spectacle est… grandiose, comme il se doit.

Malheureusement, Roque a étudié avec les mêmes professeurs que moi. Il connaît par cœur Azincourt, les batailles d’Alexandre le Grand et celles des armées des Huns. Il sait que la meilleure défense contre une armée supérieure est le chaos. Par conséquent, il ne surestime pas ses forces : il les divise en trente divisions plus petites, déléguant le pouvoir à ses Praetors. Ce n’est plus une masse compacte qui nous assaille, mais des nuées de frelons.

— Un vrai cauchemar, murmure Victra.

Je m’y attendais. Je pousse tout de même un juron. Lors d’une bataille spatiale, il faut choisir entre détruire ou capturer les vaisseaux ennemis. Roque semble préférer la capture. Impossible, par conséquent, de le canarder à tout-va ou d’attirer sa flotte dans un piège. Les Hurleurs n’y survivraient pas. Tout dépend de notre unique avantage : les cent mille Obsidiens entassés dans des capsules-sangsues. De ça, et du fait que Roque pense me connaître.

J’ai décidé de lui prouver qu’il ne comprend rien à la psychologie Rouge en me montrant encore plus dément qu’il ne le prévoit. Je vais mener le Pax en mission-suicide au cœur de sa flotte. Toutefois, je laisse les honneurs à Orion, qui charge avec les trois quarts de ma flotte vers l’ennemi. Les vaisseaux, pour la plupart des Foudres-de-Guerre et des corvettes de cinq cents mètres de long, se regroupent en sphères. Des missiles longue portée décollent des deux camps. Des leurres électroniques sont déployés. Puis la flotte de Roque lâche les vannes, et l’espace se remplit de missiles, de torpilles, et de bordées de canons : des milliards de crédits de munitions dépensés en quelques secondes.

Orion se rapproche de Roque. Pendant ce temps, Mustang et Romulus s’élancent du pôle Sud pour frapper les moteurs des vaisseaux, leur point le plus vulnérable. Dix escadrons ennemis se détachent aussitôt du reste pour présenter leur flanc aux Seigneurs des Lunes, les arrosant de salves. Cent mille canons tirent simultanément. Le métal déchire le métal. Les coques vomissent hommes et oxygène.

Nos vaisseaux sont construits pour encaisser. Leurs formidables carcasses sont composées de milliers de compartiments autonomes conçus pour isoler de potentielles brèches. De ces forteresses s’envolent à présent des engins individuels, qui filent à travers le no man’s land comme autant de guêpes. Certains transportent des ogives nucléaires ; d’autres, des Fossoyeurs et des mineurs qui se sont entraînés jour et nuit pour se synchroniser avec des pilotes Bleus, qui se faufilent entre les tranchAiles sociétaux.

Romulus s’écarte pour rejoindre Orion. Mustang continue droit devant elle, vers le cœur de l’ennemi, me dégageant le chemin.

À trois cents kilomètres de distance, les canons à moyenne portée ouvrent le feu, projetant leurs munitions de vingt kilos à plus de Mach 10. Les vaisseaux Ors se couvrent d’un champ de force, ainsi que d’un bouclier à impulsion bleuté. Les missiles rebondissent et se perdent dans l’espace.

Mes forces spéciales patientent en retrait. Bientôt, le champ de bataille se transformera en terrain d’abordage. Les Praetors audacieux videront leurs vaisseaux de leurs capsules-sangsues, par centaines, afin de s’emparer des bâtiments ennemis. Après la bataille, ils pourront les conserver, comme le veut le règlement spatial. Les plus prudents conserveront leurs Gris et leurs Obsidiens à bord afin de se défendre contre de possibles assaillants.

— Orion a lancé le signal, m’informe mon capitaine.

— Cap sur le Colosse. Moteurs au maximum. Pelus, dis-je tandis que le vaisseau commence à vibrer, je vous laisse choisir vos cibles. Laissez tomber les tranchAiles. Aujourd’hui, on tape dans les destroyers, voire plus gros. Ne perdez pas notre escorte. Qu’ils calquent leur vitesse sur la nôtre.

Le Pax grogne. Nous dépassons à toute allure l’arrière-garde d’Orion, puis son artillerie. Nous longeons les quatre kilomètres du Cri de Perséphone avant d’émerger de nos forces tel un javelot. Orion tire une volée de mitraille pour couvrir notre approche insensée. Roque doit m’avoir aperçu, à présent. En effet, ses vaisseaux principaux s’écartent pour m’attirer au sein de sa flotte, tout en m’aspergeant d’une pluie de feu.

Nos boucliers s’embrasent de reflets bleus. Nous contre-attaquons en balançant une pleine bordée sur un destroyer qui s’approche. Il ralentit et lâche des capsules-sangsues qui tentent de s’infiltrer par nos hangars ouverts. Notre escorte les pulvérise. Une douzaine d’autres vaisseaux continuent leurs attaques. Nos boucliers virent au rouge, s’éteignant un par un sur notre flanc tribord. Notre coque se perce en sept endroits. Les portes pressurisées s’activent, isolant les parties endommagées du Pax. À cinq cents mètres de notre proue, un de mes Foudres-de-Guerre explose, mitraillé par le cuirassé d’Antonia, le Pandore.

— Ma sœur a l’air de s’amuser, commente Victra.

Malgré les corps qui s’échappent du Foudre-de-Guerre, Antonia continue de tirer sur ses moteurs nucléaires, jusqu’à ce qu’ils explosent. Deux déflagrations successives, irradiant d’un blanc éclatant, nous font dévier de notre course. Nos systèmes électriques clignotent mais tiennent bon.

Quelque chose s’abat sur le toit de la passerelle. Malgré son épaisseur de dix mètres, la cloison se déforme, telle une étrange créature enceinte. Sans doute un missile à courte portée. Nos canonniers vident leurs armes sur le destroyer de deux kilomètres de long qui l’a lancé. Sa passerelle de commandement explose. Pas le temps de faire des prisonniers. Je suis effaré par la quantité de pure violence que le Pax peut dispenser – et encaisser. Antonia s’attaque à mon escorte.

— L’Espoir de Tinos est hors service, annonce le Bleu responsable du radar. Le Cri de Thébé vire au nucléaire.

— Dites à leurs timoniers de virer à 315 degrés de leur course, puis d’évacuer immédiatement.

Les deux vaisseaux obliquent pour éperonner Antonia, qui fait machine arrière. Ils partent se perdre dans l’espace. Le Cri de Thébé explose.

Isolés au cœur de la formation Or, nous sommes complètement dépassés. Une sphère parfaite d’ennemis nous entoure. Je n’ai plus que quatre Foudres-de-Guerre. Trois…

— Incendies multiples sur les ponts, annonce un officier.

— Explosion de l’arsenal du pont 17.

— Moteurs 1 à 6 hors service. 7 et 8 à quarante pour cent.

Autour de nous, le Pax rend l’âme.

Le Briseur-de-Lunes apparaît devant nous. Il fait deux fois la longueur et trois fois la largeur de mon vaisseau. C’est une véritable cité militaire de huit kilomètres de long. Avec sa proue ornée d’une gigantesque demi-lune, il ressemble à un requin nageant sur le côté. Il s’éloigne à la même vitesse que nous, afin de pouvoir nous pilonner sans que nous l’empalions. Roque pense que je veux imiter Karnus. C’est désormais impossible : nos moteurs sont presque morts, et notre coque est percée.

— Que tous nos postes avant visent les canons de son pont supérieur. Taillez-nous une zone d’approche !

J’entoure l’endroit sur un hologramme du Briseur. Victra transmet mes instructions aux chasseurs que nous avons gardés en réserve. Les tranchAiles s’envolent en hurlant. Le Pax pivote afin d’orienter ses canons vers le Colosse.

À ce stade, peu importent nos manœuvres. Nous nous retrouvons tel un loup écrasé par un ours, en train de nous faire arracher les pattes une par une et sur le point d’être éventrés – mais pas encore. Le Pax tremble autour de moi. Les Bleus, en vomissant, se déconnectent des systèmes de contrôle mourants. Mon timonier, Arnus, s’écroule, saisi de convulsions.

— Le Danseur de Faran a explosé, annonce le capitaine Pelus. Aucune capsule de survie.

Il ne transportait qu’un équipage réduit. Quarante morts… Il me reste deux de mes seize Foudres initiaux. Ils tentent de contourner le Pandore pour nous suivre, mais le vaisseau d’Antonia est un véritable monstre. Elle s’acharne jusqu’à les transformer en morceaux de métal fondu, puis abat les capsules éjectées. Victra observe le massacre en silence.

Roque se rapproche enfin, nous invitant à venir l’aborder. Un kilomètre. J’accepte son offre.

— Lancez toutes les capsules-sangsues sur le Briseur-de-Lunes. Maintenant. Et faites cracher les tubes.

Des centaines de stellCoques vides s’envolent dans l’espace. Deux cents capsules-sangsues se déversent des hangars du Pax. Chacune peut transporter une cinquantaine d’hommes – mais, comme les carapaces, elles ne contiennent personne, et sont pilotées à distance par des Bleus du Cri de Perséphone. Roque, qui s’attendait à leur sortie, les fait exploser avec des missiles nucléaires avant même qu’elles n’aient franchi la moitié de la distance qui nous sépare.

Mon vaisseau flotte à présent au milieu d’une mer de débris – seul. Des sirènes d’alarme retentissent. Nos radars sont morts, nos canons détruits. La coque est percée de toutes parts.

— Tiens bon, dis-je. Tiens bon, Pax.

— Nous recevons un message, annonce Virga.

L’image de Roque apparaît devant moi.

— Darrow. Victra, ajoute-t-il en l’apercevant. Tout est fini. Ton vaisseau est paralysé. Ordonne à ta flotte de se rendre, et j’épargnerai vos vies.

Il estime qu’il peut gagner tout en nous épargnant. Sa vanité me met hors de moi. Nous savons tous les deux qu’il a besoin de mon corps, vivant ou non, pour le montrer au monde. S’il détruit mon vaisseau, il ne pourra jamais prouver sa victoire. Je regarde Victra. Elle crache par terre d’un air de défi.

— Ta réponse ? demande Roque.

Je lui fais un doigt d’honneur.

— Va te faire foutre.

— Legatus Drusus, ordonne Roque à quelqu’un derrière lui, lancez toutes les capsules-sangsues. Dites au Chevalier du Nuage de me ramener le Faucheur. Mort ou vif, du moment qu’il est identifiable.

J’observe les Bleus dans les fosses. La plupart servaient déjà sur le Pax quand je m’en suis emparé. Sous le commandement d’Orion, ils sont devenus rebelles, puis pirates, puis rebelles à nouveau. Je m’adresse à eux :

— Vous avez entendu. Il est temps de partir. N’ayez pas honte : le Pax peut être fier de vous.

Ils me saluent. Le capitaine Pelus ouvre une trappe dans le sol. Les Bleus se laissent glisser le long d’une rampe jusqu’au compartiment qui contenait autrefois des capsules, que nous avons remplacées par des navettes lourdement armées. Ma propre capsule se trouve près de l’entrée de la passerelle. Toutefois, je ne l’utiliserai pas. Victra non plus.

— C’est l’heure d’y aller, chéri, dit-elle.

Je tapote une des consoles. Encore un ami qui s’éteint.

— Merci, Pax.

Je suis Victra et les soldats dans les coursives désertes. Des lumières rouges clignotent, des sirènes hurlent. La coque laisse échapper des craquements inquiétants. À l’extérieur, elle doit grouiller de capsules-sangsues. Les hommes de Roque, une fois qu’ils auront découpé les cloisons, ne trouveront qu’un vaisseau abandonné.

Tandis que nous attendons un ascenseur, un cercle orangé apparaît dans la paroi voisine. Il s’éclaircit pour devenir d’un blanc incandescent. Les tambours battent toujours dans les haut-parleurs.

Bom-bom-bom.

Victra laisse une mine devant le métal fondant.

Dix étages plus bas, tandis que les portes s’ouvrent, nous l’entendons sauter. Nous émergeons dans un hangar auxiliaire où m’attend ma véritable force de frappe : vingt navettes d’assaut massives. Des Bleus patientent dans les cockpits. Des Oranges vérifient les moteurs et les réservoirs. Deux mille Valkyries, armées de pied en cap, terminent d’embarquer. Des Rouges et des Gris spécialisés les accompagnent. En me voyant passer, les Obsidiennes frappent leurs haches et leurs rasoirs sur leurs torses en scandant mon nom. Je retrouve Holiday en compagnie de Séfi, ainsi que d’une dizaine de Valkyries qui ne me lâcheront pas d’un pouce. Les Fossoyeurs sélectionnés par Danseur prient un peu plus loin. En d’autres circonstances, la différence de taille entre les deux groupes serait hilarante.

— La coque est percée, dis-je à Holiday. Et la cible n’est plus qu’à un kilomètre.

D’un geste, elle envoie des Rouges couvrir nos arrières.

— Si près ? demande-t-elle ensuite d’un air ravi.

— Je sais ! Ils doivent penser que nous sommes bourrés de missiles nucléaires. Ils veulent rester proches, pour que nous ne risquions pas nos vies en les lançant.

— Du coup, je propose d’en profiter pour leur faire un câlin, ronronne Victra. Et peut-être les tripoter un peu.

Holiday hoche vivement sa tête massive.

— Dans ce cas, assez bavassé !

Séfi sort une poignée de champignons d’un sachet.

— Un peu de pain des dieux ? Ils font voir des dragons.

— La guerre me fait assez peur comme ça, mon chou, répond Victra avant de me souffler en aparté : Une fois, avec Cassius, j’ai trippé pendant une semaine avec ces machins. Quoi ? C’était avant de te rencontrer. Tu l’a déjà vu torse nu ? N’en parle pas à Sevro.

Je refuse poliment les champignons, tout comme Holiday. Un bruit de fusillade jaillit d’un couloir voisin. Je me tourne vers les trois mille occupants des navettes.

— L’heure a sonné ! Aiguisez vos haches, et souvenez-vous de l’entraînement ! Hyrg la, Ragnar !

— Hyrg la, Ragnar ! rugissent-ils en chœur.

Ragnar vivra. La reine des Valkyries me salue de son rasoir avant d’entamer le chant de guerre obsidien. L’horrible mélodie gagne les navettes une par une. Seulement, cette fois, elle résonne pour ma gloire. J’ai mené les Valkyries au paradis ; maintenant, elles vont y déchaîner l’enfer.

— Victra, tout va bien ?

Je ne veux pas qu’elle soit distraite. Antonia n’est pas loin. Elle me rassure en souriant.

— Impeccable, chéri. Prends soin de ton petit cul, dit-elle en me claquant les fesses. Je serai juste derrière toi !

M’envoyant un baiser, elle trottine vers sa navette. Je reste seul avec les Fossoyeurs. La clope au bec, ils m’examinent de leurs yeux qui brillent d’un rouge diabolique. Pas besoin de leur faire de grands discours.

— Mettez vos casques. Le premier arrivé gagne le Laurier.

Ils hochent la tête avec des sourires carnassiers. Grâce à mes bottes antigrav, je m’envole de trente mètres pour atterrir sur le coude d’une Main des Enfers confisquée dans une compagnie minière de la ceinture d’astéroïdes. Nous en possédons quatre, alignées sur le rebord du hangar. Rollo les a modifiées en leur ajoutant des propulseurs et des plaques défensives. Je me faufile dans le cockpit, agrandi pour pouvoir m’accueillir, et place mes mains dans le prisme de contrôle.

— Allumage !

La foreuse se met à vibrer d’une énergie familière. Je souris comme un fou. Peut-être en suis-je un. Mais si je veux gagner, je sais qu’il faut que je joue ce jeu selon mes propres règles. Roque ne m’aurait jamais suivi dans une embuscade, trop prudent pour diviser ses forces. Je n’ai qu’une seule solution : dissimuler mon piège derrière un de mes défauts.

Roque m’a toujours accusé de foncer tête baissée. D’être prévisible. Aujourd’hui, je ne vais pas me battre comme l’homme qu’il connaît, comme un Or. Aujourd’hui, je vais me battre comme un bon sang de Fossoyeur à la tête d’une armée de géantes folles furieuses et d’une flotte de vaisseaux de pointe manœuvrés par des pirates, des techniciens et des esclaves en colère. Il pense me connaître ? Je ris en rebondissant sur mon siège, empli d’une sorte de pouvoir fiévreux, jusque-là en sommeil. Une escouade ennemie fait irruption de l’ascenseur. Ils lèvent la tête vers les Mains des Enfers – et s’évaporent quand la navette de Victra leur tire dessus à bout portant.

Je crie à l’adresse des Fossoyeurs :

— Souvenez-vous de la devise de nos maîtres ! « Sacrifice, obédience, prospérité. » Voilà le propre des hommes de vertu.

— Foutues conneries, réplique quelqu’un. Je vais leur montrer ma vertu, moi.

— C’est parti. Allons creuser !

Ils me confirment l’ordre un par un. Je fais pivoter ma Main sur la droite, mets en marche les forets, puis pousse mes poignets vers l’avant. Le monde se met à trembler. Mes dents s’entrechoquent. Le pont de métal fond devant moi. Je bondis dans les entrailles du Pax, franchissant un niveau toutes les cinq secondes. J’atterris dans le hangar principal, couvert de gouttelettes d’acier fondu. Je continue, laissant les Valkyries derrière nous. Les doigts de ma foreuse deviennent blancs. Creuser trop lentement, c’est la mort. Je dois aller vite, vite comme les battements de cœur de mon peuple ; surfer sur mon élan, encore et encore.

J’accélère mon rythme, ravageant les ponts, dévorant le métal avec mes dents en carbure de tungstène. Derrière moi, j’entrevois les autres Mains qui me suivent à travers une caserne. Leurs doigts brillent comme des étoiles. C’est un spectacle terrible et magnifique. Nous franchissons une cantine, une citerne, un couloir où une troupe d’ennemis recule précipitamment pour nous laisser passer, bouche bée devant ces mains mégalithiques qui, telles celles d’un dieu de métal, déchirent le vaisseau comme du papier. Je rugis, crispé sur mon siège :

— Ne ralentissez pas !

Je perds le contrôle, tout est trop rapide, trop chaud… Puis plus rien. Je viens de jaillir du ventre du Pax. Le silence de l’espace nous avale. Nous filons, sans poids, vers le gigantesque Colosse. Une capsule-sangsue nous croise en sens inverse. Je distingue le visage ahuri de son capitaine derrière un hublot. Une deuxième fonce droit vers mes forets surchauffés. Elle se désintègre en trois secondes. Autour de nous, la bataille fait rage. Parmi les explosions bleues, je distingue les forces de Mustang, qui s’acharnent sur le flanc de Roque. Sevro et ses hommes patientent encore.

Je devine l’hésitation des artilleurs ennemis. Je suis au cœur de leurs troupes. Impossible de tirer sans les toucher. Leurs ordinateurs n’identifient même pas les Mains. De loin, nos bras grossiers doivent ressembler à des tas de ferraille. Je doute que beaucoup d’officiers reconnaissent ce que nous sommes.

— Allumez les propulseurs !

Les moteurs ajoutés me catapultent vers la coque du Briseur-de-Lunes. Plus malin que ses congénères, un tranchAile tente de m’abattre. Ses balles, de la taille d’un pouce, s’écrasent contre le blindage renforcé, qui tient bon. Le Fossoyeur derrière moi n’a pas cette chance : atteinte par un canon du Colosse, sa Main vole en éclats. Un débris vient s’écraser sur mon pare-brise, fêlant la vitre. Le canon continue de tirer, abattant une de leurs capsules-sangsues. Roque ignore peut-être ce que sont les machines de trente mètres qui le menacent, mais il ne prend aucun risque.

Une bordée de tirs de mitraille transperce trois capsules-sangsues avant d’égratigner le poignet de ma foreuse, puis de toucher mon cockpit. Un des coups passe entre mes jambes, roussit mes couilles et manque de m’arracher la mâchoire. La balle s’écrase contre le plafond du cockpit, brisant la vitre et déformant le cadre comme de la guimauve tiède. Je hoquette, sonné par le transfert d’énergie cinétique. Des taches blanches dansent devant mes yeux. Je me secoue, essayant de reprendre mes esprits.

J’ai dévié de ma trajectoire. Inutile de le dire : ces engins ne sont pas faits pour être pilotés dans l’espace. Ce n’est pas mon instinct qui me sauve d’un impact mortel sur le flanc du Colosse, ce sont mes amis. Sur le vaisseau d’Orion, les Bleus prennent les commandes des propulseurs. Ils les inversent pour m’éviter le choc, puis me font atterrir en douceur sur la coque. Je me cramponne à mon siège, riant de peur.

— Bordel de crotte ! Waouh ! dis-je avant de remercier à voix haute mon sauveur anonyme.

Néanmoins, la foreuse doit être dirigée manuellement. Les Bleus seraient incapables de manier ses doigts – tout comme je serais incapable de calculer la trajectoire d’approche d’une planète. Mes doigts dansent sur les commandes, retrouvant leurs vieux automatismes. Je relance les forets et les utilise pour m’enfoncer comme une vis dans la coque. Ma Main craque. Les boulons grincent. Je commence à grignoter la couche externe du Briseur-de-Lunes, que même une capsule-sangsue ne peut entamer.

Les forets sifflent en s’enfonçant dans l’acier. Je n’utilise pas toujours les mêmes doigts, les laissant refroidir chacun leur tour. L’espace disparaît. Je suis à l’intérieur.

Je commence à creuser une longue courbe vers la proue du vaisseau. Un pont, deux ponts. J’engloutis les cloisons, les générateurs, les quartiers d’habitation et les conduites de gaz, en priant de ne pas tomber sur une réserve de munitions. C’est un massacre. Le trou que j’ai creusé aspire hommes, femmes et débris telles des feuilles mortes. Des portes étanches isolent la brèche, mais les malheureux coincés entre ces dernières et mon tunnel sont déjà morts.

À trois cents mètres à l’intérieur du Colosse, ma Main des Enfers rend l’âme. Trop de chocs, trop de surchauffe. Quand je tente d’ouvrir le couvercle du cockpit, mes doigts dérapent sur la poignée pleine de sang. Je m’inspecte frénétiquement. Mon armure est intacte. Le sang n’est pas le mien. Il dégouline d’un angle du cockpit où la balle, après avoir transpercé trois capsules-sangsues, s’est enfoncée dans le cadre en acier. Des cheveux et des fragments d’os s’y accrochent encore.

Je quitte ma foreuse pour m’enfoncer dans le vide que j’ai créé. Tout est calme. Les portes ont placé la zone en quarantaine. Plus de pression, plus d’atmosphère ; même la pesanteur a disparu. Les générateurs de gravité doivent être endommagés. Mes cheveux flottent librement dans mon casque.

Je lève les yeux. Au bout du tunnel, j’aperçois un morceau d’espace étoilé. Un cadavre dérive devant l’ouverture. Le vaisseau d’Antonia, passant à proximité, bloque un instant la lumière qui se réfléchit sur la surface de Jupiter. Me voilà plongé dans le noir. Seul à l’intérieur des entrailles du Colosse. Dans mon oreillette, des instructions volent en tous sens. Victra décolle du hangar du Pax. Orion et les Seigneurs des Lunes continuent de se défendre, repoussés vers Jupiter. Roque attaque le vaisseau-amiral de Mustang. Les forces d’Antonia poursuivent les Télémanus et les Raa.

Sevro patiente toujours.

À trente mètres au-dessus de ma tête, quelque chose bouge. Mon casque identifie une arme fonctionnelle. Je m’envole vers la menace, activant le bouclier de mon armure, pour découvrir un jeune Gris agrippé à une poutrelle de métal, le visage couvert d’un masque à oxygène. Il est terrifié. Son armure est maculée de sang, mais pas du sien : de celui d’un de ses compagnons qui flotte sans vie derrière lui. Ma foreuse a dû décimer sa section, le laissant seul une fois les autres corps aspirés. Tremblant, il lève son arme. Je réagis sans réfléchir, enfonce mon rasoir dans son cœur. Mort, les yeux écarquillés, il part à la dérive, jusqu’à ce que je repousse sa poitrine du pied pour récupérer mon arme. Nous nous éloignons l’un de l’autre, des gouttelettes de sang scintillant entre nous.

La pesanteur artificielle se remet en marche. J’atterris avec souplesse tandis qu’il s’affale sur le sol. Le tunnel est soudain inondé de lumière. Oubliant le Gris, j’observe la navette qui s’engage dans la brèche. D’autres la suivent, une véritable cavalerie menée par Victra. Des tranchAiles tentent de les arrêter, mais les navettes d’assaut ripostent, les réduisant en miettes. Ce n’est que l’avant-garde de mes forces. Des centaines d’autres vont arriver. Nous devons nous dépêcher. À présent, la vitesse et l’agressivité sont nos seuls atouts.

La navette s’arrête – un peu théâtralement – au niveau de la Main des Enfers. Des dizaines de Valkyries en débarquent, pendant que leurs consœurs les imitent sur les autres étages. Holiday, des Rouges et des Gris les accompagnent, transportant du matériel d’infiltration. Ils gagnent la porte blindée la plus proche, y collent leur foreuse thermique puis, tandis qu’elle chauffe, déploie un champ de protection autour de la porte afin de conserver l’atmosphère dans le compartiment suivant.

— Quinze secondes avant l’ouverture, déclare Holiday.

Victra nous rejoint, écoutant les fréquences de l’ennemi.

— Équipes en approche. Deux mille unités mixtes.

Elle est également connectée au vaisseau d’Orion, pour suivre les événements. Visiblement, Roque a dépêché plus de quinze mille hommes sur le Pax. La plupart ont déjà débarqué, impatients de me chercher. Les abrutis. Roque a parié gros, mais il s’est trompé. Je viens d’amener mille huit cents Obsidiennes assoiffées de sang à bord d’un vaisseau vide.

Le poète ne va pas être content.

— Dix secondes, annonce Holiday.

— Valkyries, avec moi !

D’un geste, je les place en formation triangulaire. Les cinquante-sept Obsidiennes s’alignent dans mon dos comme nous l’avons répété plusieurs fois. Séfi est à ma gauche, Victra à ma droite, Holiday juste derrière. La porte s’effondre devant nous. Les Rouges et les Gris s’écartent. Sur tous les niveaux du tunnel que j’ai creusé, d’autres équipes identiques nous imitent. D’après nos informations, les deux Mains des Enfers survivantes ont aussi atteint leur but. Le reste des Obsidiennes débarquera par leurs brèches. Des Rouges, des Gris et un petit noyau d’Ors les guideront à l’assaut des forces ennemies qui rappliquent vers le nouveau champ de bataille. L’affrontement, au corps à corps, va être dévastateur. La fumée, les cris, les couloirs étroits… Ils vont connaître le pire de la guerre.

— Boucliers à pleine puissance, dis-je en nagal. Tuez tout ce qui porte une arme. Ne touchez pas aux autres, peu importe leur Couleur. Souvenez-vous de notre objectif, et dégagez-moi le chemin. Hyrg la, Ragnar !

— Hyrg la, Ragnar ! rugissent les Valkyries en se frappant la poitrine, enivrées par l’odeur de la guerre.

Celles qui ont mangé des champignons ne sentiront pas la douleur. Flanc contre flanc, elles se jetteront avidement dans la bataille. Victra vibre d’excitation près de moi. Je me rappelle, dans le laboratoire de Mickey, qu’elle me disait qu’elle aimait l’odeur de la guerre – la sueur des gants, l’huile des fusils – ainsi que la sensation d’épuisement dans ses muscles après le combat. Je me rends compte que c’est son honnêteté qu’elle adore. La guerre ne ment jamais.

— Victra, reste près de moi ! Fais équipe avec Hydra.

— Njar la tagag… récite Séfi.

— … syn tjr riyka !

« Il n’y a pas de douleur, seulement de la joie », scandent les Valkyries repues de pain des dieux. Séfi entonne leur chant de guerre, d’un ton plus aigu que Ragnar. Le rang derrière elle l’imite, puis le rang suivant, jusqu’à ce que des dizaines de voix résonnent dans mon casque, émerveillant mon âme tout en chamboulant mes tripes. C’est pour cela qu’elles chantent : pas pour répandre la peur, mais pour partager leur bravoure.

Une goutte de sueur coule dans mon dos.

La peur n’existe pas.

Holiday ôte la sécurité de son arme.

— Njar la tagag…

Je raidis mon rasoir. Je tremble. Ma bouche a un goût de cendre. Cache l’homme. Porte le masque. Ne ressens rien. Vois tout. Bouge et tue. Tu n’es pas un homme. Eux non plus.

— … syn tjr riyka !

La peur n’existe pas.

Si tu regardes, Eo, il est temps de fermer les yeux. Le Faucheur est là. Et l’enfer l’accompagne.

— Ouverture ! beugle Holiday.

La porte blindée s’effondre. Je me jette dans le champ de force qui la protège. Tout semble se condenser : ma vue, les sons et même les mouvements de mon corps. Holiday balance une grenade aveuglante par l’ouverture, puis une grenade à fusion. Nous franchissons la porte dès que la deuxième explosion retentit. Je pars sur la droite avec Victra ; Séfi sur la gauche. Nos ennemis attaquent immédiatement. Mon bouclier crépite comme la grêle sur un toit de zinc. Au bout du couloir, un écran de fumée et d’éclairs nous bloque le passage. Les balles sifflent en tous sens.

Le bras déjà engourdi, je vide mon Poing dans cette direction. Malgré mes tentatives de dégager le passage pour celles qui me suivent, quelque chose me bouscule. Je heurte le mur, mon Poing crépitant d’énergie. Les Obsidiennes s’empilent derrière moi. L’air résonne de cris et de coups de feu. J’analyse la situation : nous sommes acculés. Si nous ne voulons pas mourir, nous devons avancer.

Un objet frôle mon oreille en sifflant, puis explose près de la porte. Des bras et des morceaux d’armure volent dans les airs. Mon casque atténue le bruit, me sauvant les tympans. J’essaie de m’extraire de la zone meurtrière. Une autre grenade atterrit parmi nous. Une Obsidienne se jette à plat ventre sur elle. Je dois avancer. Je ne vois rien. De la fumée et des flammes, partout.

Au diable toute cette merde !

Avec un rugissement furieux, j’allume mes bottes antigrav pour foncer vers le bout du couloir, à plus de quatre-vingts kilomètres-heure. Victra me suit, tirant à tout-va. Vingt Gris tiennent le poste, commandés par un légat en armure argentée. Je m’écrase sur lui, transperçant son crâne avec mon rasoir. Je roule ensuite à terre, dégageant difficilement ma lame. Un groupe de Gris se sépare du reste pour m’entourer. Un homme me tire une décharge ionique dans le dos, grillant mon bouclier. J’en poignarde un autre dans le cou. Deux me tirent dans la poitrine. Mon armure se déforme, mais résiste. Je trébuche, tandis qu’ils pointent un énorme fusil mitrailleur vers ma tête. J’esquive, dérape dans une flaque de sang, tombe. Ils tirent. Un trou de la taille d’un melon apparaît sur le sol près de ma tête.

Victra s’abat sur eux, virevoltant sur ses bottes – telle une frénétique boule de démolition. Elle leur brise les os contre les murs, contre son armure. Puis les Obsidiennes nous rejoignent et découpent littéralement les Gris restants en morceaux. Ils hurlent, tentent de battre en retraite plus loin dans le couloir. Séfi tranche la jambe d’un Gris en pleine course, avant de le décapiter proprement.

Je nage en pleine horreur. La fumée poisseuse. Le sang qui grésille au contact des haches à impulsion. L’âcre et chaude odeur d’urine… Victra m’aide à me relever.

— Merci.

Elle hoche la tête, invisible sous son casque en forme de tête d’oiseau. Le reste de ma troupe nous rejoint, et nous continuons vers l’angle derrière lequel les Gris ont disparu. Une autre équipe ennemie a rapidement installé un canon mitrailleur sur une plate-forme antigrav, à proximité d’un ascenseur. Ils tirent. L’angle du mur qui m’abrite fond comme un chocolat au soleil. J’indique à Holiday de prendre ma place, avec le fusil de Trigg.

— Quatre Fers-Blancs, un Or. Ils ont un QR-13 sur trépied. Descends-les !

— Bien monsieur, dit-elle en vérifiant son arme.

Près de la porte, six Obsidiennes gisent par terre. Mortes. Une autre ôte son casque pour vomir du sang. Son plastron est un mélange de chair et de métal fondu. Elle essaie de se redresser en riant, droguée au pain des dieux, mais elle ne connaît rien de ces blessures-là, de cette guerre-là. Elle s’affale sur une autre Valkyrie qui interpelle Séfi. La jeune reine inspecte la blessure. Victra secoue la tête. Séfi comprend vite. Elle savait que cette guerre lui coûterait des sœurs. Mais le voir de ses yeux… Elle murmure à la femme quelque chose à propos de maisons, de plumes et de crépuscules d’été. Je n’aperçois la lame qu’elle lui enfonce dans la nuque que quand elle la rétracte.

Un hologramme de Mustang apparaît dans l’angle de ma visière. J’active la communication.

— Darrow, tu es à l’intérieur ?

— On y est. En route pour la passerelle. Quoi de neuf ?

— Il faut que tu te dépêches. J’essuie un feu nourri.

— Tu étais censée décamper. Retourner vers Thébé.

— Roque a utilisé des IEM, répond-elle d’une voix tendue. Les boucliers tiennent bon, mais la plupart des moteurs de ma flotte sont HS. Nous sommes immobilisés. Dès que les Mains l’ont touché, le Colosse s’est mis à tirer. Ils sont en train de nous exterminer. Nos batteries ne sont qu’à cinquante pour cent.

La nausée m’envahit. Roque peut nous voir sur ses caméras. Il sait combien j’ai de soldats avec moi. Il sait que je finirai par atteindre la passerelle. Il veut me proposer un marché : elle ou moi.

— Trouve cette fichue passerelle et descends-le, entendu ?

— Entendu. On y va ! dis-je à mon escouade. Victra, prends le commandement ! Séfi, devant. Je passe en digital.

— Holiday, quand tu veux, lance impatiemment Victra. La petite lionne a besoin d’un coup de main. Allez, allez !

— Calme ta joie, marmonne Holiday.

Elle ajuste son mécanisme de tir d’angle – une partie du fusil peut pivoter pour fournir directement les données de visée à son casque – puis tire quatre salves rapides de trente balles chacune, balles qui sortent d’un compartiment dans son armure.

— Allez !

Je m’élance avec Victra sur le Gris qui tente de remplacer son compagnon derrière le canon. D’un coup de Poing, je le déchire en deux, tandis que Victra échange trois prises de kravat avec l’Or avant de lui embrocher la poitrine. Je lui tranche la gorge pour l’achever. Holiday et ses spécialistes embarquent le QR-13.

Pendant que nous sprintons vers la passerelle, le reste de mes forces spéciales s’empare, à la vitesse de l’éclair, des points clés du vaisseau. Les Gris sont trop lents : ils sont habitués à des stratégies complexes, à des manœuvres par étapes, alors que les Obsidiennes défoncent tout sur leur passage. Je suis séduit par l’idée de foncer sans réfléchir, mais j’ai un plan à respecter. De plus, mes soldats ont besoin que je les guide selon la carte qui s’affiche sur ma visière. Tout en communiquant avec d’autres équipes Rouges et Grises, je suis Victra qui nous taille un passage parmi les couloirs et les embuscades. Comme un directeur de ballet, je dirige les escouades libres de leurs mouvements pour venir en aide à celles qui sont coincées. Le temps nous est compté. Ce n’est pas seulement la destruction des vaisseaux de Mustang qui nous menace, mais le retour des capsules-sangsues.

Roque en est conscient. Trois minutes après notre abordage, le protocole de sécurité du Colosse s’enclenche. Les ascenseurs et les trams s’arrêtent. Les portes blindées se verrouillent, créant un dédale de compartiments que nous ne pouvons franchir qu’un par un. C’est un système diabolique, qui permet de paralyser de potentiels assaillants tandis que l’équipage du vaisseau se promène avec des clés digitales, abattant les groupes coincés dans des fragments de couloir de cinquante mètres de long. Aucun autre moyen que de foncer devant. C’est cela, la guerre. Ce n’est pas une question de stratégies ou d’équipements sophistiqués. C’est une question de ramper le plus rapidement possible vers l’ennemi tandis que vos amis vous couvrent, sans s’emmêler les pinceaux dans votre attirail de pointe. Et là, ce n’est pas le courage qui vous anime, c’est la peur. La peur de décevoir, et de causer la perte des compagnons qui vous permettent d’avancer.

Alors que nous faisons fondre porte après porte, les Valkyries tombent une à une. Nous sommes attaqués de tous les côtés. Les plus formidables guerrières que j’aie connues se font tirer dans le dos, brûler par des Poings, transpercer par des rasoirs. Un Or, assisté de sept Obsidiens, fait un carnage jusqu’à ce que je l’arrête, aidé par Victra et Séfi. Tout cela pour atteindre la passerelle, pour trouver l’homme qui se tenait devant moi hier encore. Si c’est cela le prix de l’honneur, j’aurais dû me contenter d’un meurtre honteux. Poignarder Roque dans la gorge. Aucune Valkyrie ne serait couchée par terre à présent.

— Hommes et femmes de l’armée sociétale, ici le Faucheur. Votre vaisseau est sous le contrôle des Fils d’Arès…

Ma voix résonne dans les haut-parleurs. Une des escouades s’est emparée du centre de communication. Toutes mes équipes d’abordage transportent une copie du discours que j’ai préparé avec Mustang. Il exhorte les équipages ennemis, surtout les bassesCouleurs, à aider mes soldats, à désactiver les protocoles de sécurité, à ouvrir manuellement les portes et à piller les armureries. La plupart de ces hommes et de ces femmes sont des vétérans. Je ne m’attends pas à un retournement massif, comme sur le Pax, mais toute aide sera la bienvenue.

L’annonce fonctionne en partie sur le Colosse. Nous gagnons de précieuses minutes à franchir des portes déjà ouvertes. Roque désactive la gravité artificielle. Il s’est rendu compte que mes soldats n’ont pas d’expérience du combat en apesanteur.

Des Gris se propulsent vers nous, souples comme des dauphins, pour se venger des Obsidiennes qui ont tué tant de leurs amis. Quelque part, une de mes équipes parvient à relancer les générateurs de gravité. Je leur communique de les ajuster à quinze pour cent de la pesanteur terrestre, afin d’alléger le poids de nos armures. Mes poumons et mes jambes m’en remercient immédiatement.

Après avoir franchi le dernier rempart de Gris, nous atteignons enfin la passerelle, sanglants et cabossés. Je m’accroupis, hors d’haleine, pour augmenter le niveau d’oxygène dans mon casque et m’injecter un stimulant. Un Or m’a touché à l’épaule. Plusieurs rapports m’informent que d’autres escouades progressent sans rencontrer de résistance. Les troupes de Roque les ont abandonnées pour converger vers nous.

Planté devant la porte qui mène à la passerelle, je contemple l’antichambre circulaire en me remémorant les leçons de mes professeurs de l’Académie. Les lieux sont organisés selon une géométrie mortelle pour tout assiégeur. Trois couloirs partent de l’antichambre, ainsi qu’un ascenseur en son milieu. L’endroit est un piège mortel, et les renforts de Roque arrivent.

— Roque, chéri ! lance Victra à l’adresse d’une des caméras du plafond. Comme tu m’as manqué depuis le Triomphe ! Tu es là ? Disons que oui. Écoute, je te comprends, dit-elle en soupirant. Tu dois penser qu’on t’en veut, avec le meurtre de ma mère, l’exécution de nos amis, les deux balles dans mon dos et une année de torture pour le Faucheur et moi. Mais pas du tout ! Nous voulons juste t’enfermer dans une boîte à ton tour. Peut-être plusieurs à la fois ? Je pense que tu aimerais l’idée, ce serait très poétique.

Pendant qu’elle parle, Holiday et trois techniciens se sont attaqués à la porte. Ils y fixent la foreuse thermique avec des pinces magnétiques. Séfi, qui revient d’une tournée de reconnaissance, ouvre son casque.

— Des hommes arrivent par ce tunnel, dit-elle en désignant celui du milieu. J’ai tué leur chef, mais d’autres Ors sont derrière.

Elle a même ramené la tête dudit chef. Néanmoins, elle boite et du sang coule de son bras gauche. Victra examine la tête.

— Oh, mince, c’est Flagilus ! Il était dans ma Maison à l’Institut. Un gentil gars. Très bon cuisinier.

— Combien sont-ils, Séfi ?

— Assez pour nous offrir une mort honorable.

— Merde, merde, merde ! dit Holiday en cognant sur la porte, avant d’ôter son casque. Bon. La porte n’est pas standard, comme le reste du vaisseau. Elle vient des industries de Ganymède. Faite sur mesure. Sans doute deux fois plus épaisse que les ordinaires.

— Combien de temps pour la percer ?

— À pleine puissance ? Quatorze minutes, je dirais.

Sa crête est écrasée sur son crâne, trempée de sueur.

— Quatorze ? répète Victra.

— Peut-être plus.

Je siffle de rage. Elles savent, comme moi, que nous n’avons pas quatorze minutes. Je contacte Mustang. Pas de réponse. Son vaisseau doit agoniser. Bon sang. Reste vivante. Juste… reste vivante. Pourquoi l’ai-je quittée des yeux ?

— On charge, propose Victra. On fonce dans le tas. Ils vont détaler comme des lapins.

— Oui ! s’exclame Séfi, heureuse de trouver une âme sœur inattendue en Victra. Je te suivrai, Soleil-Née. Pour la gloire !

— On s’en branle, de la gloire ! rétorque Holiday. On laisse la foreuse faire son travail et on attend.

— Quoi ? De mourir ici comme des Nymphettes ? demande Victra.

Avant que je puisse intervenir, un bourdonnement hydraulique résonne dans le mur, et la porte s’ouvre.

Nous jaillissons sur la passerelle, prêts pour une embuscade. En fait, tout est calme. Propre. Modérément éclairé, selon les goûts de Roque. J’entends même un morceau de Beethoven, sans doute pour l’ambiance.

Ses hommes sont à leurs postes, le visage éclairé par leurs écrans. Deux Ors patrouillent sur la rampe en métal qui domine les fosses. À son extrémité, Roque, devant un hologramme de trente mètres de diamètre, orchestre sa bataille. Encadré d’un halo de flammes, il passe de vaisseau en vaisseau, distribuant ses ordres comme un grand maestro. Avec son esprit, sa plus belle et sa plus terrible arme, il détruit notre flotte. Sur l’image, le Dejah Thoris de Mustang crache des flammes d’oxygène tandis que le Colosse et trois destroyers continuent de le pilonner. Des cadavres et des débris flottent dans l’espace. Ce n’est qu’une partie de la bataille, néanmoins. Le plus gros de ses forces, dont Antonia, s’est lancé à la poursuite de Romulus, d’Orion et des Télémanus en direction de Jupiter.

À vingt mètres sur la gauche, une escouade d’Obsidiens et de Gris vérifient leurs armes en écoutant attentivement leur commandant Or, prêts à l’assaut.

Sur ma droite, à côté de la commande de la porte, invisible, insignifiante, se tient une petite Rose tremblante dans un uniforme blanc de domestique. Le clavier projette une lueur verte sur ses doigts. Elle semble frêle au milieu de ce champ de bataille, mais son visage porte une expression de défi et son sourire, adorable, est enchanté tandis qu’elle referme la porte derrière nous.

Tout s’est passé en trois secondes.

Le commandant Or nous aperçoit.

Les loups, malgré leurs hurlements majestueux, sont plus efficaces quand ils tuent en silence. Sans un mot, je désigne le groupe de soldats. Les Valkyries bondissent. L’Or tente de prévenir ses hommes – Séfi est déjà parmi eux, dansant, fauchant visages et genoux. Ses femmes s’occupent du reste. Le temps qu’elle embroche l’Or d’un coup de rasoir, deux coups de feu ont retenti. Des Gris ripostent depuis l’autre côté de la fosse. Holiday et ses spécialistes les abattent. Je rétracte mon casque. Tandis que mes soldats sèment la mort, je rugis :

— Roque !

Il abandonne l’holo pour me regarder. Toute sa noblesse et son sang-froid d’Imperator s’évaporent instantanément. Il est tout simplement sidéré. Je m’avance vers lui avec Victra. Dans les fosses, les Bleus, effrayés, nous observent sans comprendre. Sans un bruit, les deux Prétoriens s’interposent. Ils portent tous les deux le noir, la pourpre et la lune argentée de la Maison Lune. Je m’écarte sur la gauche, Victra sur la droite. Mon adversaire est plus petite que moi. Tête nue, les cheveux noués en chignon, elle se prépare à louer la gloire de sa famille.

— Mon nom est Félicia au…

Je feinte vers son visage. Elle lève son arme, et Victra la frappe en biais dans le ventre. Je l’achève en la décapitant.

— Bye bye, Félicia, crache Victra. Ah, les Sans-Égaux ne sont plus ce qu’ils étaient. Tu veux tenter ta chance ? demande-t-elle au survivant.

L’homme lâche son rasoir et tombe à genoux, bredouillant sa défaite. Victra lève le bras, puis m’aperçoit du coin de l’œil. De mauvaise grâce, elle accepte sa capitulation, avant de l’assommer et de le confier aux Valkyries qui achèvent de sécuriser la passerelle.

— Tu as aimé le coup des Mains des Enfers ? lance-t-elle ensuite à Roque, une lueur haineuse dans les yeux. La voilà, ta justice poétique, espèce de petit rat perfide.

Les Bleus nous observent toujours, incertains de la marche à suivre. Les renforts accourus pour les défendre s’entassent maintenant dans l’antichambre. La foreuse thermique s’y trouve encore, mais il leur faudra bien dix minutes pour forcer la porte refermée.

L’oreillette de Roque clignote, réclamant des instructions. Les escadrilles de tranchAiles qu’il dirigeait dérivent, perdues. Les capitaines de vaisseaux s’affolent. C’est le point faible de sa stratégie : sans commandement central, ses factions autonomes commencent à se marcher dessus.

— Roque, ordonne à ta flotte de se retirer ! Maintenant.

Trempé de sueur, douloureux de partout, je fais un pas vers lui, ma botte résonnant lourdement sur la passerelle. Mes mains tremblent d’épuisement. Il regarde par-dessus mon épaule la Rose qui nous a fait entrer. Quand il lui parle, c’est avec la voix d’un amant trahi, et non celle d’un maître.

— Amathéa… Toi aussi ?

Sans honte, elle redresse les épaules et, se tenant bien droite, elle arrache le galon rose sur son col qui fait d’elle un objet, la propriété de la Maison Fabii. Roque tressaille.

— Espèce d’idiot romantique ! s’amuse Victra.

Je m’approche de lui. Mes bottes laissent des traces sanglantes sur le sol en acier derrière moi. Je lui désigne, sur l’hologramme, le vaisseau de Mustang qui rend l’âme. Les destroyers continuent de s’acharner, malgré les trous béants dans sa coque. Ils se sont interposés entre elle et le Pax.

— Dis-leur d’arrêter de tirer. Tout de suite.

Je pointe mon rasoir vers lui. Il ne tend pas la main vers le sien, qui pend sur sa hanche. Il sait que ce serait inutile.

— Non.

— C’est Mustang !

— Elle a fait son choix.

— Combien d’hommes as-tu envoyés sur le Pax ? dis-je froidement. Vingt mille ? Combien sont-ils sur tes destroyers ?

Je retire la protection de ma tablette pour afficher le diagnostic des réacteurs du Pax. Tous les voyants clignotent rouge. Avant de partir, nous avons détourné le circuit de refroidissement. Une simple augmentation d’activité, et tout explosera.

— Dis-leur de cesser le feu, ou ils perdront la vie.

— Ma conscience me l’interdit, réplique-t-il en pointant le menton, parfaitement lucide quant aux conséquences de ses actes.

— Dans ce cas, ce sera notre faute à tous les deux.

— Cyrus, lance-t-il à son chargé de communication, ordonne aux destroyers de s’éloigner du…

— Trop tard, dit Victra.

Je pianote sur ma tablette qui se teinte d’un rouge infernal. Sur l’holo, derrière Roque, le Pax projette d’immenses langues de flammes bleues. Frénétiquement, les destroyers abandonnent Mustang pour s’enfuir. Trop tard effectivement. Une lumière blanche implose au cœur du vaisseau, puis se dilate en engloutissant ses ponts et sa coque. L’onde de choc ravage les destroyers, qui se percutent, explosent en mille morceaux. Le Colosse tremble et s’écarte, mais tient bon. Le Dejah Thoris, toutes lumières éteintes, dérive au loin. Je prie pour que Mustang soit vivante. Puis je me mords la joue, me concentrant sur Roque. Secoué par le fait d’avoir été surpassé, ainsi que par la perte de ses forces, il proteste :

— Tu aurais pu utiliser nos canons… les immobiliser…

— J’ai besoin des canons pour plus tard.

— Ils ne te sauveront pas, dit-il plus fermement. Ma flotte est déjà sur la tienne. Ils vont la décimer avant de revenir ici pour reprendre le Colosse. Nous verrons comment tu défendras la passerelle à ton tour !

— Gros bêta de poète, se moque Victra. Tu ne t’es pas demandé où se cachait Sevro ? Ne me dis pas que, dans tout ça, tu l’as oublié. Il va bientôt faire son entrée, dit-elle en indiquant, sur l’holo, les vaisseaux qui poursuivent Romulus et Orion vers Jupiter.

Au début de la bataille, Thébé, la petite lune proche d’Io, se trouvait encore loin de nous. Les heures passant, elle s’est rapprochée, encore et encore, jusqu’à se trouver sur la route de ma flotte en fuite. Menés par Antonia, les vaisseaux de Roque n’ont aucune idée que notre plan, dès le départ, consistait à les attirer jusqu’à elle. Thébé : notre cheval mort satellitaire.

Pendant que je négociais avec Romulus, des équipes de Fossoyeurs creusaient des tunnels sous la surface de la lune. Six mille soldats revêtus de stellCoques s’y cachent à présent, ainsi que deux mille capsules-sangsues contenant plus de cinquante mille Obsidiens et quarante mille Rouges.

Quand les croiseurs et les Foudres-de-Guerre passent à leur portée, ils s’élancent. L’ennemi riposte, tire, déploie ses boucliers. Mes hommes s’abattent sur les vaisseaux comme un nuage de moustiques luniens, prêts à s’enfouir dans leurs entrailles et à s’approprier les lieux.

Ma victoire est double, bien que fourbe. Certaines des capsules appartenaient à Romulus. Cependant, j’ai davantage besoin des vaisseaux que lui. Je lui ai volé donc son butin de guerre en faisant effondrer les entrées des cavernes sur ses hommes. Le temps qu’il comprenne le sabotage, ma flotte sera plus grande que la sienne.

— Je ne pouvais pas t’attirer dans un champ d’astéroïdes, dis-je à Roque qui observe le spectacle. Alors, j’en ai fait venir un.

— Bien joué, murmure-t-il.

Nous savons tous les deux que mon plan ne fonctionne que grâce aux Obsidiens. J’en ai plus de cinquante mille ; lui, peut-être sept mille. Comment aurait-il pu s’en douter ? Jusqu’ici, toutes les opérations des Fils d’Arès étaient menées par des Rouges. Une bataille ne se gagne pas en un jour, mais se prépare des mois à l’avance. Je savais que je n’aurais jamais assez de vaisseaux pour le vaincre. Alors je me suis débrouillé pour grignoter les siens de l’intérieur, tandis que ma flotte s’éloignait saine et sauve. Petit à petit, ses croiseurs deviendront les miens, tirant sur ceux qui les entourent. Mon plan est impossible à contrecarrer. Il pourrait faire ventiler les vaisseaux, mais mes hommes ont des bottes magnétiques et des masques. Les siens, non. Il ne ferait que tuer ses équipages.

— Tout est perdu, dis-je au frêle Imperator. Mais tu peux encore sauver des vies. Dis à ta flotte de se retirer.

Il secoue la tête.

— Tu es coincé, poète, insiste Victra. Il n’y a pas de solution. Fais le bon choix. Pour une fois.

— Pour perdre ce qu’il me reste d’honneur ? demande-t-il d’une voix calme. Je ne pense pas.

— D’honneur ? se moque-t-elle. Quel honneur ? Nous étions tes amis. Tu nous as livrés, même pas pour être tués, mais pour être enfermés. Électrocutés. Brûlés. Torturés jour et nuit pendant un an.

Vêtue de son armure, il est difficile d’imaginer Victra comme une victime. Toutefois dans ses yeux se lit la tristesse particulière des gens qui ont contemplé l’abîme, qui savent ce que c’est que d’être coupé du reste de l’humanité.

— Nous étions tes amis, conclut-elle avec émotion.

— J’ai prêté serment de protéger la Société, Victra. Le même serment que vous avez prononcé, tous les deux, en recevant vos cicatrices. Le serment de défendre la civilisation qui fait régner l’ordre parmi les hommes. À la place, regarde ce que vous avez fait, dit-il en jetant un regard dégoûté aux Valkyries.

— La vie n’est pas un conte de fées, ni un chant héroïque, petit con pleurnichard ! siffle-t-elle. Tu crois qu’ils tiennent à toi ? Antonia ? Le Chacal ? La Souveraine ?

— Non, dit-il calmement. Je n’ai pas cette illusion. Mais je ne le fais pas pour eux. Ni même pour moi. Certaines existences ne sont pas vouées à se dérouler sous le signe de la chaleur humaine, mais sous celui de la dureté, parfois aussi froide que l’acier. Et ces existences impliquent, parfois, de perdre ses amis. (Il la regarde avec pitié.) Tu ne seras jamais ce que Darrow désire. Tu devrais le savoir.

— Tu crois que je suis là pour lui ? s’exclame-t-elle.

Il fronce les sourcils.

— Pour la vengeance, alors ?

— Non, dit-elle avec colère. Pour plus que cela.

— À qui mens-tu ? À toi-même, ou à lui ? demande Roque en me désignant de la tête.

Sa question déstabilise Victra. Je reprends la parole :

— Roque. Pense à tes hommes. Combien devront mourir ?

— Si tu t’inquiètes pour eux, tu n’as qu’à cesser l’assaut, rétorque-t-il. Rien n’est gratuit, il faut savoir faire des sacrifices. Si tout le monde faisait comme bon lui chante, que resterait-il du monde ?

Mon cœur se brise en entendant ses paroles.

Mon ami a toujours suivi ses propres opinions, ses propres marées, parfois à contretemps des miennes. Ce n’est pas dans sa nature de haïr. Ni dans la mienne. C’est ce monde qui nous a faits tels que nous sommes. Toute cette souffrance, toute cette folie, n’est que le fruit de notre volonté de réparer les erreurs de ceux qui ont ruiné notre espèce.

Des explosions se reflètent dans ses yeux et illuminent son visage pâle. Il murmure, sentant venir la fin :

— Tout ceci… Est-ce qu’elle était belle ?

— Oui. Elle était comme toi. Une rêveuse.

Il est trop jeune pour sembler aussi vieux. Sans ses cernes, j’aurais l’impression que ce n’était qu’hier encore qu’il s’accroupissait près de moi, après la mort de Julian, pour me dire qu’une fois jeté dans l’abîme il ne reste qu’un seul choix : nager ou se noyer. Si seulement j’avais su ce qu’il avait traversé ! Je l’aurais aimé davantage. J’aurais tout fait pour le garder près de moi et lui donner l’amour qu’il mérite.

Mais le présent est le présent.

J’ai l’impression de l’observer depuis la rive opposée d’une rivière. D’un torrent qui rugit, s’élargit, s’assombrit, transformant les visages des hommes que nous sommes devenus en une pâle esquisse aux reflets lunaires de nos visages d’enfants. Il prend cependant une expression résolue. Il a fait son choix.

— Tu n’es pas obligé de mourir, dis-je.

— J’ai perdu la plus grande flotte jamais créée par l’homme. Comment veux-tu que je survive ? Que j’endure cette honte ?

Il pose la main sur son rasoir. Derrière lui, Sevro et ses hommes continuent de détruire son armada.

— Je connais la honte, dis-je. J’ai regardé ma femme mourir. J’ai essayé de me tuer. Je les ai même laissés me pendre. Je voulais échapper à la douleur. Je m’en sens coupable chaque jour. Personne n’échappe à la honte, Roque.

— Et je pleure pour toi, répond-il. Pour le garçon dont la femme est morte sous ses yeux. Je pleure pour ce que tu as vécu. Comme j’ai pleuré dans le jardin. Mais mon devoir était mon seul réconfort, et voilà que tu m’en prives. Toute cette pénitence, tous ces efforts… J’aime la Société. J’aime mon peuple. Est-ce que tu comprends ça ? demande-t-il doucement.

— Oui.

— Tu aimes aussi le tien. (Il le dit sans jugement, sans pardon, seulement avec un sourire.) Je ne veux pas voir le mien périr. Je ne veux pas le voir brûler.

— Ça n’arrivera pas.

— Oh, si ! Notre ère se termine. Nos jours raccourcissent. Le soleil se couche sur le royaume des hommes.

— Roque…

— Laisse-le, intervient Victra derrière moi. Il a pris sa décision.

Je la déteste de rester aussi froide. Ne voit-elle pas que malgré ses actes c’est un homme bon et généreux ? Il reste notre ami, en dépit de ce qu’il nous a fait.

— Je suis désolé de ce qui s’est passé, Victra, dit-il. J’espère que tu te souviendras de moi avec amitié.

— Non.

Il lui sourit tristement avant d’arracher ses galons d’Imperator. Il les serre dans sa main, comme pour en tirer leur force, puis les jette par terre. Ses yeux sont remplis de larmes.

— Je ne les mérite plus. Mais au moins je mourrai dans la gloire. Votre vile rébellion ne vous apportera que honte.

— Roque, écoute-moi. Ce n’est pas la fin, c’est le début ! Nous pouvons encore recoller les morceaux. Le monde a besoin de Roque au Fabii. J’ai besoin de toi, dis-je après une seconde d’hésitation.

— Il n’y a pas de place pour moi dans ton monde. Nous étions frères, mais je te tuerais si je le pouvais.

J’ai l’impression d’être dans un rêve, incapable de modifier les événements, d’arrêter le sable qui coule entre mes doigts. Bien que j’aie tout déclenché, je n’ai pas le cœur, la force, la volonté ou quoi que ce soit d’aller jusqu’au bout. Peu importe ce que je peux lui dire, j’ai perdu Roque quand il a découvert qui j’étais.

Je m’avance vers lui, espérant pouvoir lui prendre son arme sans le tuer. Comprenant mes intentions, il lève la main d’un geste suppliant. Comme pour me consoler, ou m’implorer d’avoir la mansuétude de le laisser mourir ainsi qu’il a vécu.

— Non. « La nuit pèse sur mes yeux », récite-t-il.

— Ne cesse jamais de nager, mon ami, dis-je en référence à son conseil le plus précieux.

Hochant doucement la tête, il entoure son rasoir autour de son cou, puis se redresse, les épaules fières.

— Je suis Roque au Fabii de la gens Fabii. Mes ancêtres ont foulé Mars la Rouge et vaincu la Terre ancienne. J’ai perdu cette bataille, mais je n’ai pas perdu ma voie. Je ne serai pas prisonnier. (Il ferme les yeux. Ses mains tremblent.) Je suis l’étoile qui brille dans la nuit. Je suis l’épée dans le crépuscule. Je suis dieu et gloire. (Sa voix, terrifiée, se brise.) Je suis Or.

Et, sur la passerelle de son vaisseau invincible, tandis que sa flotte périt dans les flammes derrière lui, le Poète de Déimos se donne la mort. Son sang s’écoule jusqu’à mes bottes. J’y contemple mon reflet rouge. Quelque part, le vent hurle et murmure que je serai bientôt à court d’amis, seuls dans les ténèbres.

Victra, moins secouée que moi, prend les commandes tandis que je m’accroupis près de Roque. Ses yeux sans vie fixent le sol. Mon sang bat contre mes tympans. Néanmoins, la guerre continue. Victra, penchée vers les Bleus, s’adresse à eux avec détermination.

— Quelqu’un conteste-t-il la prise de ce vaisseau au nom du Soulèvement ? (Pas de réponse.) Bien. Vous avez trois choix. Suivez nos ordres, et vous garderez vos postes. Si vous refusez, avancez-vous et vous serez considérés comme prisonniers de guerre. Si vous prétendez rester à votre poste mais que vous désobéissez, nous vous abattrons d’une balle dans la tête. À vous de voir. (Sept Bleus se lèvent. Holiday les escorte à l’écart.) Bienvenue dans le Soulèvement, annonce Victra aux autres. La bataille est loin d’être gagnée. Connectez-moi au Cri de Perséphone et au Titan. Écran principal.

— Annulez ça, dis-je aussitôt. Victra, appelle-les en privé. Je ne veux pas que notre victoire filtre tout de suite.

Elle hoche la tête en pianotant sur sa tablette. Les visages de Daxo et d’Orion y apparaissent.

— Victra, où est Darrow ? demande la Bleue.

— Il est ici. Quel est votre statut ? Des nouvelles de Virginia ?

— Nous avons pris pied sur un tiers de la flotte ennemie. Virginia s’est échappée à bord d’une capsule. L’Écho d’Ismène est sur le point de la récupérer. Sevro est à bord de leur deuxième vaisseau principal. Je reçois des rapports ponctuels. Il progresse. Les Télémanus et les Raa tiennent bon…

— Les forces sont équilibrées, précise Daxo. Il nous faudra le Colosse pour gagner. Mon père et mes sœurs sont à bord du Pandore. Ils recherchent Antonia…

Leur conversation me paraît surgir d’une mer de brouillard. S’apercevant de mon chagrin, Séfi s’approche de moi.

— Cet homme était ton ami, comprend-elle en s’agenouillant près de Roque. Rassure-toi. Il n’est pas parti. Il reste ici, affirme-t-elle en touchant son propre cœur. Et ici.

Elle désigne les étoiles sur l’holo. Je la dévisage, surpris par la profondeur de ses paroles. Le respect dont elle fait preuve ne guérit pas mes blessures, mais les apaise.

— Laisse-le voir, dit-elle en désignant les yeux de Roque.

Je détache mon gantelet pour refermer de mes doigts nus ses paupières sur ses yeux d’or. Séfi me sourit. Nous nous relevons.

— Le Pandore se déplace parallèlement au secteur D-6, nous informe Orion à propos du vaisseau d’Antonia.

Sur les écrans, les vaisseaux Severus-Julii s’écartent du reste de l’Armada de l’Épée en se tirant mutuellement dessus pour tenter de décrocher les capsules qui pullulent sur leurs coques. Antonia redirige la puissance de ses boucliers vers ses moteurs, puis…

— Elle passe en D-7.

— Elle les abandonne ! comprend Victra, sidérée. Cette petite merdeuse tente de sauver sa peau !

Les autres Praetors ne doivent pas en croire leurs yeux. Même avec le Colosse entre mes mains, nos forces restent équilibrées. La bataille aurait dû durer des heures et causer de grands dégâts dans les deux camps. Or, avec la fuite d’Antonia, tout est fini pour eux. Lâcheté ? Trahison de dernière minute ? J’ignore ce qui lui a pris, mais elle nous offre la victoire sur un plateau d’argent.

— Elle crée une ouverture, annonce Orion.

Les yeux de la Bleue se voilent tandis qu’elle se synchronise avec ses capitaines, lançant ses plus gros vaisseaux dans la faille libérée par le Pandore. Ils plongent en plein sur le flanc de l’ennemi.

— Ne la laisse pas s’échapper ! gronde Victra.

Hélas, Daxo et Orion n’ont pas suffisamment de temps ni de vaisseaux à consacrer à Antonia. Ils sont trop occupés à exploiter leur avantage.

— On peut encore l’avoir, marmonne Victra. Préparez les moteurs à passer à soixante pour cent ! Timonier, mettez le cap sur le Pandore !

Rapidement, je fais le point sur la situation. En lisière de la bataille, nous sommes le seul vaisseau en état de fonctionner. Les autres ne sont plus que des décombres flottants. Cependant, nous n’avons pas encore annoncé la capture du Colosse. Ce qui nous offre une opportunité à laquelle je n’avais pas pensé.

— Annulez ces ordres ! dis-je sèchement.

— Non ! Darrow, on doit la rattraper.

— Il faut qu’on fasse autre chose avant.

— Elle va s’échapper !

— On la traquera ensuite.

— Pas si elle prend de l’avance ! On va être coincés ici des heures. Tu m’as promis ma sœur.

— Et je te la donnerai. Ne pense pas qu’à toi, dis-je d’une voix dure. Désactivez le blindage de la passerelle !

J’ignore de regard venimeux de Victra et le cadavre de Roque pour étudier le noir de l’espace, sur lequel s’ouvrent les volets d’acier qui jusqu’ici obturaient les hublots. Io s’étend à mes pieds. Sur la gauche, la cité-lune de Ganymède brille doucement, grosse comme une prune. Au loin, des vaisseaux scintillent près de la surface marbrée de Jupiter.

— Holiday, convoque tous nos hommes disponibles pour protéger la passerelle et sécuriser le vaisseau. Séfi, veille à ce que personne ne franchisse cette porte. Timonier, mettez le cap sur Ganymède. Ne prévenez personne que nous avons pris le Colosse. Suis-je bien clair ? Pas de transmissions.

Les Bleus s’exécutent. Victra hésite.

— Ganymède ? Mais Antonia, la bataille…

— La bataille est remportée d’avance. Grâce à ta sœur.

— Alors, qu’est-ce que tu fabriques ?

Les moteurs s’enclenchent, nous arrachant aux débris du Pax et des vaisseaux de Mustang.

— Je gagne la prochaine guerre. Excuse-moi.

Passant la main sur mon genou, je me barbouille le visage du sang qui la macule, puis j’abaisse mon casque. L’écran de ma visière s’allume. J’attends. Comme je m’y attendais, Romulus me contacte. Je l’affiche dans l’angle gauche de mon écran, tout en respirant bruyamment, comme si je venais de courir. Il semble en plein milieu d’un combat. Je ne vois rien à part son visage.

— Darrow. Où êtes-vous ?

— Dans les couloirs, dis-je en me penchant pour lui laisser croire que je reprends mon souffle. Près de la passerelle du Colosse.

— Vous ne l’avez pas encore atteinte ?

— Roque a déclenché le protocole de sécurité.

— Darrow, écoutez bien. Le Colosse a modifié sa trajectoire pour se diriger vers Ganymède.

— Les chantiers navals, dis-je gravement. Il vise les chantiers. Vous pouvez l’intercepter ?

— Non ! Nous sommes trop loin. Ces chantiers sont le futur de mon peuple, vous ne pouvez pas laisser Octavia les détruire ! Vous devez vous emparer de la passerelle !

— Je vais le faire, mais… Romulus. Il a des ogives nucléaires à bord. Et s’il ne visait pas seulement les chantiers ?

Malgré la mauvaise qualité de l’holo, je le vois pâlir.

— Arrêtez-le ! Je vous en prie. Pour le bien des vôtres et des miens.

— Je vais faire de mon mieux.

— Merci, Darrow. Bonne chance. Première cohorte…

La connexion se coupe. Je rétracte mon casque. Tous mes hommes me regardent. Ils n’ont pas entendu les détails, mais ils comprennent ce qui se passe.

— Tu vas détruire les chantiers de Romulus, comprend Victra.

— Bordel de merde, marmonne Holiday. Bordel de merde…

— Je ne vais rien détruire. Je suis actuellement en train de me battre pour gagner la passerelle. Roque va les détruire. Un dernier acte héroïque avant de perdre son vaisseau…

Les yeux de Victra s’éclairent, mais elle reste sur sa réserve.

— Si Romulus le découvre, s’il ne fait que le soupçonner, il nous descendra en flammes et nous aurons tout fait pour rien.

— Qui le lui dira ? (Je dévisage les occupants de la passerelle, puis Holiday.) Si quelqu’un envoie un signal, descends-le.

Si je réduis en cendres les chantiers navals de Ganymède, la Bordure ne sera plus une menace pendant au moins cinquante ans. Certes, Romulus est aujourd’hui notre allié, mais je sais qu’il s’attaquera au Noyau si le Soulèvement s’en empare. J’ai déjà sacrifié Roque et promis de lui remettre les Fils d’Arès : je veux une compensation. Machinalement, je baisse les yeux : sans m’en rendre compte, j’ai marché dans le sang de Roque.

Nous émergeons finalement des débris. Désespérés, les Seigneurs des Lunes ont envoyé leurs chasseurs les plus rapides pour nous intercepter. Nous les abattons sans ralentir. Les chantiers de Ganymède incarnent toute la fierté et tout l’espoir du peuple de Romulus. À présent, je vais détruire leur promesse d’une indépendance paisible et assurée.

Nous atteignons la lune qui étincelle tel un joyau. Je fais positionner le Colosse au-dessus de l’énorme usine qui flotte en orbite au-dessus de l’équateur. Les Valkyries me rejoignent près de la baie d’observation. Séfi, ébahie, examine ce fruit majestueux de la puissance Or. Deux cents kilomètres de quais. Plusieurs centaines de navettes et de transports. Les plus grands vaisseaux du Système y sont nés, dont le Colosse lui-même. Comme dans un mythe ancien, le fils va dévorer le père, avant de s’en aller poursuivre sa destinée : en l’occurrence, un assaut sur le Noyau.

— Des hommes ont bâti ceci ? demande Séfi avec déférence.

Plusieurs Valkyries en tombent à genoux d’émerveillement.

— Ce sont les miens qui l’ont construit, dis-je. Des Rouges.

— Il a fallu deux cent cinquante ans, précise Victra. Le plus vieux quai est encore là.

Épaule contre épaule, nous observons les capsules qui fuient la gigantesque coquille de métal. Ils savent pourquoi nous sommes ici. Ils évacuent leurs administrateurs, leurs responsables. Je ne me fais pas d’illusions. Je sais qui va mourir quand nous tirerons.

— Il va rester des milliers de Rouges là-dedans, dit Holiday à voix basse. Des Oranges, des Bleus… des Gris.

— Il le sait, répond Victra à ma place.

Holiday reste près de moi.

— C’est vraiment ce que vous voulez faire, m’sieur ?

— Ce que je veux ? dis-je d’une voix creuse. Depuis quand est-ce que je fais… est-ce que nous faisons ce que nous voulons ?

Je me tourne pour donner l’ordre de tirer. Victra m’arrête d’un geste apaisant.

— Tu n’es pas tout seul, chéri. Ce coup-là, c’est pour moi. Timonier ! ordonne-t-elle d’une voix haute et claire. Ouvrez le feu avec les canons bâbord ! Lance-missiles 21 à 50 !

Côte à côte, nous contemplons la pluie de missiles qui s’abat sur les chantiers sans défense. Séfi écarquille les yeux. Elle a déjà vu des holos de batailles spatiales mais, jusqu’ici, sa propre guerre s’est déroulée au corps à corps, dans les couloirs du Colosse. C’est la première fois qu’elle observe la véritable puissance d’un vaisseau de guerre. Et c’est la première fois que je la vois effrayée.

C’est presque un crime que Ganymède s’éteigne de cette façon, sans chant de guerre, sans bruit de bataille, seulement environnée du silence des étoiles, seuls témoins de la fin d’un des grands monuments de l’Âge d’Or.

Au fond de mon crâne, les ténèbres me chuchotent cette vérité intemporelle : la mort appelle la mort.

L’instant est plus triste que je ne le souhaitais. Je me tourne vers Séfi tandis que les quais s’effondrent. Leurs débris plongent déjà vers la lune, où ils s’écraseront dans les mers et sur les cités.

— Le Colosse doit être rebaptisé. J’aimerais que tu choisisses son nouveau nom.

— Le Tyr Morga, répond-elle sans hésiter, le visage illuminé par les lumières blanches des explosions.

— Ça veut dire quoi ? demande Holiday.

J’observe une dernière fois, de l’autre côté de la vitre, les quais ravagés par les déflagrations et les capsules qui s’enfoncent en brûlant dans l’atmosphère de Ganymède.

— L’Étoile du Matin. Ça signifie l’Étoile du Matin.

« Mon fils, mon fils,

Souviens-toi des chaînes

Quand l’or régnait sur ces plaines

Au son des cris

Nous avons lutté

Pour une vallée

Nôtre à jamais. »

Eo de Lykos

L’Armada de l’Épée est anéantie. Nous en avons détruit la moitié et capturé le quart. Le reste s’est enfui avec Antonia, ou par petits groupes désemparés, en direction du Noyau. J’envoie Thraxa et ses sœurs poursuivre Antonia à bord de corvettes rapides, et récupérer Kavax qui s’est fait capturer en abordant le Pandore. Victra les accompagne. J’ai proposé à Sevro d’aller avec elle, pensant qu’ils voudraient être ensemble ; une demi-heure avant leur départ, il est sorti de leur corvette empli d’une colère froide, refusant de parler de leurs retrouvailles.

De son côté, même si elle fait bonne figure, Mustang se ronge les sangs pour Kavax. Elle aurait mené la mission de sauvetage en personne si la flotte n’avait pas besoin d’elle. Nous réparons les vaisseaux tant bien que mal pour repartir. Nous sabordons les navettes irrécupérables et fouillons les décombres à la recherche de survivants. Notre alliance avec les Seigneurs des Lunes est fragile. Elle ne durera pas longtemps.

Je n’ai pas dormi depuis la bataille, autrement dit depuis deux jours. Romulus non plus. Ses yeux sont cernés de colère et d’épuisement. Il a perdu un bras, un de ses fils, et tant de choses encore durant les dernières quarante-huit heures ! Hors de question que je me risque à le voir en personne. Notre rencontre se déroule par holoconférence. Je prends la parole le premier :

— Comme promis, vous avez votre indépendance.

— Et vous, vos vaisseaux, répond-il d’un ton amer. Ils ne vous suffiront pas pour vaincre le Noyau. Le Seigneur Cendré vous y attendra.

Romulus est entouré de colonnes de marbre sculptées de fresques ptolémaïques. Il se trouve sur Ganymède, dans le Palais Suspendu. Le cœur de sa civilisation. Je réponds :

— J’espère bien. J’ai des projets pour sa maîtresse.

— Vous repartez pour Mars ?

— Vous le saurez bien assez tôt.

Il m’observe dans un silence méditatif.

— Il y a quelque chose qui m’intrigue concernant la bataille. Mes hommes, sur les vaisseaux qu’ils ont abordés, n’ont pas trouvé de bombes supérieures à cinq mégatonnes. Pas une malgré vos accusations. Malgré vos… preuves.

Je mens comme un arracheur de dents :

— Mes hommes en ont trouvé bien assez. Montez à bord, si vous en doutez. C’est normal qu’ils les aient stockées sur le Colosse. Roque voulait les avoir sous la main. Nous avons eu de la chance de prendre la passerelle à temps. Vos chantiers peuvent être reconstruits. Pas vos vies.

— Est-ce qu’il les détenait vraiment ?

Je souris, froidement.

— Risquerais-je le futur de mon peuple sur un mensonge ? Vos lunes sont en sécurité. Je vous abandonne à votre futur, Romulus. Rappelez-vous : à cheval donné, on ne regarde pas les dents.

— C’est vrai, répond-il, comprenant finalement la vérité.

Il sait que je l’ai manipulé. Néanmoins, il devra mentir à son peuple, lui aussi, s’il veut la paix. Leur honneur les obligerait à me déclarer la guerre, or ils n’en ont pas les moyens. Mes forces sont désormais supérieures aux leurs. Romulus reste donc muet, et je ravale ma culpabilité d’abandonner entre ses mains plusieurs millions d’esclaves et quelques milliers de Fils d’Arès, que sa police a commencé à arrêter. Je ne peux pas l’attaquer, moi non plus. J’y perdrais trop de ressources pour la suite. J’ai tenté de prévenir les cellules des Fils, mais beaucoup n’en réchapperont pas.

— J’aimerais que votre flotte quitte les lieux avant ce soir.

— J’ai besoin de trois jours pour rechercher des survivants, dis-je.

— Très bien. Mes vaisseaux vous escorteront ensuite jusqu’aux limites dont nous sommes convenus. Une fois franchie la ceinture d’astéroïdes, vous ne serez pas autorisés à revenir. En cas de rupture de cet accord, ce sera la guerre.

— J’ai bien noté vos termes.

— Je l’espère. Saluez le Noyau de ma part. Quant à moi, je n’hésiterai pas à passer le bonjour pour vous aux Fils d’Arès que vous abandonnez.

Il coupe la communication.

Trois jours après cette entrevue, nous quittons le Système planétaire de Jupiter, continuant les réparations en chemin. Des soudeurs et des mécaniciens s’accrochent aux coques comme autant de bernacles. Nous avons perdu vingt-cinq vaisseaux dans l’affrontement, mais nous en avons gagné soixante-dix. C’est l’une des plus grandes victoires militaires des temps modernes. Hélas, il n’y a rien de romantique dans le fait de ramasser les restes des corps disloqués de vos amis.

Il est facile d’être téméraire quand on est dans l’action, quand on n’a que ses cinq sens à solliciter pour avancer. Mais ensuite, quand tout retombe, quand le cerveau reprend ses droits, l’horreur de ce que l’on a fait saute aux yeux. Arrive alors un cycle déprimant. C’est le fléau de toute guerre spatiale. Se battre – puis attendre, pendant des mois – puis se battre encore.

Je n’ai pas annoncé notre destination à mes hommes. Les officiers me pressent de questions. Je leur répète la même réponse :

— Là où nous devons aller.

Le cœur de mon armée, ce sont les Fils d’Arès. Habitués aux épreuves, ils organisent des fêtes et des danses pour redonner le sourire aux grognons. Leur méthode semble fonctionner. Des hommes et des femmes sifflotent dans les couloirs. Certains cousent des badges sur leurs uniformes, ou repeignent leurs stellCoques de couleurs joyeuses. L’atmosphère, vibrante, est très différente de celle de l’armée sociétale, froide et rigoureuse. Cependant, beaucoup de Couleurs restent entre elles, ne se mélangeant que pour des tâches professionnelles. Si la situation n’est pas aussi harmonieuse que je l’espérais, c’est un début.

Bien que souriant, je me sens complètement à l’écart. J’ai tué, de ma main, dix hommes dans les couloirs du Colosse. Et trente mille quand j’ai détruit les chantiers. Leur souvenir ne me hante pas, mais l’horreur que j’ai ressentie perdure.

Nous n’avons pas encore recontacté les Fils de Mars. Toutes les fréquences sont mortes. Ce qui veut dire que Vif-Argent est parvenu à détruire les relais comme promis. Ors et Rouges, nous voici aussi aveugles que des taupes.

J’enterre Roque comme il l’aurait souhaité. Non pas sur une lune quelconque, mais au cœur du Soleil. Mustang et moi le couchons dans une torpille évidée. Les Hurleurs l’ont récupéré dans la morgue bondée. Je ne voulais pas, avec toutes nos pertes, qu’on me voie honorer un ennemi de cette façon.

Peu de gens le regrettent. Roque, pour les Ors, restera connu comme l’« homme qui a perdu la flotte » : une version moderne de Caius Terentius Varro, l’idiot qui s’est laissé encercler par Hannibal à Cannes. Pour mon peuple, il n’est rien d’autre qu’un de ces Ors à s’être cru immortel jusqu’à ce que le Faucheur lui prouve le contraire.

On se sent seul en transportant le corps d’un être aimé. Comme s’il s’agissait d’un vase qui ne contiendra plus jamais de fleurs. J’aimerais qu’il ait cru dans l’au-delà comme je l’ai fait un jour, comme Ragnar y croyait. Je ne sais pas quand j’ai perdu la foi. Sans doute progressivement, en prétendant toujours croire en la Vallée, parce que c’était plus simple ainsi. Cependant, Roque n’a jamais cru que dans les Ors. Et quelqu’un qui ne croit qu’en lui ne peut s’éteindre sereinement en espérant un monde meilleur.

Quand c’est mon tour de lui dire adieu, son visage m’évoque une multitude de souvenirs. Roque en train de lire sur son lit le soir du gala, avant que je lui injecte un sédatif. Roque en costume, me suppliant de les accompagner, lui et Mustang, à l’opéra d’Agéa pour écouter Orphée. Roque, riant près du feu après ma Pluie de Fer. Roque, pleurant sur mon épaule quand je suis revenu vivant au château de Mars à l’Institut.

À présent, Roque est froid. Les yeux cernés de noir. Ses espoirs d’un avenir, d’une famille, d’enfants, d’une vie joyeuse, prospère et sage se sont envolés par ma faute. Tactus me revient en mémoire. Les larmes me montent aux yeux.

Mes amis – surtout les Hurleurs – n’apprécient pas que j’aie laissé Cassius venir aux funérailles. Je ne supportais pas l’idée que Roque s’en aille sans un dernier au revoir du Bellona. Ce dernier s’approche, les chevilles enchaînées, les mains liées dans le dos par des menottes magnétiques. Je le détache pour qu’il puisse faire ses adieux. Il s’incline pour embrasser Roque sur le front.

Sevro, sans pitié, referme bruyamment le couvercle en métal derrière lui. Comme Mustang, mon nabot d’ami n’est là que pour moi. Son cœur est vide pour l’homme qui nous a tant blessés, Victra et moi. Sevro ne croit qu’en la loyauté. Pour lui, Roque n’en a aucune. Quant à Mustang, non content de la trahir comme il l’a fait avec moi, Roque lui a volé son père. Elle reconnaissait qu’Augustus n’était pas le meilleur des hommes, mais il demeurait celui qui l’a élevée.

Mes amis attendent que je prononce quelques mots. Tout ce que je pourrais dire les mettrait en colère. Sur les conseils de Mustang, je leur épargne l’affront de devoir m’écouter complimenter l’homme qui voulait les voir morts. À la place, je récite les vers les plus pertinents de son barde préféré :

Ne crains plus la chaleur du soleil,

Ni les rages du vent furieux.

Tu as fini ta tâche en ce monde,

Et tu es rentré chez toi, ayant touché tes gages.

Garçons et filles chamarrés doivent tous

Devenir poussière, comme les ramoneurs.

— Per aspera ad astra, murmurent les Ors présents, y compris Sevro.

Un dernier bouton pressé, et Roque disparaît de nos vies, entame son dernier voyage, au bout duquel il retrouvera Ragnar et des générations de guerriers tombés au combat. Je m’attarde tandis que les autres quittent la pièce. Mustang reste avec moi, suivant du regard Cassius qu’on escorte à l’extérieur.

— Qu’est-ce que tu vas faire de lui ?

— Je ne sais pas, dis-je, agacé qu’elle en parle maintenant.

— Darrow, est-ce que ça va ?

— Oui. J’ai seulement besoin d’être seul.

— D’accord.

Au lieu de s’en aller, elle se rapproche de moi.

— Ce n’est pas ta faute.

— J’ai dit que je voulais être seul.

— Ce n’est pas ta faute.

Je la regarde, furieux qu’elle insiste. Néanmoins, en voyant ses yeux si tendres, si ouverts, ma tension s’évapore. Je me mets à pleurer sans retenue. Elle m’attire à elle, m’entoure de ses bras, et je sanglote, le visage enfoui dans ses cheveux.

— Ce n’est pas ta faute.

Plus tard, dans la soirée, je dîne avec mes amis dans les appartements que j’ai hérités de Roque. Le poids de ces derniers jours pèse lourdement sur nos épaules. De plus, ces rares élus savent où nous nous rendons, ce qui ajoute à leur fardeau. Le silence règne. Même Sevro n’a rien à dire. Depuis le départ de Victra, il ne parle pas beaucoup, rongé par ses pensées.

Après le repas, je refuse l’offre de Mustang de me tenir compagnie. J’ai besoin de réfléchir. La porte se referme doucement derrière elle, me laissant seul avec mon deuil et mes pensées. Mes amis sont venus pour moi aux obsèques de Roque, pas pour lui. Séfi était la seule à le respecter pour son génie militaire et la seule à avoir fait preuve de gentillesse. Tout compte fait, j’étais le seul à l’aimer autant qu’il le méritait.

La cabine principale porte encore son odeur. Je parcours les livres anciens de sa bibliothèque. Un fragment de métal noirci flotte dans une vitrine. Plusieurs trophées sont accrochés aux murs : des cadeaux de la Souveraine, pour son « héroïsme durant la Bataille de Déimos », et du Haut-Gouverneur de Mars, pour sa « défense de la Société Auréate ». Le Cycle thébain est posé, encore ouvert, sur sa table de chevet. Je n’ai touché à rien. Comme si, en préservant sa chambre, je le maintenais encore en vie, tel un fantôme dans une prison d’ambre.

Je m’allonge pour dormir, mais ne parviens qu’à fixer le plafond. Je me lève pour me verser un doigt de whisky et traîner devant l’holoPoste du salon. À cause de la guerre, toutes les chaînes sont éteintes. Je me complais un moment dans le sentiment étrange d’être retranché du reste de l’humanité, puis fouille dans les données du vaisseau. Parmi de vieux films, des histoires de pirates de l’espace, de nobles Ors légendaires, de chasseurs de prime Obsidiens, et une série sur les amours tourmentées d’un musicien Violet vénusien, je trouve un menu qui recense les derniers holos sélectionnés par Roque. Les plus récents remontent à la nuit précédant la bataille.

Le cœur battant, je les inspecte, aussi nerveux qu’un fouineur feuilletant un journal intime. Certains sont des reprises de l’opéra favori de Roque, Tristan et Isolde, mais la plupart datent de notre passage à l’Institut. J’hésite, la main levée, prêt à les lancer. Quelque chose m’en empêche. J’appelle Holiday via ma console.

— Tu es réveillée ?

— Maintenant, oui.

— J’ai besoin d’une faveur.

— Comme d’habitude.

Vingt minutes plus tard, Holiday et trois Fils d’Arès font entrer Cassius, les mains menotées devant lui, dans ma cabine.

— Je vais me débrouiller tout seul, dis-je à Holiday après les avoir remerciés.

— Avec respect, m’sieur, ce n’est pas votre point fort.

— Holiday.

— On va attendre dans le couloir, m’sieur.

— Retourne te coucher.

— Criez si vous avez besoin de quelque chose, m’sieur.

Elle sort. Cassius, mal à l’aise, observe les sculptures de marbre qui décorent mon atrium circulaire.

— Bravo pour ta discipline de fer. Ah, Roque était doué pour la décoration ! Enfin, comme un vieux barbon mélomane de quatre-vingt-dix ans.

— Il était né trois mille ans trop tard, hein ?

— Je pense qu’il n’aurait pas aimé les toges. Ils ont essayé de relancer la mode à l’époque de mon père, tu savais ? Surtout pour les soirées et les petits déjeuners. J’ai vu les photos. C’était terrifiant, conclut-il avec un frisson théâtral.

— Un jour, on dira sûrement la même chose de nos cols raides, dis-je en effleurant le mien.

Il examine le whisky dans ma main.

— Tu m’as appelé pour m’offrir un verre ?

— Pas seulement.

Je le précède dans le salon. Encombré par ses bottes de prisonnier, qui pèsent plus de vingt kilos chacune, il semble tout de même plus à sa place ici que moi. Tandis qu’il s’assoit sur le canapé, méfiant, je lui sers un verre. Il hausse les sourcils.

— Vraiment, Darrow ? Du poison ?

— C’est du Lagavulin. Lorn l’avait offert à Roque après le siège de Mars.

— L’ironie du destin, grogne Cassius. Bah, on ne refuse pas un whisky. Surtout de cette qualité, approuve-t-il en l’admirant. Belle robe.

— Il me rappelle mon père. Même si sa bibine à lui n’était bonne qu’à dégraisser les moteurs et massacrer les neurones.

— Quel âge avais-tu quand il est mort ?

— Six ans, par là.

Au-dessus de nos têtes, la ventilation bourdonne paisiblement. Cassius incline son verre.

— Mon père n’était pas un gros buveur. Mais, parfois, je le trouvais avec une flasque sur son banc préféré, en haut d’un sentier qui parcourait les Monts. C’étaient mes moments préférés avec lui, avoue-t-il en se mâchonnant l’intérieur de la joue. Il n’y avait que nous deux et les aigles qui tournoyaient à l’horizon. Il me parlait des arbres qui poussaient en dessous de nous. Il adorait les arbres. Il m’entretenait sur leurs espèces, leurs besoins, et sur les oiseaux qui nichaient dans leurs branches. Surtout l’hiver. Il aimait les admirer sous la neige. Je ne l’écoutais pas vraiment. J’aurais dû.

Il reprend une gorgée de whisky. Il doit y détecter des notes de tourbe, de pamplemousse, de roche écossaise. Pour moi, il n’a qu’un goût de fumé.

— C’est le château de Mars ? demande-t-il en désignant l’holoPoste. Diantre. Il a l’air si petit…

— Plus petit qu’un moteur de Foudre-de-Guerre.

— C’est fou comme en vieillissant la vie met davantage les choses en perspective.

— À une époque, je trouvais les Gris gigantesques ! dis-je en riant.

Il me sourit malicieusement.

— Eh bien… si tu te bases sur Sevro… (Il glousse, puis reprend son sérieux.) Je voulais te remercier… pour m’avoir invité aux funérailles. C’était… étonnement élégant de ta part.

— Tu aurais fait la même chose.

— Mmh… C’est l’HP de Roque ?

— Oui. Je voulais trier ses holos. Il en a vu certains plusieurs dizaines de fois. Pas les batailles, mais… les moments tranquilles de l’Institut. Tu sais…

— Tu les as regardés ?

— Je voulais t’attendre.

Ma réponse le surprend et le rend suspicieux. Sans plus attendre, je lance les enregistrements, nous replongeant dans notre vie de l’Institut. Après quelques minutes d’embarras, l’alcool aidant, nous nous mettons à rire devant certains moments. D’autres nous rendent silencieux. Nous revivons ces nuits où, bannis du château, nous avons fait rôtir des chèvres dans les ravins. Nous revoyons Quinn nous raconter ses histoires au coin du feu. Nous l’écoutons décrire les essais de sa grand-mère pour construire une maison, sans architecte, à plus de cent kilomètres de toute civilisation.

— C’était la première nuit où nous nous sommes embrassés, me confie Cassius. Elle refermait son sac de couchage. Je lui ai dit que j’avais entendu un bruit. Nous sommes allés vérifier. Quand elle a compris que c’était moi qui lançais des cailloux, elle a su ce que je voulais. Ce sourire ! s’esclaffe-t-il. Et ces jambes ! Le genre que tu veux sentir autour de ta taille, tu vois ? Mais mademoiselle a joué la difficile. Elle m’a collé sa main dans la figure avant de m’envoyer promener.

— Elle savait ce qu’elle voulait.

— Oui. Mais le lendemain matin, elle m’a réveillé avec un baiser. En imposant ses conditions, bien entendu.

— Et c’est ainsi que pour la première fois jeter des cailloux a fonctionné pour séduire une femme.

— Tu serais surpris !

Certains épisodes me sont totalement inconnus : par exemple celui où Quinn pousse Cassius dans la rivière alors qu’il pêche avec Roque. Tandis qu’ils barbotent dans l’eau, Cassius, à mes côtés, avale une grande gorgée de whisky. Nous observons Roque tomber amoureux de Léa pendant qu’ils explorent les montagnes ; leurs mains qui s’effleurent innocemment ; Fitchner qui les surveille de derrière un arbre mort ; la première nuit où ils s’abritent sous la même couverture ; le soir où Roque l’emmène se promener, espérant l’embrasser, et où Antonia et Vixus émergent du brouillard, leurs lunettes rouges luisant dans l’obscurité.

Roque se défend. Ils le jettent du haut d’une falaise avant d’embarquer Léa. Roque se brise le bras et se fait emporter par la rivière. Le temps qu’il revienne, trois jours plus tard, je suis en théorie déjà mort, tué par le Chacal. Roque se rend jusqu’au cairn que j’ai construit pour Léa. Des loups ont creusé pour dévorer son cadavre. Il y pleure pendant de longues heures. Cassius s’assombrit devant l’HP, comme il s’était assombri des années plus tôt, à son retour au château, en apprenant les événements de la nuit. Ou peut-être se sent-il coupable de s’être allié à Antonia à l’époque.

Je découvre d’autres scènes, d’autres petites vérités. La plus regardée, d’après le menu, est celle où Cassius nous appelle ses frères, Roque et moi, et nous offre des postes au sein de la Maison Bellona. Son visage reflète un tel espoir, une telle joie de vivre ! Les nôtres aussi, malgré ce que je savais déjà à l’époque. Ma trahison me semble d’autant plus monstrueuse en regardant ces images.

Je remplis le verre de Cassius tandis que sur l’HP Roque s’éloigne sur sa jument grise, l’air méditatif. Cassius dit finalement :

— Nous l’avons tué. C’était notre guerre, pas la sienne.

— Tu crois ? Ce n’est pas nous qui avons créé ce monde. Je ne me bats même pas pour moi. Toi non plus. Roque non plus. Il se battait pour Octavia, pour une Société qui l’aura oublié dans trois mois. Oh, ils utiliseront sa mort à des fins politiques, peut-être pour lui faire porter le chapeau. Mais, pour finir, il sera vite remplacé.

Il ne peut ignorer mon dégoût. C’est ceci la plus grande crainte de Cassius : que sa mort passe inaperçue. Toutes ces histoires d’honneur, de fin glorieuse… Le monde réel n’en a vraiment rien à battre.

— À ton avis, combien de temps va-t-elle durer ? demande-t-il d’un air pensif. La guerre ?

— Entre nous ou de façon générale ?

— Entre nous.

— Jusqu’à ce que l’un d’entre nous cesse de respirer. Ce n’est pas ce que tu m’as promis ?

— Tu te rappelles, grogne-t-il. Et de façon générale ?

— Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de Couleurs.

— Magnifique, dit-il en riant. Tu as raison, visons bien bas. Nous serons moins déçus.

Je l’observe faire tourner son whisky dans son verre.

— D’après toi, si Augustus ne m’avait pas mis avec Julian pour l’Épreuve, qu’est-ce qui se serait passé ?

— Ça n’a plus d’importance, dit-il.

— Essaie quand même.

Il vide son verre cul sec avant de répliquer sèchement :

— Je ne sais pas ! Toi et moi, nous ne sommes pas des créatures en nuances, comme Roque ou Virginia, continue-t-il en se resservant, étonnamment habile, malgré ses menottes. Tu te rappelles les bêtises que nous racontions ? Que tu étais le tonnerre, et moi l’éclair ? C’est la plus pure vérité. Inutile de se voiler la face. Sans tempête, nous ne sommes que des hommes. Mais au milieu du combat… ô, comme nous tonnons et nous resplendissons !

Sa grandiloquence le fait rire d’une façon sardonique.

— Tu penses vraiment que nous n’avons pas le choix ?

— Pas toi ? demande-t-il d’un air sombre.

Il me ressert. Je hausse les épaules et réponds :

— C’est ce que dit Victra à propos d’elle-même. Je suis prêt à parier que c’est faux. Pour elle. Pour nous. Tu sais, Lorn répétait souvent qu’il se sentait piégé par sa vie, par ses choix, au point de ne plus être lui-même, d’avoir l’impression d’avancer avec des œillères, et seulement à coups de fouet. Et finalement, malgré sa bonté, sa famille et l’amour qu’il leur portait, il sera mort comme il a vécu.

Cassius devine le sens caché de mes propos. Il note que j’aurais pu parler de Mustang ou de Sevro, mais que je ne l’ai pas fait. Il comprend mon sous-entendu parce que nos vies, sous de nombreux aspects, sont terriblement semblables.

— Tu penses que tu vas mourir, hasarde-t-il.

— Comme le disait Lorn, il faut bien payer un jour l’addition. Et la fin est proche.

Oubliant son whisky, il me regarde avec affection. J’ai mis le doigt sur un point douloureux de son âme. Peut-être, lui aussi, imagine-t-il se diriger vers son tombeau ?

— Tout ce temps, confie-t-il, je n’ai jamais pensé au fardeau que tu portais. Tu ne pouvais en parler à personne, n’est-ce pas ?

— Non. C’était trop risqué. Et puis tu imagines la conversation ? « Bonjour, je suis un espion Rouge ! »

Il ne rit pas.

— Tu ne peux toujours pas. C’est ça qui te ronge. Même parmi les tiens, tu te sens comme un étranger.

J’hésite à me confier à lui. Le whisky décide à ma place.

— C’est vrai. Ils sont tous si… fragiles. Sevro à cause de la mort de son père et des attentes des gens. Victra parce qu’elle pense qu’elle est mauvaise, comme empoisonnée. Ils croient tous que je suis sûr de moi, que ma femme me donne la foi. Mais ce n’est plus vrai, depuis longtemps. Et Mustang…

Je m’arrête, gêné. Il me presse :

— Vas-y, vieux. Mustang quoi ? Tu as tué mes frères, j’ai tué Fitchner… Je pense qu’on n’a plus rien à se cacher.

La bizarrerie de l’instant me fait grimacer.

— Elle est toujours en train de me juger. Comme si elle estimait ma valeur. Pour voir si je suis digne.

— Digne de quoi ?

— D’elle ? De tout ça ? Je ne sais pas. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir fait mes preuves, mais elle continue. (J’inspire profondément.) C’est pareil pour toi, non ? Servir la Souveraine, alors qu’elle a tué Quinn ; obéir aux attentes de ta mère ; écouter l’assassin de tes frères qui te tient la jambe…

— Karnus ne compte pas, va.

— Ça devait être sympa, chez vous.

— En fait, me corrige-t-il, il m’aimait bien quand j’étais enfant. Je sais, c’est choquant. C’était un peu mon héros. Il jouait avec moi, m’emmenait en voyage… Me parlait de filles, à sa façon… Julian n’a pas eu cette chance, par contre.

— J’ai un frère aîné. Il s’appelle Kieran.

— Il est encore vivant ?

— Oui. Il est mécanicien pour les Fils d’Arès. Il a quatre enfants.

— Tu es un oncle ? me demande-t-il, surpris.

— Doublement. Il a épousé la sœur d’Eo.

— Vraiment ? J’étais un oncle autrefois. Un sacré oncle… (Son sourire s’éteint. Ses yeux se font vagues. Je devine les soupçons, les interrogations qui continuent de peser sur son âme.) Je suis fatigué de cette guerre, Darrow.

— Moi aussi. Et si je pouvais te ramener Julian, je le ferais. Mais je me bats pour lui. Du moins, pour les hommes comme lui. Les gens bien. Ceux qui sont bons et sages, qui voient le monde tel qu’il devrait être, mais qui parlent moins fort que les connards.

— Tu n’as pas peur de tout réduire en pièces et de ne pas pouvoir recoller les morceaux ? demande-t-il sincèrement.

Sa question me fait comprendre, pour la première fois depuis longtemps, quelque chose d’important sur moi-même.

— Si. C’est pour ça que j’ai Mustang.

Il me regarde un long moment, de façon presque dérangeante, avant de secouer la tête en riant doucement.

— J’aimerais que tu sois plus facile à détester.

— Ça, c’est digne d’un toast, dis-je en levant mon verre.

Il m’imite. Nous buvons en silence.

Avant qu’il me quitte, cette nuit-là, je lui offre un holocube à regarder dans sa cellule. Je m’excuse par avance de son contenu, mais il faut qu’il le voie. L’ironie de la situation – mon cube contre le petit cadeau empoisonné du Chacal autrefois – ne lui échappe pas. La vérité le fera pleurer et se sentir plus seul que jamais, mais la vérité est rarement agréable à découvrir.

Longtemps après le départ de Cassius, ma tablette sonne, m’arrachant à un rêve agité. C’est un message urgent de Sevro. Victra a attaqué Antonia dans la ceinture d’astéroïdes et réclame des renforts. Holiday est en train de rassembler une équipe. Sevro est déjà prêt.

J’embarque avec Mustang et les Hurleurs sur le dernier Foudre-de-Guerre des Télémanus, le plus rapide de nos vaisseaux restants. Séfi, avide de combats, voudrait nous accompagner, mais j’ai besoin d’elle pour maintenir l’ordre parmi les Obsidiens. Elle est devenue leur conciliatrice officielle, ainsi que le sujet préféré des nouvelles blagues de Sevro. « Que dit-on quand une femme qui mesure deux mètres vingt et qui porte une hache de guerre et un crochet où pendent des langues entre dans une pièce ? Absolument rien. » Personnellement, je m’inquiète surtout du fait que cette alliance ne tienne le coup que grâce à une poignée de forts caractères. Si l’un d’entre eux venait à mourir…

Nous poussons les moteurs au maximum pour rejoindre Victra. Cependant, une heure avant notre rendez-vous, perdus dans un déluge d’astéroïdes qui perturbent nos radars, nous recevons un message codé typiquement juliien :

— Connasse capturée. Kavax libéré. Victoire remportée.

Nous finissons par arriver en vue de sa flotte. Sevro triture nerveusement la couture de son pantalon. Victra a frappé un grand coup : lancée à la poursuite de sa sœur avec vingt vaisseaux d’intervention, elle en possède maintenant cinquante de plus. Rapides, agiles, onéreux, ils sont exactement le genre d’engins dont raffolent les Maisons marchandes. En bonus, ils portent déjà le soleil orné de lances de la famille Julii.

Victra nous attend sur la passerelle de l’ancien vaisseau-amiral de sa mère, le Pandore. Vêtue d’un uniforme noir brodé d’orange, le symbole de sa famille resplendissant sur son cœur, elle est magnifique. Elle a retrouvé ses vieilles boucles d’oreilles en jade. Elle nous accueille d’un sourire à la fois fier et énigmatique.

— Mes bonsieurs, bienvenue à bord du Pandore.

Kavax se tient derrière elle, le bras dans une attelle, la moitié droite du visage couverte de bandaPâte. Ses filles se pressent autour de lui en riant tandis qu’il salue Mustang d’une voix tonitruante. Cette dernière tente, durant une seconde, de se conduire dignement, puis cède et court vers lui pour l’embrasser sur le crâne. Il l’examine joyeusement.

— Mustang ! Mes plus plates excuses ! J’ai encore été capturé.

— Une vraie demoiselle en détresse, se moque Sevro.

— Il semblerait, dit gravement Kavax.

— Promets-moi seulement que c’est la dernière fois, ordonne Mustang. Tu es encore blessé !

— Un égratignure, ma bonnedame ! La magie coule dans mes veines, vous le savez !

— J’ai amené quelqu’un qui mourait d’envie de te voir.

Mustang siffle. Au bout de la rampe qui mène à la navette, Caillou relâche Sophocle. Le renard se précipite vers son maître, ses griffes raclant le sol ; il manque de renverser Sevro au passage et se jette dans les bras du Titan. Kavax l’embrasse à pleine bouche. Victra fait une grimace dégoûtée. Sevro s’approche d’elle.

— Je pensais que tu avais des ennuis, grogne-t-il.

— Je t’ai dit que tout était sous contrôle, rétorque-t-elle. La flotte est loin derrière, Darrow ?

— Deux jours.

— Où est Daxo ? lance Mustang en regardant autour d’elle.

— Il déloge les derniers rats des ponts supérieurs, explique Victra. Certains Sans-Égaux s’y accrochent comme des teignes, c’est épuisant.

— Il n’y a presque pas de débris, dis-je. Comment as-tu fait ?

— Je suis l’héritière légitime des Julii, répond-elle fièrement. Par ma naissance, et par le testament de ma mère. Les vaisseaux d’Antonia – mes vaisseaux – sont commandés par des larbins et des alliés sous contrat. Ce sont eux qui m’ont contactée. Ils m’ont suppliée de les sauver du grand méchant Faucheur…

— Et les hommes fidèles à ta sœur ?

— J’en ai exécuté trois, et j’ai détruit leurs vaisseaux pour l’exemple. Les autres Praetors que j’ai capturés pourrissent en cellule. Mes partisans et les amis de ma mère ont repris le contrôle.

— Est-ce qu’ils nous suivront ? bougonne Sevro.

— Ils me suivront, moi.

— Ce n’est pas la même chose, dis-je.

— Bien sûr. Ce sont mes vaisseaux.

J’échange un regard préoccupé avec Mustang. Aujourd’hui, Victra a reconquis la première partie de l’empire de sa mère. Le reste prendra du temps, mais son triomphe lui procure une autonomie inquiétante, comparable à celle de Roque après ma Pluie de Fer. Je vais devoir mettre sa loyauté à l’épreuve. Sevro en est conscient, et ça ne lui plaît pas.

— La propriété donne de drôles d’idées ces temps-ci, observe-t-il. Des idées d’indépendance…

Victra se hérisse. Mustang intervient avec diplomatie :

— Ce que Sevro veut dire, c’est que, maintenant que tu t’es vengée, est-ce que tu vas nous suivre jusqu’au Noyau ?

— Antonia respire encore.

— Et quand elle ne respirera plus ?

Victra hausse les épaules, puis répond évasivement :

— Je ne suis pas douée pour les relations à long terme.

L’humeur de Sevro s’assombrit davantage.

Les cellules sont remplies de dizaines de prisonniers, pour la plupart des Ors de haut rang, fidèles à Antonia. Savourant leur rage d’avoir un Rouge pour geôlier, je m’avance sous leurs regards haineux. Antonia se trouve dans l’avant-dernière cellule, adossée contre les barreaux qui la séparent de sa voisine. Malgré une meurtrissure sur une joue, elle est toujours aussi belle. La lumière pâle souligne sa bouche sensuelle, ses cils épais, ses yeux aguicheurs et la souplesse de ses longs membres. Assise en tailleur, elle essaie d’ôter une écharde de son gros orteil.

— Je savais bien que j’avais entendu le Faucheur, me salue-t-elle d’une voix séductrice en me dévorant des yeux. Tu n’as pas lésiné sur les protéines, pas vrai, chéri ? Te voilà de nouveau tout costaud. Ne t’inquiète pas. Pour moi, tu seras toujours un petit vermisseau.

Je jette un coup d’œil à la dernière cellule.

— Vous êtes les dernières Osseleuses vivantes, dis-je. Je veux connaître les plans du Chacal. Je veux connaître la force de ses armées, leurs positions et leurs logistiques. Je veux savoir ce qu’il sait des Fils d’Arès. Où en sont ses relations avec la Souveraine. S’il a prévu de l’attaquer, comment je peux le vaincre. Et, plus que tout, je veux savoir où sont ces foutues bombes nucléaires. Si vous me révélez tout ce que je veux, je vous laisserai vivre. Sinon, je vous tuerai. Suis-je clair ?

Antonia reste impassible quand j’évoque les bombes. Sa compagne de cellule également.

— Tout à fait, dit Antonia. Tu as ma totale coopération.

— Tu n’es qu’un cafard, Antonia. Tu n’as pas la priorité sur ce coup.

Je frappe les barreaux de la cage où une Or, petite et basanée, me dévisage en silence de ses yeux hargneux. Ses traits sont aussi acérés que sa langue, ses cheveux plus dorés que dans mon souvenir : sans doute artificiellement éclaircis, comme les iris de ses yeux.

— C’est à toi que je parle, Chardon. La première qui crache le morceau reste en vie.

— Très bel ultimatum, applaudit Antonia sans se lever. Tu es certain d’être un Rouge ? Tu étais vraiment à ta place parmi nous. Tu ne trouves pas ? demande-t-elle en riant.

— Tu as une heure pour réfléchir, Chardon.

Je m’éloigne, les laissant cogiter.

— Darrow ! crie enfin Chardon. Dis à Sevro que je suis désolée. Je t’en prie !

Je fais demi-tour pour m’approcher d’elle.

— Tu as teint tes cheveux.

— La petite Bronze voulait faire partie des grands, ronronne Antonia. Ne la gronde pas, elle y croyait sincèrement.

Chardon m’implore du regard, agrippée aux barreaux.

— Je suis désolée, Darrow. Je ne pensais pas que ça irait si loin. Je n’aurais jamais…

— Ne mens pas. Tu n’es pas idiote, alors cesse de prétendre le contraire. Ça te rend pathétique. À la rigueur, je comprends que tu aies pu me trahir, mais Sevro et les Hurleurs étaient censés être au gala. Comment as-tu pu leur faire ça ?

Elle baisse les yeux, fuyant mon regard, incapable de me répondre. J’effleure ses cheveux dorés.

— Tu sais, nous t’aimions comme tu étais.

Je rejoins Sevro, Mustang et Victra dans la salle de surveillance où deux techniciens allongés dans des fauteuils ergonomiques surveillent les holos qui flottent autour d’eux.

— Elles ont dit quelque chose ?

— Pas encore, répond Victra. Mais ça mijote ferme, et j’ai augmenté le chauffage.

Je me tourne vers Sevro qui fixe un des écrans.

— Tu veux parler à Chardon ?

— Qui ça ? rétorque-t-il. Jamais entendu parler.

Il souffre de la revoir, mais il souffre encore plus de devoir jouer le dur, alors que sa trahison l’a blessé profondément. Je ne sais pas s’il fait semblant pour Victra, pour moi ou pour lui-même. Probablement pour les trois.

Après plusieurs minutes, Antonia et Chardon se mettent à dégouliner de sueur. Sur mes ordres, la température a été montée à quarante degrés afin de les mettre un peu plus à cran. Nous avons aussi augmenté la pesanteur de façon imperceptible. Pour le moment, Chardon se contente de pleurer et Antonia de tâter sa joue blessée, évaluant les dégâts.

— Il nous faut un plan, finit-elle par déclarer.

— Quel plan ? siffle Chardon d’un coin de sa cellule. Ils vont nous tuer, même si nous leur donnons des informations !

— Espèce de grosse vache pleurnicheuse. Reprends-toi ! Tu fais honte à ta cicatrice et à la Maison Mars.

Dans la salle de surveillance, Sevro commente :

— Elles savent qu’on les écoute. Du moins, Antonia.

— Tant mieux, répond Mustang. Les prisonniers intelligents aiment se montrer malins avec leurs geôliers. Ils sont tant persuadés de contrôler la situation que leurs petits jeux finissent par les perdre.

— C’est ta propre expérience de prisonnière de guerre qui t’a appris tout ça ? raille Victra. Je t’en prie, raconte-nous.

— Taisez-vous, dis-je en montant le volume.

— Je vais tout leur raconter, menace Chardon. Je n’en ai plus rien à battre de toute cette merde !

— Tout ? Tu ne sais rien.

— J’en sais assez.

— Et j’en sais davantage, réplique Antonia.

— Tu crois qu’ils vont te faire confiance ? À toi, une folle matricide ? Si tu savais ce que les gens pensent de toi…

— Oh, mon cœur, tu es vraiment stupide à ce point ? lui demande Antonia avec sympathie. Eh oui, il semblerait.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Utilise ta tête, nigaude. Juste une fois, je t’en conjure.

— Va te faire voir, salope.

— Je m’excuse, Chardon, dit Antonia en s’étirant contre les barreaux. C’est la chaleur.

— Plutôt la syphilis qui te bouffe le cerveau, marmonne Chardon qui marche de long en large, les bras croisés.

— Charmant. Je suppose que tout est dans l’éducation…

Je considère l’idée d’isoler Chardon pour l’interroger à part. Mustang me fait changer d’avis.

— Ça pourrait être une ruse, inventée par Antonia avant leur capture. Ou peut-être une stratégie de mon frère. Ce serait bien son genre. Elles se sont peut-être même laissé capturer.

— « Laissé » ? répète Victra. Je connais cinquante cadavres d’Ors dans la morgue qui ne seraient pas de ton avis.

— Non, elle a raison, dit Sevro. Laissons-les continuer. Peut-être qu’Antonia va laisser échapper quelque chose.

Cette dernière ferme les yeux et appuie la tête contre les barreaux, attendant que Chardon revienne à la charge. Ce qui ne tarde pas.

— Qu’est-ce que tu voulais dire ? Tout à l’heure ?

— Chérie… Tu n’as vraiment pas réfléchi. Moi, je suis déjà morte. Tu l’as dit toi-même. Même si j’essaie de le nier, j’ai tiré dans le dos de ma sœur et je l’ai barbouillée d’acide pendant un an. Elle va me peler comme un oignon, couche par couche.

— Darrow ne la laissera jamais faire.

— C’est un Rouge. Nous sommes des ennemis à ses yeux.

— Il ne ferait pas ça.

— Je connais un gobelin que ça ne dérangerait pas…

— Sevro.

— Vraiment ? répond Victra, indifférente. Peu importe. Je suis morte. Toi, il te reste une chance. La question que tu dois te poser, c’est : est-ce qu’ils te garderont en vie une fois que tu leur auras tout raconté ? Tu as besoin d’une stratégie. D’un plan de secours. De quelque chose pour marchander.

Chardon s’approche des barreaux qui les séparent.

— Tu ne m’auras pas, dit-elle en retrouvant un semblant de bravoure. Tu sais quoi ? Tu es fichue. Darrow va gagner, et tant mieux. Je vais même l’y aider. Je vais te dire ce qu’il a prévu, Darrow ! crie-t-elle à la caméra. Laisse-moi juste…

— Fais-la sortir ! dit Mustang. Maintenant !

— Non, murmure Victra derrière moi.

Sevro et moi les regardons, surpris. Victra s’est déjà précipitée vers la porte, hurlant aux techniciens :

— Ouvrez la cellule 31 !

Comprenant ce qui se passe, nous nous élançons derrière elle, bousculant un Vert au passage. Mustang nous suit. Nous courons vers la porte blindée contre laquelle Victra frappe des poings, ordonnant qu’on lui ouvre. La serrure bourdonne et se désactive. Nous filons devant les gardes qui ramassent leurs armes, désemparés, et pénétrons dans le couloir des cellules.

Malgré les cris des prisonniers, je distingue les sprotch, sprotch, sprotch mouillés bien avant d’atteindre Antonia. Penchée à travers les barreaux, les doigts agrippés dans les cheveux trempés de sang de Chardon, elle lui brise le crâne sur les barres en acier. Victra ouvre la porte magnétique. Antonia, sa tâche macabre accomplie, se redresse en levant innocemment ses mains écarlates.

— Doucement, Vicky, se moque-t-elle. Tu as besoin de moi. Je suis la seule à savoir des choses sur le Chacal. À moins que tu ne veuilles tomber droit dans ses griffes, tu…

Victra lui écrase son poing dans la figure. J’entends les os craquer à dix mètres. Elle la plaque ensuite contre le mur en continuant de frapper. Mécaniquement. Froidement. Bien campée sur ses jambes, le bras ferme, comme on nous l’a appris à l’Académie. Antonia se débat en la griffant, puis finit par s’affaisser. Les bruits de coups se font humides. Victra ne s’arrête pas. Je ne fais rien pour l’y forcer. Je hais Antonia, et une part de mon esprit savoure de la voir enfin souffrir.

Sevro me bouscule pour se précipiter sur Victra, lui plaque un bras dans le dos et lui enserre en même temps le cou. D’un fauchage de jambes il la précipite par terre, où il l’immobilise. Antonia glisse lentement sur le côté. Mustang bondit pour l’empêcher de se fracturer le crâne sur le rebord de la couchette. Je m’accroupis pour prendre le pouls de Chardon, inutilement. Son crâne est complètement défoncé. Je l’examine, me demandant pourquoi je ne suis pas davantage horrifié. Une part de mon âme est morte. Pourquoi ? Depuis quand ?

Mustang appelle un Jaune à grands cris. Les gardes s’agitent dans tous les sens. Je me secoue. Sevro relâche Victra, qui tousse et le repousse furieusement. Mustang inspecte Antonia. Le visage lacéré, les dents brisées, elle respire laborieusement à travers son nez cassé. Sans ses cheveux et ses Symboles, je ne pourrais même plus deviner qu’elle est une Or. Victra quitte la cellule sans la regarder, repoussant les Gris si brutalement que deux d’entre eux tombent par terre. Je l’appelle, comme si je savais quoi lui dire :

— Victra…

Elle se retourne, les yeux rougis, non de colère mais d’une tristesse insondable. Ses jointures sont en sang.

— Autrefois, je lui nattais les cheveux, se force-t-elle à dire. Je ne sais pas pourquoi elle est comme ça. Ni moi.

Un éclat de dent de sa sœur est enfoncé entre son annulaire et son majeur. Elle l’arrache pour l’examiner à la lumière, telle une enfant qui admire un morceau de verre poli. Puis elle frissonne d’horreur et le laisse tomber sur le sol en acier. Elle regarde ensuite Sevro.

— Je te l’avais dit.

Plus tard, tandis que les médecins s’occupent d’Antonia, les Fils d’Arès fouillent les affaires de Chardon à bord de son Foudre-de-Guerre, le Typhon. Dans un placard, sous un double-fond, ils découvrent la fourrure puante et raidie d’un loup. Sevro ravale un sanglot quand Tête-de-Nœud la lui apporte.

— Chardon l’avait détachée, nous rappelle Clown. À l’Institut, quand le Chacal avait crucifié Antonia, Chardon l’avait détachée.

Les Hurleurs originels, du moins les survivants, sont réunis autour du cercueil en métal de leur amie, dans la salle de lancement des torpilles. Mustang se tient à l’écart, nous laissant nous recueillir.

— J’avais oublié, dis-je.

— Quel monde, hein ? raille Sevro.

— Tu te rappelles quand tu l’as fait asticoter Léa parce qu’elle ne voulait pas tuer sa chèvre ? demande Caillou en riant.

Sevro l’imite. Clown se moque de lui.

— Pourquoi tu ris ? Tu étais en train de bouffer des champignons et de hurler à la lune, à cette époque.

— Je regardais, dit Sevro. J’ai toujours regardé.

— C’est glauque, patron, proteste Tête-de-Nœud d’un air comique. Qu’est-ce que tu fichais à nous espionner ?

— Il se lustrait la queue dans les buissons, dis-je.

— Seulement quand vous dormiez, grommelle Sevro.

— Beurk, dit Caillou en plissant le nez, avant de ranger la peau de loup dans son sac. Hurle à jamais, petite Chardon, ajoute-t-elle gentiment, sans une trace de reproche.

Leur tristesse, dénuée de toute colère, me rappelle combien je les aime de tout mon cœur. Comme pour Roque et Ragnar, nous faisons nos derniers adieux à Chardon, puis nous l’expédions dans le cœur du Soleil. Clown et Caillou quittent la salle main dans la main, sous les taquineries de Tête-de-Nœud. Souriant, je m’attarde avec Sevro. Mustang n’a pas bougé de son coin.

— Pourquoi Victra t’a-t-elle lancé : « Je te l’avais dit » ?

Sevro jette un coup d’œil à Mustang.

— Ah… ça n’a pas d’importance. (Un court instant, il semble sur le point de partir, hésite.) Elle y a mis fin.

— À quoi ?

— À nous.

— Oh.

— Je suis désolée, Sevro, dit Mustang. Victra traverse beaucoup de choses en ce moment.

— Ouais. C’est probablement ma faute, dit-il en s’appuyant contre un mur. Je lui ai dit… (Il fait la grimace.) Je lui ai dit que je l’aimais avant la bataille. Vous savez ce qu’elle a répondu ?

— « Merci » ? tente Mustang.

Il fait une drôle de tête.

— Non. Elle a dit que j’étais un idiot. Peut-être que c’est vrai. Peut-être que j’ai imaginé des trucs. Que je me suis monté le bourrichon tout seul, quoi.

Il fixe le sol, pensif. Mustang me fait un signe insistant.

— Sevro, tu as beaucoup de défauts, dis-je d’une voix sérieuse. Tu pues. Tu es petit. Tes tatouages sont douteux. Tes préférences pornographiques sont… excentriques. Et tu as des ongles de pied très bizarres.

— Bizarres ?

— Ils sont franchement longs, vieux. Tu devrais les couper.

— Nan. C’est pratique pour s’accrocher à des trucs.

Je le scrute, me demandant s’il est sérieux. Sans doute que oui. Je continue :

— Je disais donc, tu as beaucoup de défauts, gamin. Mais tu n’es pas un idiot.

Le regard vague, il semble ne pas m’avoir entendu.

— Elle pense qu’elle a du poison dans les veines. C’est de ça qu’elle parlait dans les cellules. Elle croit qu’elle gâche tout ce qu’elle touche. Que je ferais mieux de rester loin d’elle.

— Elle a peur, dit doucement Mustang. Surtout après tout ce qui s’est passé.

— Tu veux dire ce qui continue de se passer. Ça commence à ressembler à une foutue prophétie. « La mort entraîne la mort… »

Je tente de le rassurer :

— Nous avons gagné, près de Jupiter…

— On peut gagner toutes les batailles, mais quand même perdre la guerre, marmonne-t-il. Le Chacal a plus d’un tour dans son sac. Quant à Octavia, nous n’avons fait que l’égratigner. L’Armada du Sceptre est plus grande que celle de l’Épée. Et puis, il y a les flottes de Vénus et de Mercure. On sera un contre trois. Beaucoup de gens vont mourir, sans doute tous ceux qu’on connaît.

Mustang lui sourit.

— Dans ce cas, nous allons changer la donne, Sevro.

Une fois que Mustang nous a exposé les grandes lignes de son plan, que nous avons fini de rire et de disséquer ses points faibles, elle s’en va rejoindre le reste de la flotte, nous laissant le temps de digérer son idée. Je reste avec Victra et les Hurleurs pour interroger Antonia et surveiller les réparations du Pandore.

La beauté d’Antonia appartient désormais au passé. Les dégâts sont catastrophiques : ses dents sont en morceaux, son orbite gauche et son nez complètement enfoncés – il a fallu des pinces pour récupérer ce dernier –, et elle souffre de multiples traumatismes rachidiens et cérébraux. Les médecins Jaunes, avant de découvrir le symbole de la Maison Jupiter incrusté dans sa chair – Victra portait sa chevalière quand elle l’a frappée –, ont même cru qu’elle avait subi un accident de vaisseau. Je tente de m’en amuser :

— Le sceau de la justice ! Quoi ? C’est drôle !

Sevro lève les yeux au ciel.

— Va falloir t’entraîner, Fauch’.

Quand j’interroge enfin Antonia, elle me jette un regard rageur de son œil indemne, mais coopère. Peut-être mes menaces lui semblent-elles à présent plus sérieuses. Peut-être a-t-elle peur que sa sœur ne termine ce qu’elle a commencé.

Selon elle, le Chacal se prépare à notre attaque sur Mars. Sa flotte ainsi que les vaisseaux de la Société affectés aux bases proches de Mars se rassemblent autour de Phobos, qu’il a reconquise. En même temps, un véritable exode se met en place : des milliers de patriciens Ors, Argents et Cuivres quittent Mars pour se réfugier sur Luna et Vénus. Telles Londres durant la Révolution française, ou la Nouvelle-Zélande après la Troisième Guerre mondiale, ces planètes sont devenues terres d’accueil.

Le problème, c’est qu’il est difficile de vérifier les informations d’Antonia. Impossible même, avec la détérioration des réseaux de communication. Le Chacal aurait très bien pu anticiper sa capture et lui fournir de faux renseignements. Nous pourrions foncer droit dans un piège. Chardon nous aurait été d’une grande aide pour nous forger une opinion. Son meurtre a été effroyable mais, d’un point de vue stratégique, très efficace.

Tard dans la nuit artificielle du Pandore, Holiday vient me trouver sur la passerelle. Assis en tailleur devant la baie, j’essaie de me connecter au réseau de Vif-Argent. Une équipe réduite de Bleus surveille notre avancée vers le point de rencontre convenu avec la flotte. Des astéroïdes dérivent paresseusement devant nous. Holiday se laisse tomber près de moi, me tendant un gobelet de café.

— Ton corps tu fortifieras ? parodie-t-elle.

— C’est gentil, dis-je avec surprise. Tu ne peux pas dormir, toi non plus ?

— Nan. Je déteste les vaisseaux. Ne riez pas.

— C’est gênant pour une légionnaire.

— Vous pouvez le dire. La moitié du boulot d’un soldat, c’est de pouvoir dormir n’importe où.

— Et l’autre moitié ?

— Pouvoir chier n’importe où et obéir à des ordres stupides sans devenir fou. C’est le bruit des moteurs, ajoute-t-elle. On dirait des guêpes. Ça vous gêne si j’enlève mes bottes ?

— Je t’en prie, dis-je en goûtant le café – qui n’en est pas. Hum. Du whisky ?

— Très observateur, se moque-t-elle avec un clin d’œil. Les hommes se demandent où nous allons, poursuit-elle plus sérieusement. La vérité, ils pourraient s’en arranger. Mais ne pas savoir, ça les tient éveillés la nuit.

— Je ne suis pas naïf. Il y a des centaines d’espions dans la flotte. Je ne vais pas annoncer mon plan à nos ennemis.

— C’est pas faux, convient-elle. Toujours rien ?

— La Société brouille tout ce qu’elle peut, dis-je en agitant ma tablette. Et les astéroïdes n’aident pas.

— Mmh. Vif-Argent a fait du bon boulot.

Nous restons assis en silence. Si sa présence ne m’apporte pas le réconfort dont j’ai besoin, elle est au moins simple et confortable, comme celle d’une femme élevée à la campagne, où une réputation ne dépend que du fait de savoir tenir parole et des talents de son chien de chasse. Sur beaucoup de points, nous sommes très différents tous les deux. Cependant, nous partageons une même rancœur.

— Désolée pour votre ami, dit-elle.

— Lequel ?

— Les deux. Vous connaissiez la fille depuis longtemps ?

— Depuis l’Institut. Elle était teigneuse, mais loyale…

— Jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus. Classique. Victra est salement secouée, ajoute-t-elle.

— Elle t’a parlé ?

— Ça ne risque pas d’arriver ! dit-elle en riant.

Elle se colle une clope entre les lèvres, l’allume et me la tend. Je refuse d’en prendre une bouffée en secouant la tête. Pendant plusieurs minutes, nous ne disons rien, bercés par le bourdonnement de la ventilation. C’est elle qui reprend :

— Ça craint. Le silence. Vous devez savoir, après le trou.

— Personne ne m’en parle jamais, du trou.

— Personne ne me parle jamais de Trigg.

— Tu aimerais ?

— Nan.

— Ça ne me dérangeait pas avant, le silence.

— Bah, on le remplit avec des choses en vieillissant.

— À Lykos, à part s’asseoir et contempler les ténèbres, il n’y avait pas grand-chose à faire.

— « Contempler les ténèbres », s’amuse-t-elle en soufflant sa fumée par le nez. Ça fait très dur à cuire. Nous, on a grandi dans les champs de maïs, c’est un peu moins classe. Des kilomètres de cette saloperie à la ronde. Parfois, j’imaginais que c’était un océan, qui gronde quand le vent souffle. Un grondement méchant, mauvais. Enfin, j’ai toujours voulu partir. Trigg, lui, il aimait Bonespoir. Il voulait s’engager dans la police locale ou devenir garde-chasse. Il aurait été parfaitement heureux de patauger dans les tourbières jusqu’à la fin de sa vie. De boire des coups le soir Chez Lou et d’aller chasser au petit matin. C’est moi qui voulais « voir la mer, explorer les étoiles ». Vingt ans dans la légion. À ce prix, c’était donné, non ? conclut-elle d’un ton rempli d’autodérision.

Curieux, je me demande pourquoi c’est moi qu’elle a choisi pour se confier. Au départ, je pensais qu’elle voulait me consoler, mais son haleine sent le whisky, et je comprends que c’est la solitude qui l’a poussée ici. Je repose ma tablette. Je suis le seul à avoir connu Trigg, même brièvement.

— Je lui ai dit qu’il n’était pas obligé de venir, mais je savais qu’il me suivrait quand même. J’ai promis à maman de prendre soin de lui. Je n’ai même pas pu la prévenir qu’il est mort. Peut-être qu’elle pense qu’on l’est tous les deux.

— Tu as pu le dire à son fiancé ? Éphraïm, c’est ça ?

— Vous vous souvenez…

— Bien sûr. Il est de Luna, non ?

Elle me dévisage un instant.

— Ouais. Éph est un chic type. Il travaillait pour une agence de sécurité d’Imbrium City spécialisée dans la récupération des objets de valeur : des tableaux, des sculptures, des bijoux… Très joli garçon. Ils se sont rencontrés dans un bar à thème pendant une permission de Trigg. Une soirée cocktail-piscine vénusienne. Éph ne savait pas, pour Trigg et moi. Que nous étions avec les Fils et tout. Mais j’ai pu le joindre après vous avoir fait évader. Dans un web-café. Une semaine après, il m’a envoyé un message. Il rejoignait les Fils d’Arès de Luna. Depuis, je n’ai pas eu de nouvelles.

— Je suis sûr qu’il va bien.

— Merci. Même si on sait tous les deux que Luna n’est qu’un gros paquet de merde, en ce moment. (Elle triture un moment les cals épais sur ses mains, puis me donne un coup d’épaule.) Vous savez, vous faites du bon boulot. Vous ne m’avez rien demandé, et je ne suis qu’un grouillot, mais voilà.

— Trigg serait content de moi ?

— Ouais. Et il se pisserait dessus s’il savait qu’on va…

Un bip discret l’interrompt. Un des Bleus me fait signe. Je ramasse précipitamment ma tablette. Un message, unique, vient d’être diffusé dans l’ensemble de la ceinture d’astéroïdes : notre premier contact avec Mars depuis des mois.

— Ouvrez-le ! me presse Holiday.

Je m’exécute. L’image d’une salle d’interrogatoire grisâtre apparaît. Au centre se tient un homme, menotté à une chaise, couvert de sang. Le Chacal s’avance pour se placer devant lui.

— Est-ce que c’est… ?

— Oui, dis-je.

L’homme sur la chaise, c’est mon oncle Narol.

Le Chacal pointe un revolver sur sa tête.

— Darrow. Ça faisait longtemps ! Nous devons parler. Mes Osseleux ont trouvé cet homme en train de saboter des relais spatiaux. Il est plus costaud qu’il n’y paraît. Je croyais pouvoir lui faire cracher tes plans, mais… Je ne veux pas de rançon, continue-t-il en se plaçant derrière mon oncle. Je ne veux rien. Seulement que tu regardes.

Le revolver, mince et métallique, brille dans sa main. Dans les fosses, les Bleus retiennent leur respiration. Sevro fait irruption sur la passerelle au moment où Narol redresse la tête.

— Désolé, Darrow. Je dirai bonjour à ton père pour…

Le Chacal presse la détente, et les ténèbres avalent une nouvelle partie de mon âme. Mon oncle s’affaisse sur le côté.

— Éteignez ça.

Engourdi, je vois le passé défiler devant mes yeux : Narol me coiffant d’un casque de mineur quand j’avais cinq ans, notre bagarre lors de la dernière remise du Laurier, son regard si triste après la pendaison d’Eo, son rire…

— Le message date d’il y a trois semaines, monsieur, dit doucement Virga. Des interférences ont retardé sa réception.

— Est-ce que le reste de la flotte l’a reçu ?

— Je ne sais pas, monsieur. Le signal est bien lisible à présent. Ils l’ont peut-être même capté avant nous.

Et dire que j’ai ordonné à Orion de guetter le moindre message… Il doit déjà avoir filtré.

— Oh, merde, marmonne Sevro.

— Quoi ? demande Holiday.

— On vient de mettre le feu à nos propres poudres, dis-je machinalement.

L’alliance fragile entre les hautes et bassesCouleurs n’y résistera pas. Les Fils adoraient mon oncle, presque autant que Ragnar. Et il est mort. Je frissonne. Tout est encore irréel.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Sevro. Darrow ?

— Holiday, va réveiller les Hurleurs ! Timonier, moteurs à pleine puissance ! Je veux rejoindre la flotte dans moins de quatre heures. Passez-moi Orion et Mustang. Les Télémanus aussi.

— Bien, monsieur, répondent le Bleu et Holiday.

Malgré les astéroïdes, je parviens à joindre Orion pour lui ordonner de verrouiller les passerelles et les armureries des vaisseaux. Inutile d’inciter nos hommes à descendre nos alliés Ors. Au bout de trente minutes, l’image de Mustang, brouillée par les interférences, apparaît devant Sevro, Victra et moi. Daxo est également connecté depuis son vaisseau. Mustang marche à grands pas. Deux Ors et plusieurs Valkyries l’entourent.

— Darrow, tu es au courant ? lance-t-elle.

— Depuis une demi-heure.

— Je suis tellement navrée…

— Qu’est-ce qui se passe, de ton côté ?

— Un connard de technicien a fait circuler le message dans tous les services. Il est sur le réseau général de la flotte, à présent. Darrow… Des mouvements anti-hautesCouleurs ont éclaté un peu partout. Sur le Perséphone, il y a un quart d’heure, des Rouges ont tué trois Ors. Un de mes lieutenants a tiré sur deux Obsidiens qui s’attaquaient à elle. Ils sont morts.

— C’est parti pour une pluie de merde, observe Sevro.

— J’évacue mes hommes vers nos vaisseaux, m’informe Mustang tandis que derrière elle retentissent des coups de feu.

— Où êtes-vous ?

— Sur l’Étoile du Matin.

— Qu’est-ce que vous fichez là ? Vous deviez partir !

— J’ai encore sept Ors au niveau de la salle des machines. Je ne les abandonnerai pas.

— Dans ce cas, je t’envoie les hommes de mon père, gronde Daxo depuis son Foudre-de-Guerre. Ils te sortiront de là.

— C’est stupide ! dit Sevro.

— Non ! lance Mustang. Si tu m’envoies des chevaliers Ors, ce sera un véritable bain de sang ! Darrow, il faut que tu nous rejoignes. Il n’y a que toi qui puisses les arrêter.

— On est encore à des heures de distance.

— Fais de ton mieux. Oh, encore une chose. Ils se sont emparés de la prison. Je crois qu’ils vont exécuter Cassius.

J’échange un regard avec Sevro.

— Il faut que tu trouves Séfi pour qu’elle te protège.

— Séfi ? Darrow… c’est elle qui est à leur tête !

Ma navette se pose sur un quai secondaire de l’Étoile du Matin. Mustang n’est pas là, ni les Ors qu’elle était censée secourir. À la place, un groupe des Fils d’Arès nous attend, mené par Théodora. Sans armes, elle paraît déplacée parmi ces soldats, pourtant, tous lui obéissent au moindre geste. Elle nous met au courant : la mort de mon oncle a provoqué plusieurs accrochages qui ont dégénéré en fusillades. Le chaos s’est propagé sur de nombreux vaisseaux, dont le nôtre.

— Séfi s’est emparée de Mustang, de Cassius et du reste des hautesCouleurs.

Victra en siffle de colère.

— Bande de sauvages ! S’ils la tuent, tout est fini.

— Ils ne la tueront pas, dis-je. Séfi sait que Mustang fait partie des nôtres.

— Pourquoi a-t-elle fait ça ? demande Holiday.

— Pour se faire justice, dit Victra en s’attirant un regard de Sevro.

— Non, dis-je. Non, je pense que c’est autre chose.

— Magnifique ! s’exclame Victra. En plus, on dirait que les Télémanus ont l’intention d’empirer les choses !

Une autre navette se pose à côté de la nôtre. Le clan entier des Télémanus, une trentaine de géants Ors en armure, en saute avant même que la rampe n’ait fini de s’ouvrir. Daxo, Kavax, Thraxa et ses deux sœurs sont à leur tête. Malgré son attelle, Kavax est armé jusqu’aux dents. C’est une véritable bon sang d’armée miniature.

— Ils vont tous nous faire tuer, résume Holiday.

Près de moi, Sevro cligne des yeux.

— La mort appelle la mort, murmure-t-il d’un air étrange.

Je l’ignore pour m’approcher des nouveaux venus.

— Kavax, qu’est-ce que vous foutez ?

— Virginia a besoin de notre aide ! tonne-t-il. Nous ne la laisserons pas à la merci de ces barbares !

Je lui bloque le passage, lui barrant l’accès aux couloirs. Un court instant, il hésite, comme s’il allait me renverser.

— Je vous ai dit de rester sur votre vaisseau !

— Navrés, mais c’est à Virginia que nous obéissons, pas à toi, déclare Daxo. Nous comprenons les conséquences de nos actes, mais nous ferons tout pour protéger notre famille.

— Mustang vous a dit de ne pas amener de chevaliers !

— La situation a changé, gronde Kavax.

— Vous voulez la guerre ? Que la flotte vole en éclats ? La meilleure façon, c’est encore que vous attaquiez !

— Nous ne la laisserons pas mourir, s’obstine-t-il.

— Et s’ils la tuent à cause de vous ? S’ils lui coupent la gorge en vous voyant charger dans les couloirs ?

Ma question le fait enfin réfléchir. Levant mon visage vers lui, afin qu’il puisse y lire ma propre peur, je lui dis, assez fort pour que Daxo puisse m’entendre lui aussi :

— Écoutez, Kavax, le problème, c’est qu’en venant ici vous ne laissez qu’un seul choix aux Obsidiens : se battre. Vous savez ce dont ils sont capables. Laissez-moi faire. Je promets de vous la ramener. Sinon, ce sera dans un cercueil que vous la récupérerez.

Il dévisage son fils, plus raisonnable que lui, pour savoir ce qu’il en pense. À mon grand soulagement, Daxo acquiesce.

— Très bien, dit Kavax. Mais je viendrai avec toi, Faucheur. Les enfants, attendez mon signal ! Si je tombe, vengez-moi !

— Oui, père, répondent-ils en chœur.

Avec un soupire soulagé, je me tourne vers le reste de ma troupe…

— Où est passé Sevro ?

Sevro s’est éclipsé pendant que nous discutions, j’ignore vers où et pourquoi. Nous nous lançons à sa poursuite, Holiday en tête. Tout en courant, elle récupère les données des autres Fils d’Arès via son implant optique. On a aperçu Sevro dans le hangar principal du vaisseau, où les Obsidiens jugent Cassius pour le meurtre de dizaines de Fils et d’Arès lui-même. Par contre, aucun signe de Mustang. Qu’en ont-ils fait ? Est-elle en fuite, prisonnière ? Pire ?

En arrivant à l’entrée du hangar, la foule est telle que nous devons jouer des coudes parmi les Rouges et les Obsidiens pour avancer. Tout le monde crie et se bouscule. Par-dessus leurs têtes, au milieu du hangar, j’aperçois Séfi, perchée sur la passerelle qui, à vingt mètres de hauteur, surplombe les lieux. Un groupe de ses fidèles l’entoure. Sous ses pieds, sept Ors scalpés se balancent, pendus à la rambarde par des câbles plastifiés, leurs pieds effleurant la foule. Avec leurs vertèbres renforcées, ils ont dû mettre plusieurs minutes à mourir d’asphyxie tandis que les gens présents les injuriait, leur crachait dessus et leur jetait des bouteilles. Leurs mentons et leurs poitrines sont maculés d’une longue traînée de sang. Séfi la Silencieuse leur a coupé la langue. Plusieurs prisonniers, dont Cassius, attendent leur tour sur la passerelle, à genoux, couverts de sang et de bleus. Le ciel soit loué, Mustang n’est pas parmi eux. Cassius est torse nu. Ils lui ont taillé une sangLame sur la poitrine.

— Séfi !

Mon cri se perd dans le vacarme. Je ne vois Sevro nulle part. Plus de vingt-cinq mille âmes m’entourent, dans un endroit conçu pour dix mille. Beaucoup sont armés ; d’autres sont encore blessés de la dernière bataille. Tous sont venus assister à l’exécution. Parmi eux, les Obsidiens émergent tels des rochers au milieu d’un océan de bassesCouleurs. Je n’aurais jamais dû concentrer tant de blessés dans ce foyer de colère et de deuil. Les gens m’aperçoivent et s’écartent devant moi en chantant mon nom, comme si je venais rendre la justice. Leur barbarie me glace le sang. Un des gardes de Cassius est le Vert qui m’a donné du café sur Phobos. Je ne connais pas la plupart des autres. En quelques secondes, tout le hangar est au courant de mon arrivée. Les cris s’apaisent.

Séfi baisse les yeux vers moi. J’aboie :

— Séfi ! Séfi, qu’est-ce que tu fais ?

— Ce que tu refuses de faire, répond-elle en nagal.

Son ton n’est pas furieux. Il est fataliste, comme si sa tâche n’était pas réjouissante mais nécessaire. Avec ses longs cheveux détachés et son couteau plein de sang, elle ressemble à un esprit vengeur jailli tout droit de l’enfer. Dire que je me suis porté garant d’elle, que je l’ai laissée baptiser mon vaisseau ! Un lion, même calme, ne sera jamais apprivoisé. Près de moi, Kavax, horrifié, est sur le point d’appeler ses enfants. Victra lui agrippe le bras et lui chuchote à l’oreille. Elle a peur, elle aussi. Peur pour elle, pour ce qui pourrait arriver. Je n’aurais pas dû emmener mes Ors avec moi.

Il arrive parfois qu’on soit si concentré sur sa destination qu’on en oublie de regarder autour de soi et qu’on se retrouve soudain à moitié enfoui dans des sables mouvants. C’est mon cas à présent. Cerné par une foule imprévisible, défié par l’héritière d’Alia Moineau-des-Neiges, je n’ai pour me défendre qu’un petit groupe d’Ors et de Fils d’Arès. Holiday dégaine son calcineur, Victra son rasoir. La situation peut dégénérer d’une seconde à l’autre. J’ai été complètement inconscient.

— Où est Mustang ? Est-ce que tu l’as tuée ?

— La tuer ? Non. La Fille du Lion nous a sauvés de la glace. Mais elle entravait notre justice, alors je l’ai enchaînée.

Dieu merci, elle est vivante ! Je persévère :

— Tu appelles ça de la justice ? C’est la même que celle dispensée aux amis de Ragnar, que ta mère a pendus sur les remparts des Tours !

— Telle est la loi de la glace.

— Tu n’es plus sur la glace, Séfi. Tu es sur mon vaisseau.

— Ton vaisseau ? répète-t-elle. Ce vaisseau, nous l’avons payé de notre sang.

La foule grogne son assentiment.

— Tout comme moi, dis-je d’un ton ferme. La glace te manque-t-elle à ce point ? Tu m’as dit que tu l’avais quittée pour te libérer. Pour échapper à tes maîtres, à leurs règles mauvaises. Pour me suivre. Me mentais-tu, ce jour-là ?

— Et toi ? Tu as promis la sécurité de mon peuple ! rugit-elle, accablée de chagrin, en pointant sa hache vers moi. J’ai vu les guerres que ces gens provoquent, les vaisseaux qu’ils construisent, la destruction qu’ils sèment. Les mots ne suffisent pas à les décrire. Les Ors ne parlent qu’un langage, celui du sang ! Aussi longtemps qu’ils vivront, mon peuple sera en péril. Leur pouvoir est trop grand.

— Tu penses que c’est ce que voulait Ragnar ?

— Oui !

— Ragnar voulait que tu sois meilleure qu’eux. Que tu deviennes un exemple. Mais peut-être que les Ors ont raison, dis-je d’une voix froide. Peut-être que les Obsidiens ne sont que des tueurs. Des chiens enragés. Ainsi qu’ils les ont créés.

— Nous ne serons rien d’autre tant qu’ils existeront ! lance-t-elle d’une voix forte. Pourquoi les défends-tu ? demande-t-elle en attirant Cassius vers elle. Pourquoi pleures-tu sur les meurtriers de mon frère ?

Je proteste d’une voix désespérée :

— Pourquoi crois-tu que Ragnar a serré ta main et non ton épée en mourant ? Il ne voulait pas que ta vie devienne vengeance ! Il voulait plus pour toi, il voulait un futur !

— J’ai vu les cieux et j’ai vu les enfers, dit-elle d’une voix funeste. Notre futur n’est que guerre, jusqu’à ce que la nuit se termine.

Elle lève son couteau pour trancher la langue de Cassius. Avant qu’elle ne puisse l’abaisser, un coup de Poing à impulsion le fait sauter de sa main. Arès, meneur de la rébellion, coiffé de son casque à pointes, atterrit sur la passerelle devant elle. Les Obsidiennes reculent tandis qu’il se redresse, époussette ses épaules et rétracte son casque.

— Qu’est-ce qu’il fiche ? demande Victra.

Je secoue la tête, incapable de lui répondre.

— Espèce de merdes sans cervelle, grogne Sevro. Ôtez vos pattes de ce qui m’appartient. Ouste ! Dégagez ! ordonne-t-il en se collant nez à nez, ou plutôt nez à torse, devant les gardes qui lui barrent le passage. Barrez-vous, gros sacs de poils pubiens albinos !

Les Valkyries s’écartent sur un ordre de Séfi. Sevro tapote les têtes des Ors enchaînés au passage, puis désigne Cassius.

— Celui-là est à moi. Bas les pattes, ma grande. Il a coupé la tête de mon père et l’a mise dans une boîte, ajoute-t-il comme Séfi ne bouge pas. Alors, sauf si tu veux que je te fasse la même chose, tu vas me faire la gentillesse de me le rendre.

Elle recule d’un pas, sans ranger son couteau.

— C’est une dette de sang. Il t’appartient, admet-elle.

— De toute évidence, dit-il en la chassant d’un geste. Debout, sale Nymphette ! Debout ! Un peu de dignité !

Il frappe Cassius du pied et le soulève par le câble autour de son cou. Cassius se relève maladroitement. Il a le visage bouffi de coups, les mains attachées, la peau livide sous la sangLame. Sevro lui tapote sa poitrine musclée.

— As-tu tué mon père ? As-tu tué mon père ? insiste-t-il.

Cassius le dévisage, fier mais sans arrogance. Sans humour non plus. La guerre et la vie lui ont ôté toutes ses forces. Son expression est celle d’un homme qui ne souhaite qu’une chose, mourir dignement. Il répond d’une voix forte :

— Oui. Je l’ai fait.

— Content qu’on soit d’accord. C’est un meurtrier ! crie Sevro à la foule. Et que fait-on des meurtriers ?

Le public pousse un rugissement sanguinaire. Sevro, une main derrière l’oreille, fait semblant, un court instant, de les avoir mal entendus, puis il leur offre ce qu’ils réclament. Il pousse Cassius de la passerelle. L’Or dégringole jusqu’à ce que le câble arrête sa chute. Il commence à s’étrangler, agite les pieds, devient violet. La foule hurle avidement, scandant le nom d’Arès.

Une telle masse ne se nourrit que de l’instant présent, de sa haine, de sa peur, de son exaltation. Elle se moque que Cassius soit un homme noble, généreux, prêt à donner sa vie pour sa famille. Qu’il soit seul au monde. Elle ne voit en lui qu’un monstre, un ancien dieu Doré à présent dénudé, déchu, qui subit son juste châtiment.

Moi, je vois en lui un homme qui faisait de son mieux dans un monde qui se moquait de ses efforts. J’ai le cœur brisé. Pourtant, je ne bouge pas. Ce n’est pas la mort d’un ami que je contemple, c’est la renaissance d’un autre. Mes compagnons ne comprennent pas. Kavax est atterré. Victra, bien qu’elle ne porte pas Cassius dans son cœur, est apeurée par la sauvagerie de Sevro. Holiday, son arme à la main, surveille les Rouges autour de nous. Ces derniers commencent à montrer Kavax du doigt. Tous manquent le spectacle. Le vrai spectacle.

Ébahi, je regarde Sevro sauter sur la rambarde, les bras écartés, comme pour embrasser son armée. Sous ses pieds, Cassius continue de tressauter et de mourir, tandis que la foule s’amuse à essayer de l’attraper. Aucun n’y parvient.

— Mon nom est Sevro au Barca ! rugit mon ami en se frappant la poitrine. Je suis Arès ! J’ai tué quatre-vingt-dix Ors ! Quarante Obsidiens ! Cent treize Gris ! (La foule hurle de joie, même les Obsidiens et les Gris.) Avec mon rasoir, avec des vaisseaux, avec des fusils et des Poings à impulsion ! Avec des bombes, des couteaux, des pieux, des cailloux…

Il s’arrête, théâtralement. Son public trépigne de folie. Il se frappe encore le torse, puis pose les mains sur les hanches.

— Je suis Arès ! Je suis un meurtrier, moi aussi ! Et que fait-on aux meurtriers ? répète-t-il.

Cette fois, personne ne lui répond.

Comme il l’avait prévu.

Arrachant le câble du cou d’un Or, il se le passe à lui-même, jette un sourire dément à Séfi, nous adresse un clin d’œil, et effectue un magnifique saut périlleux dans le vide.

Parmi les cris de la foule, celui de Victra résonne le plus fort. Le câble se tend ; Sevro rebondit. Il se débat et s’étrangle à côté de Cassius. Son silence est horrible. Déjà, son visage devient violacé. Côte à côte, le Gobelin et l’Or se balancent, suspendus au-dessus de la foule déchaînée qui, cette fois, se précipite vers des échelles pour détacher Sevro, les renverse, emportée par son élan, les piétine, les tord. Victra est sur le point d’allumer ses bottes antigrav quand je l’arrête.

— Attends.

— Il va mourir ! proteste-t-elle hystériquement.

— C’est le but.

Ce n’est plus un gamin qui se tortille au bout de sa ligne, ou un orphelin au cœur brisé qui a besoin que j’en ramasse les morceaux. C’est un homme, qui a traversé l’enfer et continue à croire au rêve de son père, à celui de ma femme. Un homme pour qui je mourrais, comme il est prêt à mourir pour sauver l’âme de cette rébellion.

Kavax, pétrifié, observe Séfi qui examine la scène inattendue sous ses yeux. Les Valkyries restantes, indécises, guettent ses ordres. Ragnar avait foi en sa sœur, en sa capacité d’être bonne dans un monde sans merci, sans pardon. Elle vient enfin de comprendre, comme un coup dans les tripes, ce qu’il attendait d’elle. Sans un mot, elle lève sa hache pour trancher le câble de Sevro. Puis elle fait de même avec celui de Cassius, bien qu’à contrecœur. Quelque part, Ragnar sourit.

Les deux hommes chutent et se font avaler par la foule.

Les remous avalent Kavax, qui n’a pas bougé, la main sur sa tablette. Les Hurleurs et les Fils d’Arès se regroupent autour de leur chef, repoussant les curieux. Sevro, à quatre pattes, se débat pour reprendre son souffle. Je fends la foule pour m’agenouiller près de lui tandis que Holiday vient en aide à Cassius, qui tousse par terre. Caillou détache sa peau de loup pour en recouvrir l’Or à moitié nu.

— Tu peux parler ?

Sevro hoche la tête. Ses lèvres tremblent, mais son regard est étincelant. Je lui offre mon bras pour l’aider à se relever. Puis je brandis le poing, réclamant le silence. Les Fils d’Arès relaient mon ordre jusqu’à ce que vingt-cinq mille paires d’oreilles guettent la voix de mon ami. Pris de court par l’amour et le respect qu’il lit dans leurs yeux humides, il les parcourt du regard.

— La femme de Darrow… croasse-t-il. Sa femme et mon père ne se sont jamais rencontrés, reprend-il plus fermement. Pourtant, ils partageaient un rêve. Celui d’un monde libre. Bâti non sur des morts, mais sur l’espoir. Non sur la haine, mais sur l’amour qui nous lie tous. Nous avons perdu beaucoup d’entre nous, c’est vrai. Mais nous ne sommes pas vaincus. Nous ne sommes pas brisés. Nous allons continuer à nous battre. Pas pour nous venger, mais pour nous protéger. Protéger les vivants, et ceux qui ne sont pas encore nés.

« Cassius a tué mon père, continue-t-il après s’être humecté la gorge. Pourtant, je lui pardonne. Pourquoi ? Parce que lui aussi voulait protéger son monde. Parce qu’il avait peur.

Victra joue des coudes pour s’approcher de nous, fixant Sevro comme si ses paroles lui étaient destinées, à elle seule.

— Nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle, conclut Sevro. Si nous voulons donner l’exemple, nous ferions foutrement bien de le faire de façon convenable. Mon nom est Sevro au Barca ! Et je n’ai plus peur !

— Tu n’es qu’un foutu cinglé, dis-je à Sevro quand nous nous retrouvons seuls dans la clinique de Virany.

Il rit en se tenant la nuque. Je l’embrasse sur le crâne.

— Complètement maboul. Tu le sais ?

— Ben, je n’ai fait que copier sur toi. Tu sais, le coup de Tactus à l’Institut ? Par conséquent…

— Vous êtes aussi tarés l’un que l’autre, lance Mickey.

Assis dans un coin de la pièce, il tire sur sa clope avant d’en exhaler la fumée mauve par les narines. Sevro s’étire en faisant la grimace.

— La vache, ça fait mal ! Je peux même pas tourner la tête.

— Vous vous êtes fait une entorse cervicale, endommagé les cartilages et déchiré le larynx, détaille le docteur Virany, une femme svelte et hâlée dont les petits silences laissent deviner qu’elle a dû, au cours de sa vie, en voir des vertes et des pas mûres.

— C’est ce que j’ai dit en arrivant, rouspète Sevro. Franchement, Virany, à quoi vous servent tous vos joujoux ?

Assise devant un scanner, elle lève les yeux au ciel.

— Avec dix kilos de plus, vous vous seriez rompu le cou, Sevro. Estimez-vous heureux.

— J’avais bien fait de pondre ma crotte avant, alors, grommelle-t-il.

— Le cou de Darrow aurait supporté cinquante kilos de plus, se vante Mickey. Rien que le taux d’élasticité de…

— Mickey, tu pourrais te faire mousser un peu plus tard ? demande Virany d’un ton fatigué.

— Je ne fais que souligner mon propre génie.

Il m’adresse un clin d’œil, ravi de taquiner la douce Virany. Depuis qu’elle l’aide dans ses projets, ils passent la majeure partie de leur temps dans son laboratoire. Au grand regret de cette dernière.

— Ouille ! râle Sevro quand elle l’examine. C’est mon cou, là !

— Désolée.

Je me moque de lui :

— Nymphette !

— Hé, je me suis presque brisé la nuque !

— On y passe tous. Au moins, on ne t’a pas fouetté.

— J’aurais préféré, marmonne-t-il en essayant de regarder sur le côté. Ça ferait sans doute moins mal.

— Pas si c’était Pax qui t’avait frappé.

— J’ai vu l’holo. Je suis sûr qu’il se retenait.

— Tu as vu mon dos ? Tu as déjà été fouetté ?

La porte s’ouvre en sifflant, livrant passage à Mustang.

— Et mon œil ? rétorque Sevro. Tu as vu mon bon sang d’œil ? Le Chacal l’a fait sauter au couteau, j’en ai pas fait tout un drame !

— J’ai été sculpté entièrement, bordel. Deux fois !

— Oh, on en revient toujours à ton foutu sculptage, ronchonne-t-il en agitant la main. « Regardez-moi, je suis si spécial, on m’a râpé les os et recombiné l’ADN ! »

— Ils sont toujours comme ça ? demande Virany à Mustang, qui hoche la tête.

— Il semblerait. Il y a moyen que vous leur cousiez la bouche jusqu’à ce qu’ils arrêtent de jurer ?

Les yeux de Mickey s’illuminent.

— Oh, c’est intéressant que vous parliez de ça…

— Comment va l’Or, Mustang ? l’interrompt Sevro.

— Soulagé d’avoir encore sa langue. Ils le recousent à l’infirmerie. Il a quelques blessures internes, mais il vivra.

— Tu as été le voir ?

— Oui. (Elle réfléchit pensivement à ses paroles suivantes.) Il était… ému. Il voulait que je te remercie de sa part, Sevro. Il a dit qu’il ne le méritait pas.

— Carrément, oui, marmonne Sevro.

— Séfi m’a promis que les Obsidiens le laisseraient tranquille, dis-je, tirant Mustang de ses rêveries.

— Les Obsidiens ? Tous ?

— Je n’avais pas pensé à ça, dis-je en riant.

— Pensé à quoi ? demande Sevro.

— Que ce n’était pas un lapsus. Visiblement, elle parle au nom de tous les Obsidiens, désormais, plus seulement des Valkyries. Intéressant. Elle a dû profiter des émeutes pour rassembler les chefs sous ses ordres.

— Elle a… fait un coup d’État ? analyse Sevro.

— On dirait.

— On verra si ça dure. Ça reste impressionnant, admire Mustang. On dit toujours qu’il faut savoir exploiter une crise…

Je ris de nouveau. Mickey frissonne.

— Des Obsidiens se mêlant de politique…

Mustang s’approche de Sevro d’un air intéressé.

— Alors, tout ce manège, plus tôt ? demande-t-elle. C’était stratégique, ou tu le pensais vraiment ?

— Ch’sais pas, dit-il en haussant les épaules. Je veux dire, à un moment, il faut bien s’arrêter de déconner. P’pa n’est plus là. Ça craint, mais je ne vais pas le ramener en mettant le Système à feu et à sang, tu vois ? Cassius ne l’a pas tué par haine. Il ne faisait que son devoir, comme le vieux. Non ?

Mustang secoue la tête, à court de mots. À la place, elle pose la main sur l’épaule de Sevro, lui faisant comprendre à quel point elle est impressionnée. Son silence est un grand compliment, et Sevro lui répond par un de ses rares sourires sincères. Il s’efface quand la porte s’ouvre sur Victra, les yeux rougis.

— Il faut que je te parle, dit-elle à Sevro avec agitation.

— Tout le monde dehors ! crie-t-il.

Nous patientons dans le couloir tandis qu’ils discutent. Mustang en profite pour me demander :

— À ton avis, combien de temps avant d’arriver ?

J’écarte Mickey de la porte où il colle son oreille.

— Quarante-neuf jours, minimum. Le plus dur, ce sera de faire taire les Bleus.

— Ça laisse beaucoup de temps à mon frère. Je ne sais pas si notre petite entourloupe va marcher, avoue-t-elle.

— Ça nous donnera de l’avance. C’est le plus important.

Elle sait à quel point ce délai me hante. Nous filons à toute allure mais, à l’extérieur de nos coques, le monde continue de tourner et les Fils d’être pourchassés. Malgré l’embrasement des bassesCouleurs et notre récente victoire, chaque jour que nous passons dans l’espace est une opportunité pour le Chacal de traquer nos amis, et pour la Souveraine de réprimer les révoltes qui la harcèlent.

— Tu sais, le petit numéro de Sevro ne résoudra pas tout, continue Mustang. Les Obsidiens ont tué sept prisonniers. Mes hommes commencent à s’agiter. Séfi, surtout si elle a rassemblé les clans, va devenir très dangereuse.

— Et encore plus utile.

— Jusqu’à ce que vos points de vue diffèrent encore une fois. Les choses pourraient dégénérer rapidement…

La porte s’ouvre. Sevro et Victra apparaissent, souriant comme des idiots. Je ne peux m’empêcher de leur demander :

— Qu’est-ce qui vous fait marrer ?

— Seulement ça, répond Sevro en levant la main.

Sur son annulaire glisse un anneau de Jupiter, bien trop grand pour lui. Je le fixe sans comprendre. Son propre anneau de Mars enserre le petit doigt de Victra.

— Elle m’a fait sa demande ! lance Sevro avec ravissement.

Les sourcils de Mustang grimpent au plafond.

— Sa demande… dans le sens…

Le sourire de Sevro est radieux.

— Ouais, les enfants ! On va se marier !

Le mariage se déroule sept jours plus tard, en petit comité, dans un des hangars secondaires de l’Étoile du Matin. Quand Victra m’a demandé de la conduire à l’autel, je n’en ai pas cru mes oreilles. Je l’ai serrée de toutes mes forces dans mes bras, comme je la serre à présent avant de l’entraîner entre les rangs des Hurleurs – propres, pour une fois – et des Télémanus. Je n’ai jamais vu Sevro aussi immaculé. Sa crête iroquoise est soigneusement peignée sur le côté. Impatient, il attend aux côtés de Mickey.

Selon la coutume, c’est un Blanc qui devrait leur offrir sa bénédiction. L’idée a fait rire Victra, qui a préféré demander à Mickey. À présent, le Violet resplendit de joie et d’une couche douteuse de maquillage. Sculpteur, esclavagiste, esclave puis officiant de cérémonie : sa route a été longue, mais elle en valait la peine. Il a été ravi quand Clown et Tête-de-Nœud lui ont proposé de se joindre à l’enterrement de vie de garçon de Sevro. Il a même hurlé avec nous tandis que nous kidnappions Sevro dans sa chambre pour l’emmener se saouler dans la cantine préférée des Hurleurs.

Depuis les émeutes, des rancœurs subsistent, mais l’annonce du mariage a déclenché une vague d’optimisme au sein de la flotte. Au milieu de la folie de cette guerre, il symbolise un espoir bienvenu. Bien que certains Fils voient d’un mauvais œil le mariage d’un Rouge et d’une Or, le courage de Victra, lors de l’abordage du Colosse, et le sang qu’elle a versé pour eux, avec eux, lui ont permis de gagner leur respect. Pour ce soir, ma flotte est donc en paix.

Sevro est plus heureux que je ne l’ai jamais vu, et moins nerveux qu’une heure plus tôt, quand il se coiffait dans ma salle de bains, ou plutôt essayait : après tout, il n’y a pas trente-six façon de coiffer une crête iroquoise.

— Est-ce que c’est fou ? m’a-t-il demandé en étudiant son reflet. Sur le moment, ça me semblait une bonne idée…

— Et ça l’est toujours.

— Dis-moi la vérité, vieux. J’ai envie de vomir.

— J’ai vomi avant d’épouser Eo.

— N’importe quoi !

— En plein sur les bottes de mon oncle, ai-je confirmé avec un pincement au cœur. Je n’avais pas… peur de prendre la mauvaise décision : j’avais peur qu’elle prenne la mauvaise décision. De ne pas être à la hauteur. Mon oncle m’a rassuré en me disant que les femmes voyaient le meilleur de nous-mêmes, bien mieux que nous. C’est pour ça que tu aimes Victra. Que tu te bats avec elle. Que tu la mérites.

Il m’a examiné dans le miroir.

— Ouais, mais ton oncle était timbré, tout le monde le sait.

— Comme nous tous, non ? Même Victra est un peu dérangée. Après tout, elle va t’épouser.

— Ça, tu peux le dire, a-t-il répondu en souriant.

Je lui ai ébouriffé les cheveux, leur souhaitant le plus grand bonheur possible. Du moins, tant qu’ils seraient en vie. Difficile d’espérer autre chose, ces temps-ci.

— Dommage que le vieux ne soit pas là, quand même, a-t-il ajouté d’une voix pensive.

— Je pense qu’il est en train de rigoler à se pisser dessus, quelque part, en attendant que tu te mettes sur la pointe des pieds pour embrasser la mariée.

— Ça ne m’étonnerait pas, l’enfoiré.

Et maintenant, Sevro danse d’un pied sur l’autre tandis que je lui remets Victra. Il plonge ses yeux dans les siens. Je n’existe plus. Le reste des invités non plus. La tendresse que je lis en Victra suffit à me convaincre de l’amour qu’elle lui porte. Elle ne l’avouera jamais, ce n’est pas son genre, mais sa colère acérée est émoussée ce soir. Comme si, avec Sevro, elle se trouvait enfin à l’abri.

Je rejoins Mustang tandis que Mickey entame son discours, qui se révèle moins grandiloquent que je ne le craignais. Mustang murmure les paroles en même temps que lui. Elle a dû l’aider à l’écrire. Devinant mes pensées, elle se penche vers moi :

— Si tu avais vu son premier jet… Une œuvre d’art. Tu es saoul ? demande-t-elle ensuite en reniflant mon haleine. Est-ce que tout le monde est saoul ? s’indigne-t-elle en examinant les Hurleurs aux joues rouges et les Télémanus qui vacillent.

— Chuuuuuuut, dis-je en lui tendant une flasque. C’est toi qui es trop sobre.

Mickey arrive déjà à la fin de son discours :

— … un contrat qui ne sera brisé que par la mort. Je vous déclare maintenant Sevro et Victra Barca…

— Julii, corrige Sevro. Sa Maison est plus ancienne.

— Non, il l’a bien prononcé, le détrompe Victra.

— Mais tu es une Julii, dit-il sans comprendre.

— Hier, je l’étais. Aujourd’hui, je suis une Barca. Si ça ne te pose pas de problème, bien sûr. Et que ça ne m’oblige pas à prendre une taille proportionnelle à la tienne.

— J’aimerais beaucoup, dit-il en rosissant.

Ils se tournent face à nous pour que Mickey puisse conclure :

— Dans ce cas, je vous déclare, devant vos amis et le monde, Sevro et Victra de la Maison Barca de Mars.

La cérémonie avait beau se dérouler en petit comité, la fête qui s’ensuit ne l’est pas. La flotte entière est de la partie. Mon peuple, habitué au labeur, sait comment s’amuser en retour. Il ne s’agit alors plus seulement de survivre, mais d’être vivants. La pendaison et le discours de Sevro ont sûrement pansé de vieilles blessures, mais son mariage fait plus : il rend à tous leur joie de vivre.

Depuis la plus petite des corvettes jusqu’au plus gros des destroyers, des bals sont organisés. Des escadrilles de tranchAiles effectuent des ballets autour des vaisseaux. Dans les hangars où se déroulent les fêtes, l’alcool, que ce soit la bibine ou les grands crus, coule à flots. Même Kavax, malgré sa méfiance du chaos et des Obsidiens, danse avec Mustang, serre Sevro et Victra dans ses bras puis tente, complètement ivre, d’apprendre une chorégraphie Rouge dans les bras d’une mécanicienne au visage rieur. Cyther, l’Orange qui m’a tant impressionné un an et demi plus tôt à bord du Pax, leur tient compagnie. Chargé d’un projet spécial pour Mustang, qu’il vient de terminer ce matin, il fait à présent pirouetter son grand corps maladroit sous les rugissements enthousiastes de Kavax. Daxo, à mes côtés, secoue la tête devant les pitreries de son père. Je lui tends un verre en précisant :

— C’est du vin.

— Le ciel soit loué ! dit-il en le prenant délicatement. Les autres Rouges ne cessent de me proposer une espèce de décapant pour moteurs.

Il jette un coup d’œil à sa tablette. Je le rassure :

— Holiday se charge de la sécurité. Ce ne sera pas la pagaille comme dans une fête d’Ors.

Il rit en buvant une gorgée de son verre.

— Bien ! Mmh… Un atoll vénusien. Très agréable.

— Ton père est un spectacle à lui tout seul, dis-je en désignant la piste où Kavax s’agite avec deux Rouges.

— Il n’est pas le seul, répond-il malicieusement avant de pointer du doigt Mustang qui, hilare, les joues rougies, les cheveux collés de sueur, tournoie dans les bras de Sevro. Elle t’aime, tu sais, ajoute Daxo. Mais elle a peur de te perdre, alors elle te tient à l’écart. Étrange, la façon dont nous fonctionnons, n’est-ce pas ?

— Daxo, qu’est-ce que tu fiches assis ? intervient Victra en l’agrippant par le bras et en le poussant vers la piste. Allez, va danser ! (Elle s’effondre ensuite à sa place.) Argh, mes pieds ! J’ai pillé les placards d’Antonia, mais j’avais oublié qu’elle a des pieds minuscules.

Je ris tandis que Clown nous rejoint, bourré et chancelant. Il s’appuie sur la table, les dents violettes de vin.

— Victra… Darrow… Une question. Vous croyez que Caillou est intéressée par ce type ? bredouille-t-il en désignant son cavalier, un capitaine Gris de l’escouade des Gargouilles.

— Le grand ? demande Victra. Elle paraît l’apprécier.

— Il est beau gosse, balbutie Clown. Belles dents.

— Tu pourrais toujours inviter Caillou à danser, dis-je.

— Mmh. Je ne veux pas avoir l’air désespéré.

— Le ciel t’en préserve, dit gravement Victra.

— Mais je crois que je vais le faire.

— Je pense que c’est une bonne idée. Et tu devrais faire une courbette à Caillou. Pour être poli.

— Oh. Oui. Je vais faire comme ça. Tout de suite. Après un autre verre, dit-il en se resservant.

Je le lui enlève des mains et le pousse vers la piste. Holiday apparaît juste à temps pour admirer la prestation : Clown s’inclinant devant Caillou avec un grand geste théâtral. Victra pouffe et recrache son champagne par le nez.

— Mince ! Je ne pensais pas qu’il le ferait. Tu devrais faire pareil avec Mustang. Je crois qu’elle essaie de me voler mon mari. Mon mari, tu parles d’un mot bizarre.

— Tu parles d’un monde bizarre.

— Oui, hein ? Moi, une épouse. Qui l’aurait cru ?

Je la regarde de haut en bas, avant d’enlacer ses épaules.

— Ça te va bien. Ça te va parfaitement.

Elle me répond par un sourire resplendissant.

— Monsieur, nous interrompt Holiday en s’approchant.

— Holiday, viens prendre un verre ! (Mon sourire s’efface devant son expression.) Qu’est-ce qui se passe ?

Elle me fait signe de l’accompagner à l’écart.

— C’est le Chacal, m’informe-t-elle à voix basse pour ne pas gâcher la fête. Il est en ligne. Il vous demande.

— Quel est le délai de transmission ?

— Six secondes.

Sur la piste de danse, Sevro et Mustang tournoient toujours, riant aux éclats. Les yeux de Mustang pétillent de joie. Ses cheveux humides bouclent sur ses tempes. Aucun des deux ne se rend compte du froid qui m’envahit.

Tant mieux. Je ne le veux pas. Pas ce soir.

Je le trouve assis sur une simple chaise, au centre de ma salle d’entraînement, vêtu d’un manteau blanc dont le col raide s’orne de deux lions dorés. Au-dessus de sa tête, par-delà le dôme de duroverre, les étoiles scintillent froidement. Cette pièce servant à s’entraîner pour la guerre, c’est là, et dans nul autre endroit, que j’ai choisi d’affronter mon ennemi. Je ne le laisserai pas salir ce vaisseau où Roque a vécu et où mes amis s’amusent.

Bien qu’il se trouve à des millions de kilomètres, j’ai l’impression de sentir son odeur de copeaux de bois, d’entendre le silence qui se crée quand il entre dans une pièce. Si son image ne brillait pas, je pourrais presque croire qu’il se tient devant moi. Il me regarde m’avancer sans sourire, l’air sérieux, mais je sens qu’il s’amuse. Il joue avec son stylet d’argent. Un signe d’agitation ?

— Salut, Faucheur. Comment se déroulent les festivités ?

J’essaie de ne pas trahir mon malaise. Bien sûr qu’il est au courant : ses espions sont partout, peut-être même près de moi. Je refuse toutefois de me laisser perturber par sa malveillance.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Comme c’est toi qui m’as contacté, la dernière fois, je me suis dit que j’allais te rendre la faveur. Au fait, tu as bien reçu ma vidéo sur ton oncle ? (Je reste muet.) Tu sais, une fois que tu seras de retour sur Mars, ce seront nos armées qui parleront pour nous. C’est sans doute notre dernière occasion de parler seul à seul. Bizarre, quand on y pense, non ? Oh, tu as pu voir Roque avant qu’il meure ?

— Oui.

— Est-ce qu’il t’a supplié de l’épargner ?

— Non.

Le Chacal fronce les sourcils.

— Étonnant. Ah, c’est tellement facile de manipuler un romantique. Dire qu’il était là quand j’ai tué sa copine… Je me souviens, tu venais de partir en braillant le nom de Tactus. Il était complètement perdu. Je n’ai eu qu’à enfoncer un bout d’os, avec mon scalpel, plus loin dans le cerveau de Quinn. J’ai pensé la laisser vivre, tu sais. Mais l’idée qu’elle passe le restant de ses jours à baver me rendait malade. Tu penses qu’il l’aurait toujours aimée, même handicapée ?

Un faible bruit résonne près de la porte, en dehors de son champ de vision. Mustang m’a suivi, et suit l’échange en silence. Je devrais couper l’hologramme, oublier cette vile créature, mais je n’y parviens pas. Une curiosité malsaine m’empêche de bouger.

— Roque n’était pas parfait, dis-je. Cependant, il était prêt à mourir pour une cause. Pour l’humanité. C’est déjà plus que beaucoup d’hommes.

— C’est facile de pardonner aux morts, rétorque le Chacal. J’en connais quelque chose.

Un pli presque humain tord ses lèvres. Il ne le dira jamais, mais je sais qu’il a des regrets. Il a toujours désiré le respect de son père : Augustus lui manque-t-il ? Lui a-t-il pardonné sa froideur maintenant qu’il n’est plus là ? Est-ce ce qu’il entend par là ?

Il sort un bâton doré de son manteau et, d’une pression du pouce, le transforme en sceptre. Au sommet se dresse la pyramide de la Société, surmontée du crâne d’un chacal. C’est celui que je lui ai fait faire, sur mesure, il y a plus d’un an. Il en caresse le crâne.

— J’ai gardé ton cadeau. Toute ma vie, on m’a offert des lions. Rien qui ne soit vraiment moi. Ça en dit long, n’est-ce pas, que mon ennemi me connaisse mieux que mes amis.

— C’était le plan. Toi, le sceptre, et moi, l’épée.

Si je le lui ai donné, c’est pour qu’il se sente aimé. Pour qu’il sache que j’étais son ami. Car c’était vrai, à l’époque. Je l’aurais aidé s’il avait voulu changer ; s’il m’avait suivi, comme Mustang l’a fait et comme Cassius peut encore le faire.

— Alors, c’est comme tu t’y attendais ?

— Quoi ? s’étonne-t-il.

— Le trône de ton père.

Il fronce les sourcils, réfléchissant à sa réponse.

— Non, reconnaît-il. Non, ça n’y ressemble pas.

— Tu veux qu’on te haïsse, hein ? C’est pour ça que tu as tué mon oncle gratuitement. Pour avoir un but. Une raison d’être. C’est aussi pour ça que tu m’appelles. Pour te sentir important. Eh bien, tu sais quoi ? Je ne te hais pas.

— Menteur.

— Non, c’est vrai.

— J’ai tué Pax, et ton oncle, et Lorn…

— J’ai pitié de toi.

Il se recule, comme mordu par un serpent.

— Pitié ?

— Tu es le Haut-Gouverneur de Mars, l’un des hommes les plus puissants du Système, et pourtant, ça ne te suffit pas. Rien ne te suffira jamais, Adrius. Ce n’est pas à ton père, à la Souveraine, à Virginia ou à moi que tu veux prouver quelque chose. C’est à toi-même. Parce que tu es un homme brisé, et que tu détestes ce que tu es. Tu aurais voulu être comme Claudius. Comme Virginia. Comme moi.

— Comme toi ? siffle-t-il. Un Rouge puant ?

— Je ne suis pas un Rouge, dis-je en lui montrant mes mains.

Il contemple leur absence de Symboles d’un air dégoûté.

— Les Couleurs sont trop évoluées pour toi, Darrow ? Tu n’es qu’un homo sapiens qui joue dans la cour des dieux.

— Les dieux ? Tu n’es pas un dieu. Tu n’es même pas un Or. Tu n’es qu’un homme qui pense que les titres rendent puissant. Un homme qui réclame le pouvoir mais qui, en vérité, ne désire que l’amour. N’ai-je pas raison ?

Il renifle avec amusement.

— L’amour est pour les faibles. La seule chose que je partage avec toi, c’est notre faim. Tu penses que rien ne peut me satisfaire ? Regarde-toi dans un miroir. Dans tes yeux, tu verras la même lueur que dans les miens. Je l’ai vue à l’Institut, puis sur Luna, quand je t’ai proposé de partager le pouvoir. Je l’ai vue quand tu as défilé sur ton chariot doré. Elle nous isole, fait de nous des solitaires, et rien n’y changera jamais.

Ses paroles, qui me renvoient à ma peur abyssale des ténèbres et de la solitude, à ma peur de ne jamais retrouver l’amour, me frappent en plein cœur.

Mustang vient alors se placer à mes côtés.

— Tu te trompes, mon frère, dit-elle. Darrow avait une femme. Une famille qu’il aimait. Ce n’était pas grand-chose, mais il était heureux. Alors que tu possédais tout, mais que tu étais misérable. Tu le seras toujours. C’est pour ça que tu as tué père, Quinn et Pax. Mais nous ne sommes plus dans un jeu, mon frère, ou dans un de tes labyrinthes…

Le Chacal perd son calme.

— Ne m’appelle pas « frère », espèce de traînée ! Tu n’es qu’une catin qui ouvre les cuisses pour un bâtard ! Je parie que les Obsidiens font la queue pour passer derrière lui. Tu es la honte de ta Couleur et de ta Maison !

Je me redresse, furieux. Mustang m’arrête en posant la main sur ma poitrine.

— Tu crois n’avoir jamais connu l’amour, frère. Pourtant, notre mère t’aimait.

— Ah oui ? Alors pourquoi est-elle partie ?

— Je ne sais pas. Mais je t’aimais, moi aussi, et tu as tout gâché. Tu étais mon jumeau. Mon âme sœur, confie-t-elle, les larmes aux yeux. Pendant des années, je t’ai défendu. Puis j’ai découvert que c’est toi qui avais tué Claudius. Je ne peux pas te le pardonner, dit-elle en secouant la tête. Je ne peux pas. Tu as rejeté l’amour qu’on t’offrait, mon frère. C’est cela, ta malédiction.

Je me rapproche d’elle.

— Adrius, nous venons te chercher. Nous allons balayer Mars et réduire tes vaisseaux en cendres. Quelle que soit l’épaisseur de ton bunker, nous allons te trouver et te livrer à la justice. Et quand tu te balanceras à la potence, quand tes pieds danseront la Danse du Diable, à ce moment, tu comprendras la vanité de tes actes. Parce que personne ne sera là pour tirer sur tes jambes.

Je coupe la connexion. Nous restons seuls sous le dôme étoilé. Je regarde Mustang qui s’essuie les yeux.

— Est-ce que ça va ?

— Je ne pensais pas pleurer comme ça. Désolée.

— Tu sais, je pleure plus que toi, ces derniers temps. Mais tu es toute pardonnée.

Elle sourit faiblement.

— Tu crois vraiment qu’on y arrivera, Darrow ?

Le mascara qu’elle portait pour la fête a coulé sur ses joues. Malgré son nez rougi, je n’ai jamais admiré une telle beauté. Elle est la vie à l’état pure, avec ses failles et ses peurs, honnête, sans dissimulation, si imparfaite que je veux la serrer dans mes bras et l’aimer jusqu’à la mort. Et, pour une fois, elle m’y autorise.

— Il le faut. Nous avons toute une vie à vivre, toi et moi, dis-je en l’attirant contre mon torse.

J’ai du mal à croire qu’une telle femme veuille que je la touche. Néanmoins, quand elle pose la tête sur mon épaule et que je l’entoure de mes bras, je me souviens avec quelle perfection nous nous complétons tous les deux. Les minutes s’égrènent.

— On devrait rejoindre la fête, dit-elle finalement.

— Pourquoi ? J’ai tout ce que je désire avec moi.

J’observe ses cheveux dorés aux racines plus sombres. Je respire à pleins poumons son parfum. Que je meure demain ou dans quatre cents ans, je ne cesserai jamais de sentir son parfum. Mais ce soir, je veux plus. J’ai besoin de plus. Je soulève son menton pour qu’elle me regarde. J’ai des mots importants à lui dire, des mots mémorables. Ses yeux me les font oublier. Le gouffre qui nous sépare n’a pas disparu – ce gouffre plein de questions, de reproches, de remords – mais il fait partie de notre amour, de notre humanité. Rien n’est parfait ; tout est bancal, fissuré, taché. Tout, à l’exception de ces moments fragiles, cristallins, pour lesquels la vie vaut d’être vécue.

Les Phares Rubicon sont en réalité des balises, aussi larges que deux Obsidiens, qui forment une sphère de deux millions de kilomètres de diamètre autour du territoire central de la Souveraine, la Terre et Luna. Depuis cinq siècles, aucune flotte ennemie ne les a franchis. Aujourd’hui, quatre-vingts jours après le massacre de l’invincible Armada de l’Épée, soixante jours après l’annonce de notre destination, dix-sept jours après l’instauration d’une loi martiale sur les cités sociétales, l’Armada Rouge les dépasse sans tirer un seul coup de feu. Direction : Luna.

Les Foudres-de-Guerre des Télémanus, placés en avant-garde, ont pour mission de détruire toute trace de mines ou de pièges sociétaux. Les destroyers d’Orion les suivent, remplis d’Obsidiens, leurs coques peintes de l’œil omniscient des esprits de la glace. Vient ensuite la flotte des Julii, ornée de son soleil sanglant, encadrant le Pandore. Puis les forces des Réformateurs constituées des belles-filles d’Arcos, vengeresses, et des restes de la flotte noir et or d’Augustus, menée par le Dejah Thoris.

Je ferme la marche avec mes propres vaisseaux, dont le plus grand jamais construit (et le plus formidable butin de guerre de tous les temps), l’indomptable Étoile du Matin, peint en blanc, décoré de deux faux rouges de sept kilomètres de long sur ses flancs. Nous nous sommes contentés, pour l’instant, de reboucher la coque à l’entrée des tunnels creusés par les Mains des Enfers. Nous n’avons pas assez de peinture pour terminer la deuxième faux : elle ressemble donc à un croissant de lune, le symbole de la maison d’Octavia. Les hommes le prennent comme un bon présage, comme une promesse faite à la Souveraine – la promesse que nous pensons à elle.

Que nous portons la guerre au cœur du Noyau.

Depuis trois jours, nos ennemis savent que nous arrivons. Malgré cet avantage, c’est la débandade autour de la Terre. Une civilisation entière s’affole. Le Seigneur Cendré a disposé l’Armada du Sceptre, la fierté du Noyau, autour de Luna, en position défensive. Des caravanes de vaisseaux marchands, en provenance de la Bordure, s’entassent sur la Via Appia au-dessus de l’hémisphère Nord de la Lune. Des nuées de vaisseaux civils embouteillent la Via Flaminia : ils sont bloqués par son astroport-douane en attendant d’avoir la permission de se poser sur Terre. En nous voyant franchir les Phares Rubicon, ils s’éparpillent comme une volée de moineaux. Certains changent de cap pour se précipiter vers Vénus ; d’autres tentent de plonger vers la Terre sans autorisation. Des chasseurs et d’agiles frégates les transforment en boules de flammes argentées. Des dizaines de vaisseaux sont réduits en cendres avant que l’ordre revienne.

Nous sommes en infériorité numérique. Toutefois, nous avons l’avantage de la surprise, ainsi que celui de la panique que provoque toute invasion barbare en territoire civilisé.

La première phase de la Bataille de Luna a débuté.

— Votre attention, flotte non identifiée, grésille la voix d’un Cuivre dans nos radios. Ici le Centre de Commandement Défensif de Luna. Vous êtes en possession de biens volés, ainsi qu’en infraction des lois spatiales frontalières de la Société. Veuillez vous identifier et spécifier vos intentions immédiatement.

Les bras croisés, j’ordonne à mes hommes :

— Lancez un missile longue portée sur la Citadelle.

— C’est à plus d’un million de kilomètres, proteste un Bleu. Ils le descendront bien avant.

— Il le sait, couillon ! grogne Sevro. Fais ce qu’il dit.

Il nous a fallu des précautions infinies pour arriver jusqu’ici sans nous faire repérer. Nous avons dû surveiller nos échanges avec les Fils d’Arès du Noyau, mais aussi entre les capitaines de la flotte. Et nous avons réussi. Les espions d’Octavia ont gobé les fausses directives que Sevro a braillées ici et là après sa pendaison. Le Chacal ne pourra pas lui venir en aide, ni la Classis Venetum, la Quatrième Flotte de Vénus, ou la Classis Libertas, la Cinquième Flotte de la Ceinture, envoyées sur Mars pour mater l’insurrection. Même à plein régime, il leur faudra trois semaines pour nous rejoindre.

C’est le danger d’un empire de cette taille : tout pouvoir, aussi puissant soit-il, est inutile s’il n’est pas concentré au bon endroit, au bon moment.

Les défenses orbitales de Luna abattent mon missile.

— Un autre appel entrant, m’informe la Bleue responsable des communications. Avec une signature prétorienne.

— Basculez-le vers l’holo principal.

Un Prétorien au nez aquilin et aux tempes grisonnantes apparaît devant moi, ainsi que sur tous les écrans de mon armada.

— Darrow de Lykos, me salue-t-il avec un impeccable accent lunien. Êtes-vous le détenteur de l’imperium de cette flotte ?

— Que m’importent vos traditions ?

— Comme vous voudrez, me répond-il courtoisement. Je suis Lucius au Sejanus, Haut-Legatus de la Garde Prétorienne, Première Cohorte. (On m’a parlé de lui : c’est un homme inflexible, d’une grande efficacité.) En tant que représentant diplomatique, je suis chargé de vous remettre vos coordonnées d’approche de Luna, ajoute-t-il plus sèchement. Veuillez cesser toute attaque et permettre à ma navette d’accéder à votre vaisseau-amiral, où vous me présenterez vos intentions que je relaierai à la Souveraine et au Sénat…

— Négatif, dis-je.

— Je vous demande pardon ?

— Si un vaisseau sociétal s’approche de ma flotte, nous ouvrirons le feu. Si la Souveraine souhaite me parler, qu’elle le fasse en personne, au lieu d’employer un larbin. Dites à cette vieille peau que nous arrivons pour nous battre, pas pour parlementer.

Mon vaisseau fourmille d’activité. Mes hommes, qui ont découvert notre objectif il y a trois jours, sont fous d’excitation. Il y a quelque chose d’héroïque pour de simples mortels dans le fait de s’attaquer à Luna. Quelle que soit l’issue du combat, nous aurons à jamais pollué la perfection des Ors. Mes soldats le sentent dans leurs os, dans la peur que nous détectons dans les messages que nous interceptons. Pour la première fois depuis des siècles, les Ors font preuve de faiblesse. La défaite de l’Armada de l’Épée les a frappés plus efficacement que tous mes discours.

Dans les couloirs, des soldats me saluent en rejoignant leurs vaisseaux ou leurs capsules-sangsues. Ce sont principalement des Rouges ou des Gris déserteurs, mais des techniciens Verts les accompagnent, ainsi que des éclaireurs et des guerriers Obsidiens. Je confirme en personne l’autorisation de décollage d’une navette au poste de contrôle de l’Étoile du Matin : aujourd’hui, je veux être certain que tout se passera comme prévu.

Le capitaine Rouge responsable de la sécurité de la passerelle me salue quand j’y prends pied. Ses hommes, plus d’une cinquantaine, lourdement armés, se mettent au garde-à-vous. Dans les fosses, les Bleus continuent leur travail sans relever le nez. Orion, ses mains dodues serrées dans son dos, se tient devant la baie d’observation. En m’entendant arriver, elle se tourne vers moi avec un sourire mauvais, ses yeux pâles luisant dans son visage sombre.

— Ah, Faucheur ! La flotte est presque prête.

Je la salue chaleureusement et la rejoins devant la vitre.

— Comment ça se passe ?

— Le Seigneur Cendré s’est déployé en position défensive. Il s’attend à une Pluie de Fer, ce qui est logique. Il ne bougera pas tant que nous n’aurons pas attaqué. Le reste des vaisseaux du Noyau se dirige vers nous dans l’objectif de nous prendre à revers. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous jeter dans ses bras.

— Le Seigneur Cendré est un homme d’expérience.

— Oh, que oui, dit-elle en jetant un coup d’œil à sa tablette. C’est quoi, cette autorisation de décollage pour une navette Sarpédon dans le hangar HB-Delta ?

Je savais qu’elle s’en rendrait compte. Et je n’ai pas envie de m’expliquer. Tout le monde n’est pas aussi clément que moi envers Cassius, même depuis que Sevro lui a sauvé la vie.

— J’envoie un émissaire pour rencontrer les Sénateurs.

— On sait tous les deux que c’est parfaitement faux, réplique-t-elle. Alors ?

Je me rapproche d’elle pour lui parler à voix basse.

— Si Cassius reste à bord durant la bataille, quelqu’un se glissera dans sa cellule pour lui trancher la gorge.

— Dans ce cas, cachez-le dans une autre cellule, mais ne le laissez pas s’échapper. Si vous le faites, il rejoindra ses amis pour se battre contre nous.

— Non. Il ne le fera pas.

Elle vérifie dans mon dos que personne ne nous écoute.

— Si les Obsidiens le découvrent…

— C’est pour ça que nous devons être discrets. Je vais le relâcher. Vous confirmerez l’autorisation. Promettez-le-moi.

Les lèvres pincées, elle hoche la tête. Comme souvent, je la soupçonne de saisir plus de choses qu’elle ne le laisse paraître.

— C’est promis. Mais soyez prudent, mon garçon.

Je retrouve Sevro devant l’entrée de la zone de haute sécurité du quartier pénitentiaire du vaisseau. Assis sur une caisse orange, les doigts tapotant la crosse de son calcineur, il sirote le contenu d’une flasque. Le secteur est tranquille, un peu trop quand on sait les invités qu’il renferme. Le gros des événements se déroule dans les hangars, les postes de tir et les salles des machines. Pour le moment, personne ne fait attention à ce qui se déroule dans les cellules.

— Tu en as mis, du temps !

Vêtu d’un treillis noir, il se tortille, mal à l’aise, dans sa nouvelle veste de combat encore raide. Les talons renforcés de ses bottes cliquettent contre la caisse.

— Orion m’a interrogé à propos de la navette.

— Merde ! Elle se doute qu’on laisse l’aigle s’envoler ?

— Elle a promis de ne pas intervenir.

— Elle a intérêt. Ainsi qu’à la jouer discrète. Si Séfi l’apprend…

— Je sais. Orion a compris. Elle ne dira rien.

— Si tu le dis, répond-il d’un air sceptique.

Il range sa flasque vide tandis que Mustang nous rejoint.

— Les rondes sont modifiées, nous confirme-t-elle. J’ai écarté les gardes du couloir 13C. La route est dégagée.

— Bien. Ça va ? Sûre de la suite ?

Je lui effleure la main. Elle incline la tête.

— Pas du tout. Mais c’est la vie, n’est-ce pas ?

— Sevro ? Tu es toujours partant ?

Il saute au bas de son perchoir.

— Bien sûr. Je suis là, non ?

Il m’aide à faire glisser la caisse posée sur une plate-forme antigrav à travers les portes de la prison. La salle des gardes est déserte. Quelques papiers d’emballage et gobelets de café traînent encore. Sevro me suit en sifflotant dans la pièce décagonale dont les murs en duroverre permettent de surveiller les cellules individuelles.

— Si ton cœur bat la chamade, chantonne-t-il, et que tes jambes sont mouillées…

Il s’arrête devant la cellule de Cassius. Antonia est enfermée en face de lui. Le visage bouffi, elle nous observe haineusement sans bouger de sa couchette. Sevro cogne sur la vitre qui nous sépare de Cassius.

— Debout, gentil Bellona. C’est l’heure de se lever !

Cassius se redresse en se frottant les yeux. Nous englobant d’un coup d’œil, il s’adresse à Mustang :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— On est arrivés près de Luna, dis-je.

— Luna ? Pas Mars ?

Antonia, derrière nous, a l’air aussi surprise que lui.

— Luna.

— Tu vas attaquer Luna ? Tu es fou ! Tu n’as pas les vaisseaux… Comment comptes-tu franchir ses boucliers ?

— Ne t’inquiète pas, biquet, répond Sevro. On a un moyen. Mais le petit vaisseau va bientôt se faire attaquer par plein de vilaines bombes. Et de méchantes personnes vont venir essayer de t’éclater la tête. Ça rend Darrow tout triste. Je n’aime pas quand Darrow est triste. (Cassius le regarde comme s’il était dément.) Nan. Il ne comprend pas, nous dit Sevro.

C’est mon tour de m’adresser à Cassius :

— Quand tu m’as dit que tu en avais assez de cette guerre, tu le pensais vraiment ?

— Je ne comprends pas…

Mustang le coupe d’une voix froide :

— C’est foutrement simple, Cassius. Oui ou non ?

— Oui, répond-il, j’étais sincère. J’y ai tout perdu. Tout ça pour des gens qui ne pensent qu’à leurs intérêts.

Je me tourne vers Sevro.

— Tu en dis quoi ?

— Oh, pitié ! Tu crois que ça va m’attendrir ?

— À quoi est-ce que vous jouez ? demande Cassius.

— On ne joue pas, gamin, dit plaisamment Sevro. Darrow veut que je te relâche. (Cassius écarquille les yeux.) Moi, je veux être sûr que tu ne vas plus essayer de nous tuer. Tu n’as que l’honneur et la vengeance à la bouche, alors j’ai besoin que tu nous le promettes, histoire de dormir tranquille.

— J’ai tué ton père…

— Oui. Et ce serait bien que tu arrêtes de me le rappeler…

Je les interromps :

— Si tu restes là, nous ne pourrons pas te protéger. Écoute, je pense que le monde a encore besoin de Cassius au Bellona. Mais ta place n’est pas ici, ni avec la Souveraine. Si tu me donnes ta parole que tu quitteras cette guerre, que tu disparaîtras, je te rendrai ta liberté.

Dans notre dos, Antonia éclate de rire.

— Hilarant ! Ils se moquent complètement de toi, Cassi !

— La ferme, sale cafard vénéneux ! siffle Mustang.

Cassius nous dévisage, soupesant notre proposition.

— Tu es d’accord avec eux ? demande-t-il à Mustang.

— C’est mon idée. Je… rien n’était ta faute, Cassius. J’ai été cruelle avec toi, et je m’en excuse. Je sais que tu voulais te venger de Darrow, de moi…

— Pas de toi. Jamais de toi, affirme-t-il.

Elle tressaille avant d’enchaîner :

— … mais j’ai vu où mène la vengeance. Tu ne te fais plus d’illusions sur Octavia, ni sur mon frère. Tu voulais seulement protéger ta famille. Tu ne mérites pas de mourir ici.

— Tu veux vraiment que je m’en aille ?

— Je veux que tu vives. Et que tu t’en ailles, oui. Et que tu ne reviennes jamais.

— Mais… pour aller où ?

— Où tu voudras, sauf ici.

Il déglutit, fouillant ses sentiments. Ce n’est plus une question d’honneur ou de devoir : c’est une question de monde sans elle, sans Mustang. En même temps que la liberté, nous lui offrons une horrible solitude. Après tout, la vie sans amour n’est qu’une forme de prison. Pourtant, il se passe la langue sur les lèvres, hoche la tête, et donne sa réponse :

— Sur l’honneur de mon père et de Julian, je vous promets de ne pas lever la main contre vous. Si vous me relâchez, je partirai. Et je ne reviendrai jamais.

— Espèce de lâche ! crie Antonia en frappant sur sa vitre. Espèce de fichu, misérable, répugnant ver de terre !

— À toi de décider, dis-je en poussant Sevro du coude.

Il gratouille les trois poils de son bouc.

— Ah, bon sang ! J’espère que vous savez ce que vous faites, bande de glandus, lâche-t-il en cédant et en déverrouillant la cellule à l’aide d’une clef magnétique.

— Une navette t’attend dans un hangar, explique Mustang. Elle est prête à décoller, mais tu devrais te dépêcher.

— Ça veut dire maintenant, tête de con.

— Sale traître ! hurle Antonia dans sa cellule. Tu verras, ils te tireront dans le dos !

Cassius, avec précaution, pousse la porte entrouverte, comme s’il avait peur qu’elle lui résiste et que nous lui riions au nez, satisfaits de notre blague. Elle pivote sans un bruit. Il s’avance vers nous et nous tend ses poignets, s’attendant à être menotté.

— Tu es libre, mon pote, dit Sevro d’une voix traînante en tapotant la caisse orange. Saute là-dedans et on t’emmène.

Cassius hésite, puis se tourne vers moi en me tendant la main. Je la serre avec un étrange sentiment de complicité.

— Au revoir, Darrow.

— Bonne chance, Cassius.

Il fait une pause devant Mustang, frémissant, comme s’il voulait la prendre dans ses bras. Elle se contente de lever froidement la main. Il secoue la tête, refusant de la serrer.

— Il nous restera toujours Luna, plaisante-t-il.

— Au revoir, Cassius.

— Au revoir.

Il s’avance vers la caisse dont Sevro a ôté le couvercle. Là aussi, il hésite, voulant remercier Sevro avant de partir.

— J’ignore si ton père avait raison. Mais il était courageux. Je regrette qu’il ne soit plus là, dit-il en lui offrant également sa main.

Sevro l’examine, la haïssant sans doute de toute son âme. Il n’a jamais eu le pardon facile. Néanmoins, au prix d’un grand effort, il la saisit et la serre. Quelque chose cloche. Cassius ne le lâche pas. Son visage se durcit, et son corps pivote, trop vite pour que je puisse l’empêcher de faire pirouetter Sevro et de lui arracher son arme. Sevro trébuche, tente de résister – trop tard. Cassius le tient à bout de bras, le calcineur braqué sur sa nuque. Sevro me fixe, les yeux grands ouverts, remplis de terreur.

— Darrow…

— Cassius, non !

Mustang s’avance d’un pas, tend la main en tremblant.

— Cassius… Il t’a sauvé la vie… s’il te plaît…

— À genoux, grince Cassius. À genoux, tous !

J’ai l’impression de vaciller au bord de l’abîme. Impossible d’empoigner mon rasoir : Cassius me tirerait dessus avant que je l’effleure. Mustang s’agenouille et me fait signe de l’imiter. Engourdi, je m’exécute.

— Tue-le ! crie Antonia. Tue cet enfoiré !

Je tente encore une fois :

— Cassius, écoute-moi…

— J’ai dit : à genoux, ordonne-t-il à Sevro.

— À genoux ? répète Sevro avec un sourire tordu, une lueur démente dans les yeux. Tu oublies la première règle des Hurleurs, crétin d’Or. Ne t’incline pas.

Il dégaine son propre rasoir et pivote. Il est trop lent. Cassius lui tire dans l’épaule. Il recule sous le choc. Sa veste se déchire, son sang inonde le sol. Il vacille, incrédule.

— Pour les Ors, déclare Cassius en lui tirant six autres coups dans la poitrine à bout portant.

Un jet de sang m’éclabousse le visage. Sevro titube. Lâche son rasoir. Tombe à genoux. Hoquette. Je me précipite vers lui, malgré l’arme encore fumante qui le menace. Il se tient la poitrine, interdit. Du sang coule de sa bouche, de ses plaies, imbibe mes vêtements. Il tousse. Tente de se relever, d’en rire. Il n’y parvient pas. Ses bras tremblent. Son souffle s’emballe. Il me jette un regard empli d’une peur animale, primaire.

— Ne meurs pas ! dis-je frénétiquement. Ne meurs pas ! Sevro ! Sevro, s’il te plaît, s’il te plaît, reste en vie ! S’il te plaît, Sevro…

Il frémit entre mes bras puis, sans un mot, sans une dernière vanne tordue, il s’immobilise. Son pouls s’éteint. Mes larmes coulent sur son visage. Derrière moi, Antonia se met à rire comme une folle.

Je laisse échapper un cri étranglé.

Submergé par la haine, l’impuissance et les ténèbres, je berce mon meilleur ami dans mes bras.

Cassius me toise d’un air impitoyable.

— On récolte ce qu’on sème, prononce-t-il.

Je me redresse avec un horrible sanglot. Il me frappe sur la tempe avec le calcineur. Je parviens à rester debout et à saisir mon rasoir. Il m’assène deux nouveaux coups. Je m’effondre. Il me prend mon rasoir des mains pour le coller sur la gorge de Mustang. Son doigt se crispe sur la détente du calcineur pointé sur ma tête. Mustang le supplie :

— Non ! La Souveraine le voudrait vivant !

— C’est vrai, convient-il en maîtrisant sa colère. Oui. Tu as raison. Comme ça, elle pourra l’écorcher vif jusqu’à ce qu’il nous révèle tous vos plans.

— Cassius, fais-moi sortir de ce trou, siffle Antonia.

Du pied, Cassius retourne le corps de Sevro pour ramasser la clef magnétique. Il libère Antonia, qui émerge de sa cellule avec la dignité d’une reine. Traînant ses chaussons dans le sang de Sevro, elle s’avance vers Mustang et lui colle son genou dans le visage. Mustang s’effondre. Une vague de nausée me saisit. Je peux sentir le sang chaud de Sevro sur mes mains, sur la peau de mon ventre. Antonia soupire de contentement en observant le spectacle.

— Beurk. Le Gobelin en a mis partout.

— Surveille-les, dit Cassius en lui confiant le calcineur. Récupère leurs tablettes. Il nous faut un plan des lieux.

— Où vas-tu ?

— Trouver des menottes.

Tandis qu’il s’éloigne, Antonia s’accroupit devant moi et pousse le canon de l’arme contre mes lèvres.

— Ouvre ! Ouvre, répète-t-elle en écrasant mes testicules avec son pied.

Grimaçant de douleur, j’ouvre la bouche. Elle y enfonce le canon encore chaud. L’acier crisse contre mes dents, s’enfonce au fond de ma gorge. Je m’étrangle. Le regard haineux, elle me regarde me débattre et ne ressort l’arme que pour me laisser vomir sur le sol.

— Insecte.

Elle me crache dessus, puis récupère nos tablettes. Quand Cassius revient, elle lui tend le rasoir de Sevro. Ils m’emprisonnent dans une camisole de force métallique agrémentée d’une muselière intégrée avant de me charger dans la caisse orange. Incapable de freiner ma chute, je me cogne le crâne contre le fond. Ils entassent ensuite Sevro et Mustang sur moi, comme du linge sale, et verrouillent le couvercle. Le sang de Sevro me goutte sur le front, rejoignant celui de mes plaies. Je suis trop étourdi pour bouger ou pleurer.

— Darrow, murmure Mustang. Ça va ?

Je ne lui réponds pas. J’entends Cassius qui parle à l’extérieur :

— Tu as trouvé un plan ?

— Oui, lui répond Antonia. Et une commande de brouillage des caméras. Je vais pousser la caisse. Tu me couvres, si tu en es capable.

— Ça devrait aller. Allons-y.

Plop. Un champ de brouillage apparaît. Nous nous mettons à bouger. Sans Sevro et Mustang qui m’écrasent, j’aurais pu essayer de soulever le couvercle avec mon dos… L’air, étouffant, sent la sueur et le sang. J’ai du mal à respirer. Impuissants, nous nous laissons emporter vers la porte de sortie – que j’avais ouverte pour Cassius. Bientôt, la caisse s’incline ; ils nous poussent sur la rampe menant à l’intérieur de la navette qui attend.

— Navette S-129, vous êtes autorisés à décoller, résonne ensuite la voix d’un agent de contrôle. Préparez-vous à l’abaissement des boucliers. Parés au décollage.

La navette s’élève. Mes ennemis me dérobent à mes amis, à mon peuple et à mon armée. Je retiens mon souffle, guettant la voix d’Orion qui annulera l’ordre, les cris des tranchAiles qui nous immobiliseront… Rien. Quelque part, loin d’ici, ma mère doit préparer du thé, se demandant si je vais bien. Je prie pour qu’elle ne puisse pas sentir mon désespoir à travers l’espace, l’angoisse qui me consume, moi l’éternel fanfaron. J’ai peur, malgré tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai appris. Pas seulement pour moi, mais aussi pour Mustang.

J’entends Cassius et Antonia parler près de nous. Cassius enclenche un signal de détresse. Quelques minutes plus tard, une voix froide crachote dans la radio :

— Navette Sarpédon, ici la base Chronos du CCDL. Vous transmettez un signal Olympique. Veuillez vous identifier.

— Chronos, ici le Chevalier du Matin. Identifiant 7-8-7-écho-alpha-9-1-2-2-7. Je me suis évadé du vaisseau-amiral ennemi et réclame une escorte, ainsi qu’une autorisation d’aborder. Je transporte avec moi Antonia au Severus-Julii, et un chargement précieux. Nous sommes poursuivis.

Un court silence, puis :

— Bien reçu. Identifiant confirmé. Restez en ligne. Le Chevalier Protéen va vous parler.

Un instant plus tard, la voix d’Aja emplit la navette, me faisant frémir d’angoisse. Elle a donc survécu à sa chute…

— Cassius ? Tu es vivant.

— Pour le moment.

— Que ramènes-tu ?

— Le Faucheur, Virginia et le cadavre d’Arès.

— Le cadavre de… Je veux les voir.

Un bruit de pas. Cassius soulève le couvercle de la caisse et en extirpe Mustang. Il en fait de même avec moi, me jetant devant la console de communication. Un hologramme réduit d’Aja nous examine avec calme. Antonia garde le calcineur pointé sur mon crâne tandis que Cassius, enserrant la crête de Sevro d’une main ferme, lui soulève la tête pour le montrer à Aja, sans le sortir de la caisse.

— Fichtre, Bellona ! lance-t-elle en s’animant enfin. Bien joué ! La Souveraine voudra te voir immédiatement.

— Avant ça, promets-moi qu’il ne sera fait aucun mal à Virginia.

— Qu’est-ce que tu racontes ? proteste Antonia en lui jetant un regard méfiant. C’est une traîtresse !

— Exact. Et je veux qu’elle soit emprisonnée, pas exécutée ni torturée. Donne-moi ta parole, Aja. Sinon, je fais demi-tour. Darrow a tué ta sœur. Veux-tu te venger ou pas ?

— Je te donne ma parole. Personne ne la touchera. Octavia sera d’accord. Nous avons besoin d’elle pour calmer les choses sur la Bordure. Je t’envoie un escadron pour t’escorter. Suis la trajectoire 41’ 13’ 25, contourne la lune et attends les instructions du Lion de Mars pour aborder. Je ne peux pas te laisser atterrir sur Luna, mais le Haut-Gouverneur Augustus a rendez-vous à la Citadelle dans une heure. Ça ne devrait pas le déranger de vous emmener avec lui.

— Le Haut-Gouverneur est ici ? Je n’ai vu ses vaisseaux nulle part…

— Bien sûr qu’il est ici. Il savait que Darrow n’attaquerait pas Mars. Sa flotte est positionnée de l’autre côté de Luna. Tout ça n’est qu’un piège, depuis le départ.

Des Obsidiens en armure, aussi grands que Ragnar et portant l’insigne du lion, nous traînent, Mustang et moi, au bas de la rampe. Ils m’électrocutent avec des lances ioniques quand j’essaie de me débattre. Mes muscles se tétanisent en hurlant de douleur. Puis ils me jettent sur le quai et me tirent par les cheveux pour que je regarde le corps de Sevro allongé devant moi. Sa bouche est rouge de sang. Miséricordieusement, il a les yeux fermés. Mustang tente de se relever. Un Obsidien la frappe dans le ventre. Le souffle coupé, elle retombe à genoux. Cassius, à ses côtés, a été placé de force dans la même position.

Antonia rejoint Lilath, qui se tient devant nous. L’Osseleuse porte un crâne doré sur chaque épaule et un troisième sur la poitrine. Des côtes humaines sont incrustées dans son plastron : le summum de la dernière mode barbare. Les yeux vides et dédaigneux, le bras droit du Chacal, sa Sevro, est entourée de dix jeunes Sans-Égaux au crâne rasé comme le sien.

— Scannez-les, ordonne-t-elle.

— À quoi ça rime, tout ce cirque ? s’indigne Cassius.

— Ordre du Chacal. Il se méfie des coups tordus.

— Je suis ici sur ordre de la Souveraine ! Nous sommes chargés d’amener le Faucheur et Virginia à la Citadelle.

— Noté. Nos instructions restent les mêmes.

Lilath nous scrute de son œil de faucon tandis que les Ors s’exécutent. Cassius se plie à ses désirs à contrecœur. Une fois que ses hommes lui ont confirmé qu’il ne porte ni balise ni micro, Lilath lui fait signe de se relever. Il s’époussette les genoux tandis qu’elle examine Sevro. Après avoir constaté l’absence de pouls de mon ami, elle sourit.

— Jolie prise, Bellona.

Un des Osseleux, le visage hautain, les pommettes acérées, se tapote les lèvres de ses doigts tatoués aux ongles peints. Des boucles parfumées retombent sur son front. C’est le seul à ne pas avoir le crâne nu.

— Combien pour les os de Barca ? demande-t-il.

— Ils ne sont pas à vendre, rétorque Cassius.

L’homme lui jette un sourire arrogant.

— Toute chose à un prix, mon bonsieur. Mmh… Dix millions de crédits pour une côte ?

— Non.

— Cent millions. Allez, Bellona…

— Mon titre, Legatus Valii-Rath, est Chevalier du Matin. Tu peux m’appeler « monsieur » ou te taire. Le corps d’Arès appartient à la Société. Je n’ai pas autorité pour le vendre. Si tu insistes, ma réponse risque d’être moins polie.

— Quoi, tu vas t’énerver ? se moque le frère aîné de Tactus d’un ton traînant. Tu vas me sauter dessus ?

J’ai rarement rencontré un Or de haut rang aussi horripilant que lui. Même Tactus semble facile à vivre comparé à lui.

— Espèce de sauvage, gronde Mustang entre ses dents.

— Sauvage ? Ta bouche est trop jolie, mon cœur. Tu ne devrais pas insulter des gens. Plutôt l’utiliser à autre chose…

Cassius fait un pas vers lui. Les Osseleux effleurent la poignée de leur arme. Lilath, qui écoute un message dans son oreillette, fait signe à ses chiens de se calmer.

— Tharsus ! La ferme ! Oui, monseigneur, répond-elle à son interlocuteur. J’ai vérifié. Barca est bien mort.

— C’est Adrius ? demande Antonia en s’approchant d’elle. Laisse-moi lui parler.

— Antonia veut vous parler. (Une pause.) Il dit que ça attendra. Tharsus, Novas, détachez le Faucheur et étendez-lui les bras de chaque côté.

— Et Virginia ? demande Tharsus.

— Touche-la et je te tue, menace Cassius.

Même s’il tente de le cacher, il y a de la peur dans ses yeux. S’il avait su que nous irions sur le Lion, il n’aurait jamais emmené Mustang. Contrairement à la Souveraine, le Chacal est imprévisible. La promesse d’Aja semble soudain bien creuse. Pourquoi Octavia nous a-t-elle envoyés ici ?

— On ne touche pas aux prisonniers, déclare Lilath d’un ton sinistre. Sauf au Faucheur.

— Je dois le livrer… tente Cassius.

— Je sais. Mais mon maître exige réparation pour les torts qu’il lui a causés. La Souveraine lui a accordé sa permission, dit-elle en montrant sa tablette à Cassius, qui pâlit. Est-ce qu’on peut procéder, ou tu veux encore chipoter ?

Cassius me dévisage, impuissant. Sans un mot, il relâche les manches de ma camisole de force. Tharsus et Novas m’empoignent les bras, chacun enroulant son rasoir autour d’un de mes poignets, puis tirant de son côté, au point de risquer de me déboîter les épaules.

— Tu vas les laisser faire ? aboie Mustang en direction de Cassius. Et ton honneur ? Est-ce qu’il est aussi fourbe que le reste de ta personne ?

Cassius ouvre la bouche. Elle crache à ses pieds, l’empêchant de répondre. Antonia, fascinée par ma peur et ma souffrance, sourit de façon répugnante. Lilath récupère mon rasoir et s’éloigne vers un tranchAile de notre escorte posé dans le hangar. Elle tend la lame au-dessus d’un propulseur encore chauffé à blanc.

— Dis-moi, Faucheur, me demande Tharsus. Est-ce que tu t’es tapé mon frère ? C’est pour ça qu’il te suivait comme un chiot énamouré ? Tu ne serais pas le premier à avoir… cueilli sa fleur, si tu voix ce que je veux dire.

Je l’ignore, regardant droit devant moi.

— Est-ce qu’il est gaucher ou droitier ? appelle Lilath.

— Droitier, répond Cassius.

— Pollox, le garrot.

Mon sang se glace en comprenant leurs intentions. J’ai l’impression d’être sorti de mon corps, que c’est à quelqu’un d’autre qu’ils passent le ruban en caoutchouc autour du bras.

Puis j’entends mon ennemi arriver.

Le cliquetis de ses bottes noires sur le sol.

Le froissement des tenues de ses hommes qui se redressent en le voyant apparaître.

Je sens leur peur.

Les Osseleux s’écartent devant leur maître qui s’avance, encadré par une douzaine de gardes Ors, tous aussi grands que Victra. Des crânes dorés ricanent sur leurs cols et sur la poignée de leurs rasoirs. Des phalanges aux os étincelants s’entrechoquent sur leurs épaules : celles de Lorn, de Fitchner, de mes Hurleurs. Emplis d’arrogance, ces tueurs des temps modernes m’examinent sans haine, mais avec une absence complète d’empathie.

J’ai dit au Chacal que je ne le haïssais pas. C’est un mensonge. En le regardant s’approcher, le revolver de mon oncle à la ceinture, la haine est tout ce que je peux ressentir. Son armure, couverte de lions dorés rugissants, est incrustée de côtes humaines artistiquement sculptées. Ses cheveux sont soigneusement coiffés sur le côté. De sa main valide, il fait virevolter son stylet en argent, encore et encore. Antonia s’avance vers lui, mais il préfère se diriger vers Sevro.

— Bien. Les os sont intacts, constate-t-il en l’inspectant. Bonjour, Virginia. Quoi de beau à me raconter ?

— Que pourrais-je dire à un monstre ? réplique-t-elle, les dents serrées.

— Mmh.

Il saisit sa mâchoire entre ses doigts. La main de Cassius frémit, mais il sait que les Osseleux le mettraient en pièces s’il dégainait son rasoir. Le Chacal demande avec douceur :

— « C’est toi et moi contre le reste du monde. » Tu te rappelles m’avoir dit ça, un jour ?

— Non.

— Nous étions très jeunes. Mère venait de mourir. Je n’arrêtais pas de pleurer. Tu m’as dit que tu ne me quitterais jamais. Puis Claudius t’a invitée ici et là, et tu m’as oublié. Seul dans cette grande maison vide, j’ai pleuré à nouveau, parce que je savais que j’étais définitivement seul. Les heures à venir vont déterminer qui tu es vraiment, petite sœur, continue-t-il en lui tapotant le nez. Je suis impatient de voir ce qui se cache derrière tes belles paroles d’égalité.

Il s’approche ensuite de moi pour détacher ma muselière. Même à genoux, j’ai l’air d’un géant à côté de lui. Sa présence me rappelle pourtant l’océan : vaste, étrange, puissant et dissimulant de sombres profondeurs. Son silence est aussi assourdissant qu’un rugissement. Je distingue enfin son père en lui. Maintenant qu’il me tient en son pouvoir, j’ai peur des conséquences de mes actes.

— Face à face, à nouveau. Tu reconnais ceci ? demande-t-il en faisant courir son stylet sur les os qui ornent son armure. Mon défunt père jugeait que ce sont les actes qui font l’homme. Moi, je suis d’avis que ce sont ses ennemis. Ça te plaît ?

Il me montre les détails. Un casque couronné de piques est gravé sur une des côtes ; une tête dans une boîte sur une autre.

Le Chacal porte la cage thoracique de Fitchner.

Submergé par la rage, hurlant comme un animal blessé, j’essaie de lui mordre le visage. Ses hommes me maîtrisent tandis qu’il m’observe me débattre. Cassius, les yeux fixés sur le sol, évite de regarder Mustang. Je parle d’une voix que je ne reconnais pas, de celle du démon que seul le Chacal parvient à réveiller en moi :

— Je vais t’écorcher vif.

Il lève les yeux au ciel puis claque des doigts, l’air lassé.

— Tharsus, remets-lui sa muselière. Cassius, Antonia ! s’exclame-t-il ensuite en s’avançant pour les accueillir. Les héros du jour ! Oh, ma chère, que t’est-il arrivé ?

Il saisit le menton d’Antonia pour examiner son visage. Ils étaient amants durant ma torture. Parfois, je pouvais sentir son odeur sur lui, ou la voir lui effleurer le cou de ses ongles.

— C’est Darrow le responsable ?

— Ma sœur, corrige-t-elle en se raidissant. Je la ferai payer, cette traînée. Et je me ferai soigner, ne t’inquiète pas.

Elle tente de se dégager, mécontente. La perte de sa beauté l’a touchée davantage que la mort de sa mère. Le Chacal l’immobilise.

— Ne bouge pas. Pourquoi voudrais-tu te soigner ?

— C’est répugnant.

— Répugnant ? Ma chère, les cicatrices font de nous ce que nous sommes. Elles racontent notre histoire.

— Elles racontent celle de Victra, pas la mienne.

— Tu es toujours aussi belle, dit-il avant de l’embrasser délicatement sur les lèvres.

Je sais qu’il ne tient pas à elle. Comme Mustang l’a souligné, nous ne sommes que de la viande sur pattes à ses yeux. Cependant, Antonia a beau être dure et mauvaise, elle désire être aimée, elle aussi. Appréciée. Le Chacal sait comment la manipuler.

— Tiens, c’était celui de Barca, dit-elle en lui tendant un calcineur.

— Bel objet, commente-t-il en caressant du pouce les loups hurlants qui en décorent la crosse.

Il jette sa propre arme à un garde pour la remplacer par celle de Sevro. Un nouveau trophée pour sa collection. Puis sa tablette clignote. Il lève la main pour nous imposer le silence.

— Oui, Imperator ?

La tête grotesque du Seigneur Cendré apparaît dans les airs. Ses yeux sombres nous scrutent de sous ses sourcils broussailleux. Son double menton tremblote contre le col raide de son uniforme.

— Augustus, l’ennemi est en approche. Leurs Foudres-de-Guerre sont en tête.

— Ils viennent le chercher, devine Cassius.

— Combien ? demande le Chacal.

— Plus de soixante. La moitié arbore le renard rouge.

— Vous voulez que j’enclenche le piège ?

— Pas encore. Je prendrai le contrôle de tes vaisseaux.

— Vous savez ce qui a été convenu.

La large bouche de Grimmus se durcit.

— Oui. Tu rejoindras la Souveraine comme prévu. Emmène le Chevalier du Matin et son prisonnier avec toi. Mes filles le prendront en charge à la Citadelle. Quoi qu’il ait planifié, nous devons le découvrir. Les Oracles s’en chargeront. Maintenant, va. Pour les Ors.

— Pour les Ors.

La tête disparaît. Le Chacal s’adresse aux Obsidiens qui nous ont traînés hors de la navette :

— Allez retrouver le Praetor Lucinus sur la passerelle, esclaves ! Je n’ai plus besoin de vous. Aujourd’hui, le Chevalier du Matin nous offre une opportunité inespérée, dit-il ensuite à ses trente Osseleux. Celle de remporter la guerre. Les Télémanus vont tenter de récupérer ma sœur. Les Hurleurs et les Fils d’Arès, eux, vont chercher à sauver le Faucheur. Ils n’y parviendront pas. Nous avons la responsabilité de les remettre à la Souveraine et à ses tacticiens.

« Oubliez vos revanches mesquines, ordonne-t-il à Cassius et Antonia. En ce jour, nous sommes Ors. Nous nous chamaillerons quand le Soulèvement aura été anéanti. Beaucoup d’entre vous ont connu les ténèbres des tunnels avec moi. Vous avez vu, comme moi, cette… créature dérober ce qui nous revenait de droit. Ils veulent tout nous prendre. Nos maisons. Nos esclaves. Notre droit légitime de régner. Nous devons nous battre pour ce qui est nôtre. Nous devons nous battre contre la fin de notre Âge.

Ils boivent ses paroles, guettent avidement ses ordres. En faisant siens mes discours et ma foi, il est parvenu à se créer un culte terrifiant. Il continue d’évoluer et de s’adapter, en un renouveau perpétuel.

Lilath revient, tenant ma sangLame chauffée à blanc.

— Lilath, tu resteras avec la flotte, dit-il en saisissant la poignée de l’arme avec précaution.

— Vous êtes certain ?

— Tu es mon plan de secours.

— Bien, monseigneur.

Antonia, qui ignore ce dont ils parlent, s’assombrit. Le Chacal fait tournoyer mon rasoir. Puis il nous regarde, Mustang et moi, comme frappé d’une pensée subite.

— Combien de temps es-tu resté prisonnier, Cassius ?

— Quatre mois.

— Quatre mois… Dans ce cas, je pense que tu devrais avoir la priorité. Coupe la main de Darrow, lui intime-t-il tout en lui jetant l’arme.

Cassius la rattrape souplement.

— La Souveraine le veut…

— Vivant, oui. Oh, il le sera ! Mais elle ne voudrait pas qu’il pénètre armé dans son bunker, n’est-ce pas ? Nous devons le neutraliser. Arracher tous les crocs de la bête. À moins que ça ne te pose un problème ?

— Aucun, répond Cassius en s’avançant, le rasoir levé.

— Regarde ce que tu es devenu ! siffle Mustang. (Il se colore légèrement.) Darrow, regarde-moi, ajoute-t-elle d’une voix douce et ferme. Regarde-moi.

Je me force à ignorer la lame incandescente, à regarder Mustang, à puiser dans sa force. Mais quand le métal surchauffé s’enfonce dans ma chair et dans mes os, je l’oublie. Je hurle de souffrance, les yeux fixés sur le moignon que la brûlure a cautérisé et où perlent quelques gouttes de sang. Une odeur de viande grillée s’élève dans les airs. À travers mon agonie, je vois le Chacal ramasser ma main par terre. Il la brandit fièrement.

— Hic sunt leones, clame-t-il.

— Hic sunt leones, répètent ses hommes en écho.

Tout en serrant le moignon contre moi, tremblant de douleur, je songe à mon oncle. A-t-il rejoint mon père ? Est-il assis avec Eo, devant un feu de bois, en train d’écouter le chant des oiseaux ? Me regardent-ils, de là où ils se trouvent ? La chair noircie de mon poignet continue de suinter. La douleur est atroce. Elle me rend aussi faible qu’un nouveau-né. Sanglé avec Mustang à l’arrière d’une navette d’assaut, entouré des trente Osseleux, je fixe, engourdi, les lumières vertes qui clignotent au-dessus de nos têtes.

Nous bringuebalons parmi les turbulences. Une tempête s’est abattue sur Luna. Des nuages chargés d’éclairs surplombent les villes. Parfois, au sommet d’un gratte-ciel qui dépasse, ou par une éclaircie, j’aperçois des lueurs qui s’agitent : des Oranges et des Rouges, mon peuple, en train de trimer pour réunir les armes qui défendront la lune contre l’envahisseur martien. Volant parmi les tours, des tranchAiles surveillent le ciel de leurs projecteurs rouges diaboliques. Des Ors, chaussés de bottes antigrav, bondissent de préparatifs en préparatifs, vérifient les défenses des sites, évaluent l’ampleur de la tempête à venir et disent adieu à leurs amis, leurs familles, leurs aimés.

Nous survolons l’opéra Élorien. Sur son toit, une rangée d’Ors scrutent le ciel, coiffés de casques cornus qui les font ressembler à des gargouilles. Leurs silhouettes se découpent dans la lumière de la foudre. Ils attendent que l’enfer s’abatte.

Nous plongeons dans un tourbillon de nuages noirs qui entourent les plus hauts gratte-ciel de Luna. Sous la couche nébuleuse, la ville est silencieuse, à l’exception de rubans rouges sur l’horizon qui témoignent de révoltes dans la Cité Perdue. Des véhicules d’intervention se précipitent vers eux. Après avoir retenu sa respiration pendant des jours, la ville est sur le point d’exploser.

Notre navette se pose sur une piste circulaire au sommet de la tour de la Souveraine. Aja et ses Prétoriens nous y attendent. Les Osseleux, chaussés de bottes antigrav, s’envolent pour surveiller les lieux. Cassius émerge du vaisseau en me poussant devant lui et en traînant Sevro comme une carcasse de daim. Antonia le suit, bousculant Mustang. La pluie paresseuse de la cité-lune dégouline sur les traits sombres d’Aja. Son sourire lance un éclair de dents blanches dans la nuit.

— Bienvenue, Chevalier du Matin. La Souveraine t’attend.

Un kilomètre sous la surface de Luna, l’ascenseur antigrav légendaire que nous empruntons, surnommé la Gueule du Dragon, ouvre ses portes sur un corridor en béton, mal éclairé, au bout duquel nous attend une porte décorée de la pyramide sociétale. Une lumière bleue y scanne les iris d’Aja. Dans un bruit de rouages, la pyramide s’ouvre en deux. Les mécanismes de ces lieux sont plus anciens que ceux de la Citadelle. Ils datent d’une époque où la Terre était encore puissante et où chaque Lunien redoutait les canons américains. Le fait que le fameux bunker de la Souveraine n’ait pas nécessité d’améliorations en sept siècles est la preuve du génie architectural des Prétoriens de l’époque, et de la discipline de fer de leurs successeurs.

Je me demande si Fitchner savait quelque chose sur cet endroit. J’en doute. Même Aja ne doit pas connaître tous ses secrets. Les tunnels qui s’ouvrent de chaque côté du couloir sont effondrés depuis longtemps. Je ne peux m’empêcher de me demander qui les a parcourus, puis bouchés, et pourquoi.

Nous passons devant des postes de contrôle éclairés par les lueurs bleues des holoPostes. Des Bleus et des Verts y reposent sur des fauteuils, les yeux perdus dans le vague, connectés au système informatique central de la Société et nourris par des intraveineuses. Nous sommes dans le centre névralgique de la Citadelle. De cet abri, même si Luna s’effondrait, Octavia pourrait continuer de mener sa guerre sans avoir à mettre le nez à la surface.

Les Obsidiens qui surveillent les lieux portent des capes pourpres et des casques noirs en forme de crânes de dragon. Leurs glaives sont ornés des mots « cohors nihil », la Légion Zéro. C’est la première fois que j’en entends parler. Derrière eux se trouve l’endroit le plus protégé de la Société. Sa porte, blindée et dénuée de toute décoration, s’ouvre en grinçant. Un an et demi après notre dernière rencontre, la silhouette de la Souveraine apparaît devant moi.

Sa voix distinguée résonne dans le couloir.

— … Janus, qui se soucie des pertes civiles ? L’océan sera toujours salé. S’ils déclenchent une Pluie de Fer, descendez-les, peu importe le coût. Vous voulez que des hordes d’Obsidiens atterrissent et se joignent aux émeutes ?

L’incarnation de tout ce que je combats se tient au centre d’une grande salle, toute de noir et de gris, qui s’étend devant moi. Les hologrammes du Seigneur Cendré et de ses Praetors la baignent d’une lumière bleue. Ces derniers sont plus d’une quarantaine, placés en demi-cercle, tous des vétérans des guerres de la Souveraine, tous des hommes sans pitié qui me regardent entrer avec l’expression arrogante de statues d’église, tels des saints sûrs de leur bon droit et de leur destinée. Comme si ce n’était pas seulement par chance qu’ils étaient nés dans leurs familles, et moi dans la mienne.

Ils savent ce que ma capture représente. Ils ont inondé ma flotte de son annonce, propagé le message jusqu’à la Terre afin d’écraser les révoltes naissantes. Ils en feront de même avec mon exécution, en l’utilisant pour décourager toute future rébellion. Même le corps de Sevro sera utilisé, et peut-être Mustang, malgré la promesse d’Aja.

Voyez ce qu’il advient de ceux qui se soulèvent ! diront-ils. Voyez comme ces sauvages ne sont rien face aux Ors !

Qui pourrait leur tenir tête ? Personne.

Leur prise se raffermira.

Leur règne se renforcera.

Si nous perdons aujourd’hui, la prochaine génération Or retrouvera l’inégalable force acquise par ses ancêtres à l’époque de la prise de la Terre. Conscients des menaces modernes qui pèseront sur leurs têtes, ils engendreront des armées de créatures telles qu’Aja et le Chacal. Ils construiront de nouveaux Instituts, agrandiront leurs armées et écraseront mon peuple. Voici le futur que Fitchner redoutait ; voici celui que je redoute, à mon tour, tandis que notre petit groupe pénètre dans la salle.

— Ses Obsidiens ne sont pas entraînés pour la guerre aérospatiale, soutient un des Praetors.

— Vraiment ? Allez dire ça à Fabii, réplique la Souveraine. Ou peut-être à sa mère. Elle est avec le reste des Sénateurs. J’ai dû les enfermer dans leur Chambre avant qu’ils ne s’enfuient comme des rats en emportant leurs vaisseaux.

— Ces poltrons de Politicos ! marmonne quelqu’un.

Outre les hologrammes, quelques Ors sont présents en personne, en nombre plus important que je ne m’y attendais. Je repère deux Chevaliers Olympiques, dix Prétoriens et Lysandre. Les deux Chevaliers, lourdement armés, saluent Cassius en silence afin de ne pas perturber la Souveraine, qui a accueilli notre arrivée d’un regard impassible. Lysandre, âgé de dix ans, a bien pris quinze centimètres depuis la dernière fois que je l’ai vu. Une tablette à la main, il prend des notes sur la réunion qui se déroule devant lui. En nous voyant, il sourit à Cassius et m’observe comme on observe un tigre dans une cage. Ses yeux d’or pâle enregistrent mes entraves, mon moignon et la présence d’Aja. Mentalement, il évalue la solidité de mes barreaux.

Au-dessus de nos têtes flotte un hologramme de Luna, parfait jusqu’au moindre détail. La flotte du Seigneur Cendré s’étale autour de sa face obscurcie, là où se trouve la Citadelle, en forme de bouclier inversé. La bataille est engagée. Mes forces ignorent totalement que le Chacal est prêt, de l’autre côté de la lune, à refermer son piège sur elles. Si seulement je pouvais joindre Orion, elle pourrait peut-être les sortir de là…

Le Chacal s’assoit à l’écart, attendant patiemment que le Seigneur Cendré lance l’ordre à ses Foudres-de-Guerre d’attaquer. Le Chevalier de la Vérité, d’origine terrestre et asiatique, plus trapu que les Martiens, murmure à Cassius de sa voix de baryton :

— Espèce de sacré limier ! C’est vraiment lui ?

— En chair et en os. Je l’ai kidnappé sur son vaisseau-amiral, répond Cassius en me faisant tomber à genoux d’un coup de pied, avant de me tirer les cheveux pour qu’ils puissent tous voir mon visage.

Il jette ensuite Sevro par terre. Le Chevalier de la Joie, mince, aristocratique, secoue la tête. Je crois qu’il vient d’une vieille famille vénusienne. J’ai dû le rencontrer lors d’un duel sur Mars.

— Augustus aussi ? Tu es vraiment chanceux. Voyons, récapitule-t-il, Aja a eu l’Obsidien, la Peur et l’Amour sont en route pour s’occuper de Victra et de la Sorcière Blanche…

— Je tuerais pour avoir une heure en compagnie de Victra, dit son collègue. Ça, ça serait intéressant. Hé, tu ne te l’étais pas tapée, Cassius ?

— Un Auréat ne se vante pas, répond celui-ci. Comment se passe la bataille ?

— Mieux que pour Fabii. Ils sont obstinés et glissants comme des anguilles, mais le Seigneur Cendré les maintient à distance. Ils ne peuvent pas envoyer leurs Obsidiens. La flotte du Chacal va leur porter le coup de grâce… Elle les contourne déjà, tu vois ?

Cassius relève l’air envieux du Chevalier de la Vérité.

— Tu pourrais toujours les rejoindre, propose-t-il.

— Ça me prendrait des heures, et il y a déjà quatre chevaliers sur le terrain. Non, quelqu’un doit rester avec Octavia. De plus, mes vaisseaux sont en réserve du côté éclairé. Même si c’est improbable, il y faudra du monde si les Obsidiens touchent terre. Mmh, il va falloir le débarbouiller.

— Pardon ?

— Barca. Il a du sang partout. Nous allons diffuser sa vidéo si les réseaux sont rétablis. La nuit dernière, on a enfin débusqué les techniciens de Vif-Argent, des espèces de pirates démokrates avec des illusions de grandeur. Une équipe de Lurchers leur a réglé leur compte.

— La meilleure façon d’arrêter un hacker ? Beaucoup, beaucoup de métal chaud, se moque le Chevalier de la Joie.

— L’ennemi est courageux, je dois le reconnaître, continue le Seigneur Cendré au centre de la salle, deux fois plus grand que ses lieutenants. Bien qu’acculé, il refuse de céder du terrain. Nous subissons des pertes, mais rien à côté des leurs.

Il se trouve sur une corvette, à l’arrière de sa flotte, dont les vaisseaux relaient sa transmission via des dizaines d’antennes. Ses forces se meuvent avec une précision magnifique, empêchant les miennes d’approcher à moins de cinquante kilomètres de la lune.

Roque s’inquiétait des pertes collatérales, des dégâts subis par son vaisseau trois fois centenaire. Le Seigneur Cendré n’a pas de tels scrupules. C’est un destructeur. Au diable ses hommes, au diable le coût ! Il gagnera à tout prix. Je souffre de voir ma flotte se faire détruire morceau par morceau.

— Rappelez-moi quand vous aurez du nouveau, ordonne la Souveraine. Je veux Daxo au Télémanus vivant, si possible. Les autres sont superflus, y compris son père et Julii.

— Bien, ma dame, dit-il en saluant avant de disparaître.

Avec un soupir las, elle se tourne vers son Chevalier du Matin, à qui elle ouvre les bras, telle une mère retrouvant son enfant. Il s’incline, puis la laisse l’embrasser sur le front, comme elle le faisait autrefois avec Mustang.

— Cassius… Mon cœur s’est brisé en apprenant ton sort sur la glace. J’ai craint que tu n’aies péri.

— Aja avait toutes les raisons de le penser. Je suis navré d’avoir mis si longtemps à revenir d’entre les morts, ma dame. Quelques… affaires inachevées ont retenu mon attention.

— Je vois cela, dit la Souveraine en examinant Mustang et en m’ignorant complètement. Tu viens de nous gagner la guerre, Cassius. Toi et les vaisseaux d’Augustus, corrige-t-elle en inclinant sèchement la tête vers le Chacal.

— Je vis pour vous servir, répond le Chacal en souriant.

— En effet, dit la Souveraine d’une voix étrange et nostalgique. Est-ce qu’ils t’ont pendu ? s’enquiert-elle en effleurant du doigt les cicatrices sur le cou de Cassius.

— Ils ont essayé, mais ça n’a pas marché, plaisante-t-il.

— Tu me rappelles Lorn quand il était jeune.

Un jour, elle a confié la même chose à Mustang : qu’elle lui rappelait la femme qu’elle avait été dans sa jeunesse. Contrairement au Chacal, elle éprouve une certaine affection pour ses hommes, c’est vrai, mais elle reste avant tout une collectionneuse, qui utilise leur amour et leur loyauté pour se protéger. Elle s’intéresse enfin à moi, plissant le nez devant ma muselière.

— As-tu une idée de ses plans ? demande-t-elle à Cassius. Un coup de théâtre caché, peut-être ?

— J’ai cru comprendre qu’il voulait attaquer la Citadelle.

— Cassius, arrête ! gronde Mustang. Elle n’éprouve rien pour toi, tu n’es rien à ses…

— Et il est quelque chose pour toi ? demande Octavia. Je sais ce que tu désires, Virginia. Et ce que tu serais prête à faire pour l’obtenir.

Le Chacal interrompt leur discussion.

— L’attaque. Par la terre ou par les airs ?

— Par la terre, je crois.

— Pourquoi n’en parles-tu que maintenant ?

— Tu paraissais très occupé à couper la main de Darrow, ironise Cassius.

Sa pique laisse le Chacal complètement froid.

— Combien y a-t-il de Mains des Enfers sur Luna ?

— Aucune en état de marche, même dans les vieilles mines, répond Octavia. Nous nous en sommes assurés.

— Si quelqu’un vient, ce sera Volarus et Julii. Ce sont ses meilleurs atouts. Elles l’ont aidé à capturer le Colosse.

— Volarus… l’Obsidienne ? demande Octavia.

— La reine des Obsidiens, corrige Mustang. Vous devriez la rencontrer, ma dame. Vous lui rappelleriez sans doute sa mère, ce serait intéressant.

— La reine… Ils se sont unifiés ? demande Octavia à Cassius d’un air troublé. Mes experts ont toujours prétendu qu’une entente inter-clanique serait impossible…

— Ils avaient tort, malheureusement, répond Cassius.

Antonia profite de l’occasion pour rappeler sa présence.

— Cela ne concerne que les alliés de Darrow, ma dame. Quelques tribus du pôle Sud de Mars, c’est tout.

— Je n’aime pas cela, dit la Souveraine, sans relever. Il y a des centaines d’Obsidiens dans la Citadelle.

— Ils resteront loyaux, décrète Aja.

— Tu en es sûre ? demande Cassius. Aucun ne vient de Mars ?

Octavia interroge sa Furie du regard.

— Si, la plupart, admet cette dernière. Les Obsidiens de Mars sont les meilleurs. Il y en a même dans la Légion Zéro.

— Faites-les sortir du bunker, décrète Octavia. Maintenant.

Un des Prétoriens s’éclipse pour exécuter son ordre.

— Est-ce que Volarus est aussi forte que son frère ? demande Aja, le front légèrement plissé.

— Pire ! dit Mustang en riant, toujours à genoux. Et bien plus intelligente. Ses guerrières mourraient pour elle. Elle a juré de te retrouver, Aja. De boire ton sang dans ton crâne quand elle serait au Valhalla. Oh, oui, Séfi va venir, se moque-t-elle. Et rien ne pourra l’arrêter !

Octavia et Aja échangent un regard préoccupé.

— Il faudrait qu’ils se posent pour attaquer la Citadelle, se rassure Aja. C’est impossible. Ils n’y arriveront pas.

— Comment comptent-ils venir ? m’interroge Cassius. (Je me contente de ricaner derrière ma muselière. Aja me frappe sur le moignon, manquant de me faire perdre connaissance.) Comment ? Tiens son autre bras, ordonne-t-il au Chevalier de la Joie. Comment vont-ils venir ? demande-t-il cette fois à Mustang. Je lui couperai l’autre main si tu ne réponds pas. Ensuite, ce sera ses pieds, son nez, puis je lui arracherai les yeux. Comment Volarus va-t-elle arriver ?

— Tu le tueras de toute façon, réplique-t-elle avec mépris. Alors, va te faire foutre !

— Peut-être, mais tu peux l’empêcher de souffrir.

Elle reste silencieuse une seconde, puis demande :

— Qui te dit qu’ils n’ont pas déjà atterri ?

— Quoi ?

— Ils sont arrivés il y a des heures, révèle-t-elle d’un air moqueur. Dans un transport de grains, grâce aux espions de Vif-Argent. En ce moment, dix mille Obsidiens marchent vers la Citadelle. Quoi ? Tu ne t’y attendais pas ?

Lysandre, toujours assis, pâlit. Le Sceptre de l’Aube de sa grand-mère est posé devant lui. Mesurant plus d’un mètre, fait d’or et de fer, il est surmonté du triangle de la Société et d’un soleil éclatant.

— Dix mille, murmure-t-il. Les légions sont déployées pour contrer une invasion globale. Les Obsidiens auront franchi nos défenses avant qu’elles ne puissent revenir…

— Je vais rassembler les Prétoriens et rappeler deux légions, annonce Aja en s’éloignant vers la porte.

— Non, dit Octavia sans bouger. Non, Aja, reste avec moi. (Songeuse, elle se tourne vers le capitaine prétorien.) Legatus, emmenez vos hommes à la surface. J’ai déjà mes Chevaliers, je n’ai pas besoin d’eux ici. Descendez tout vaisseau qui s’approchera, même si le Seigneur Cendré lui-même prétend être à bord. C’est compris ?

— Ce sera fait, ma dame.

Ils quittent la salle, ne laissant derrière eux qu’Antonia, le Chacal, la Souveraine, Lysandre, les quatre Chevaliers Olympiques, trois chevaliers prétoriens et nous autres, prisonniers. Aja presse la commande de la porte, qui se referme derrière eux. Un second panneau, plus épais, émerge du mur et vient s’emboîter dans celui d’en face, nous isolant du monde.

— Je suis désolée, Aja, déclare Octavia tandis que la Furie nous rejoint. Je sais que tu aimerais retrouver tes hommes, mais j’ai déjà perdu Moira. Je ne veux pas risquer de te perdre à ton tour.

— Je sais, répond Aja en tentant de dissimuler sa déception. Ne vous inquiétez pas, les Prétoriens s’occuperont de la horde. Voulez-vous passer à l’autre sujet, ma dame ?

Octavia se tourne vers le Chacal, qui incline imperceptiblement la tête.

— Severus-Julii, avance-toi, ordonne la Souveraine.

Antonia obéit, surprise mais remplie d’espoir. Un léger sourire incurve ses lèvres. S’attendant sans doute à recevoir des félicitations pour ses exploits, elle se plante devant Octavia, les mains dans le dos.

— Praetor Julii. Tu étais affectée à l’Armada de l’Épée lors de la reconquête des lunes de Jupiter en juin dernier, n’est-ce pas ?

— Ma dame, je ne comprends pas…

— Ce n’est qu’une question. Réponds-y de ton mieux.

— C’est exact. J’y ai commandé la flotte de ma famille, ainsi que les Cinquième et Sixième Légions.

— Sous le commandement de Roque au Fabii ?

— Oui, ma dame.

— Dans ce cas, peux-tu me dire ce que tu fais en vie, alors que ton Imperator ne l’est plus ?

— Je n’ai échappé que de justesse à la bataille, se défend Antonia, qui comprend enfin ce qui se passe. Ce fut un désastre, ma dame. Bien que ce ne soit pas sa faute, l’Imperator Fabii est tombé droit dans le piège des Hurleurs cachés sur Thébé. Quand Darrow a abordé son vaisseau, j’ai tenté de rassembler nos forces et de poursuivre ses manœuvres, mais il était impossible de distinguer nos amis de nos ennemis. Je les vois encore en cauchemar, ces monstres Obsidiens envahissant nos Foudres-de-Guerre…

— Menteuse, se moque Mustang à mi-voix.

— Tu as donc battu en retraite, dit Octavia.

— Après avoir subi de graves pertes, oui, ma dame. J’ai sauvé le maximum de nos forces restantes, sachant qu’elles seraient essentielles pour l’avenir. Je n’aurais rien pu faire d’autre.

— C’était très noble de ta part, observe Octavia.

— Merci, ma…

— Du moins, ce le serait si c’était vrai.

— Je vous demande pardon ?

— Je pense être claire, petite. J’estime que tu as fui le champ de bataille en abandonnant ton Imperator à l’ennemi.

— M’accusez-vous de mentir, ma dame ?

— Il semblerait, raille Mustang.

— Je ne me laisserai pas insulter ainsi ! s’offense Antonia en bombant la poitrine. Mon honneur ne…

— Oh, tais-toi, enfant ! Tu voulais jouer dans la cour des grands, tu y es, déclare Octavia. Tu vois, d’autres rescapés nous ont envoyé leurs comptes rendus. Par conséquent, nous avons pu analyser seconde par seconde comment Antonia au Severus-Julii a déshonoré son nom, abandonné ses Praetors en péril, et fui vers la Ceinture pour sauver sa vie, nous coûtant ainsi la bataille. Sans compter que, pour finir, tu t’es aussi fait prendre tes vaisseaux.

— C’est Fabii qui a perdu la bataille, pas moi !

— C’est vrai, ronronne Aja. Parce que son alliée l’a abandonné. Il aurait pu vaincre si tu avais respecté ses ordres.

— Fabii a commis des erreurs, admet la Souveraine. Mais il était noble et loyal à sa Couleur. Il a eu le courage de se donner la mort après son échec, empêchant ainsi ses ennemis de l’interroger. Son dernier exploit, la destruction des chantiers de Ganymède, était digne d’un héros. D’un Or de Fer. Mais toi… tu n’es qu’une pleutre, une poltronne méprisable qui a mouillé sa robe comme une enfant pendant son Jour Blanc. Après l’avoir abandonné, tu oses même le calomnier devant son ami ! dit-elle en désignant Cassius. Tes hommes ont deviné le serpent que tu étais, c’est pour cela qu’ils t’ont trahie ; qu’ils ont rejoint ta sœur, bien meilleure que toi.

— Si quelqu’un veut porter de telles accusations, je l’affronterai sur la place Sanglante, réplique Antonia qui tremble de colère. Je ne laisserai pas mon honneur se faire piétiner par des créatures jalouses sans visage. Je suis triste qu’ils aient bâti de tels mensonges pour entacher mon nom. Sans doute ma fortune, mes compagnies, ou ma réputation les encombrent-ils. Adrius, explique à la Souveraine à quel point tout ceci est ridicule ! (Il ne dit rien.) Adrius ?

— Je préférerais encore la fidélité d’un chien que d’une lâche, prononce-t-il enfin. Lilath avait raison. Tu es faible. Et la faiblesse est dangereuse.

Elle le regarde comme une noyée qui perd pied, ne sachant à quoi se raccrocher. Tandis qu’Octavia prononce sa sentence, Aja se dresse derrière elle telle une ultime vague prête à s’abattre.

— Antonia au Severus-Julii, matriarche de la maison Julii, Praetor de 1re classe des Cinquième et Sixième Légions, par les pouvoirs qui me sont conférés par l’Entente de la Société, je te juge coupable de trahison et de manquement au devoir en temps de guerre et te condamne à la mort.

— Salope ! Tu ne peux pas te permettre de me tuer ! siffle Antonia avant de se tourner vers le Chacal d’un air suppliant. Adrius, je t’en prie…

Elle n’a plus de flotte. Plus d’honneur. Les larmes coulent sur ses joues bouffies tandis qu’elle cherche une échappatoire. Il n’y en a pas. Croisant mon regard, elle devine mes pensées. On récolte ce qu’on sème. Victra, Léa, Chardon et tous ceux qu’elle a sacrifiés pour survivre vont enfin être vengés.

— S’il te plaît… bredouille-t-elle.

Personne, ici, n’aura pitié d’elle.

Aja agrippe sa nuque. Elle frémit d’horreur ; ses jambes se dérobent sous elle. Puis, sans même essayer de se défendre, elle laisse le Chevalier Protéen l’étrangler. Elle hoquette, se tortille. Il lui faut une minute entière pour mourir. Une fois qu’elle ne bouge plus, Aja conclut l’affaire en lui brisant violemment la nuque, avant de la jeter sur le corps de Sevro.

— Quelle répugnante créature ! commente la Souveraine en se détournant. Au moins, sa mère avait du cran. Cassius, tes chaussures sont sales, ajoute-t-elle distraitement. (En effet, les semelles de ses chaussons de prisonnier sont noires de sang et de poussière.) Il y a des appartements dans le bunker, une cuisine, des salles de bains. Va te nettoyer. Mon valet essaie de me faire manger depuis des heures, je lui dirai de te donner mon repas. Tu verras la bataille, ne t’inquiète pas. Le Seigneur Cendré m’a promis qu’elle durerait des heures. Lysandre, montre-lui le chemin, tu veux bien ?

— Je ne vous quitterai pas, ma dame, répond noblement Cassius. Pas tant que ces monstres n’auront été abattus.

Le Chevalier de la Vérité lève les yeux au ciel.

— Tu es un bon garçon, dit Octavia en se tournant vers moi. Et maintenant, occupons-nous du Rouge.

Aja me traîne aux pieds de la Souveraine, au centre de la salle. Bien que le visage de marbre d’Octavia se creuse de rides triomphantes, ses épaules sont voûtées, écrasées par le poids de son empire et d’un siècle de nuits sans sommeil. Ses cheveux, sévèrement noués, sont striés de gris. De fines cicatrices bleues sur ses tempes témoignent de plusieurs thérapies de régénération cellulaire. Depuis des années, je refuse de la laisser en paix. Même à genoux, manchot, ensanglanté, une certaine satisfaction m’envahit en songeant que je l’ai empêchée de dormir.

— Ôte-lui sa muselière, ordonne-t-elle à Aja.

De part et d’autre de la Souveraine, les Chevaliers de la Joie et de la Vérité observent le spectacle. Cassius, toujours vêtu de sa combinaison verte, se tient près de Mustang en compagnie des trois Prétoriens. Le Chacal, assis près de Lysandre, sirote un café offert par le serviteur d’Octavia. Je fais jouer ma mâchoire libérée sous leurs regards réunis.

— Imagine un monde sans l’arrogance de la jeunesse, dit la Souveraine à sa Furie.

— Imagine un monde sans la cupidité de la vieillesse, dis-je en réponse d’une voix rauque.

Aja me frappe du poing sur la tempe, me faisant voir des étoiles. Mustang intervient :

— Pourquoi le libérer si vous voulez qu’il se taise ?

— Elle n’a pas tort, Octavia, s’amuse le Chacal.

Elle lui jette un regard mécontent.

— Parce que, la dernière fois, c’est un pantin que nous avons exécuté, et que le monde le sait, explique-t-elle. Cette fois, je veux qu’ils voient le Rouge en chair et en os. Je veux qu’ils soient certains de sa chute. De son insignifiance.

— Si vous le laissez parler, il vous fabriquera un nouveau discours ou un nouveau slogan, la prévient le Chacal.

Mustang essaie de détourner leur attention de moi :

— Octavia, pensez-vous vraiment que mon frère ne vous tuera pas dès qu’il en aura l’occasion ? Il ne sera heureux que quand vous serez morte, et lui assis à votre place.

— Bien sûr qu’il désire mon trône, réplique-t-elle. Comme tout le monde. Lysandre, quelle est ma mission ?

— De défendre votre trône, répond son petit-fils. De créer un monde où vos sujets gagneront davantage à obéir qu’à combattre. D’être aimée de peu, redoutée de beaucoup, et de vous connaître vous-même, récite-t-il.

— Très bien, Lysandre.

— Le rôle d’un Souverain n’est pas de régner. C’est de mener, dis-je entre mes dents crispées.

M’ignorant complètement, Octavia se tourne vers le Chevalier de la Joie, qui termine les préparatifs de leur retransmission.

— Tout est prêt ?

— Oui, ma dame. Les Verts ont rétabli les réseaux. Nous sommes en direct avec l’ensemble du Noyau.

— Dis au revoir à ton Rouge, « Mustang », se moque Aja en lui tapotant la tête.

Je lève la tête vers le Chacal :

— Tu ne vas même pas le faire toi-même ? Tu parles d’un Or…

Ma provocation fonctionne. Il s’extirpe de sa chaise.

— Je veux le faire, Octavia.

— Ce sont les Chevaliers Olympiques qui accomplissent les exécutions, s’interpose Aja. Ce n’est pas votre rôle, Haut-Gouverneur.

— Je ne pense pas t’avoir demandé la permission.

La Souveraine retient une Aja grondante en lui posant la main sur l’épaule.

— Laisse-le faire, dit-elle d’une voix apaisante.

Étranges, ces égards qu’Octavia a pour le Chacal. Étranges, et pas vraiment dans ses habitudes. Que fait-il ici ? Pas sur Luna – c’est plutôt logique – mais dans cet endroit, où la Souveraine pourrait le mettre à mort à chaque instant ? Il doit posséder une forme d’immunité, un moyen de la faire chanter. Mais que veut-il ? Je devine que Mustang s’interroge elle aussi.

Le Chevalier de la Joie tend un calcineur au Chacal. Adrius le refuse. À la place, il dégaine celui de Sevro et le fait tourner autour de son index.

— Il n’est pas Or. Il ne mérite pas un rasoir ou une exécution officielle. Je l’abattrai comme son oncle. Il y aura une certaine… poésie à le tuer avec l’arme de Sevro, vous ne trouvez pas, Octavia ? Par ailleurs, j’aimerais que cet instant marque mes débuts en tant que main de la Justice de la Société.

— Comme vous voudrez, répond la Souveraine d’un ton las. Avez-vous d’autres exigences ?

— Non. Vous avez été des plus serviables.

Il prend la place d’Aja derrière moi. La caméra se met en marche. Devant nos yeux, le visage de la Souveraine se transforme : son épuisement s’évapore, remplacé par la sérénité bienveillante avec laquelle elle répétait, encore et encore, « sacrifice, obédience, prospérité » sur l’HP de Lykos. À cette époque, elle me semblait une déesse si supérieure au commun des mortels que j’aurais donné ma vie pour lui plaire. À présent, je donnerais ma vie pour en finir avec la sienne.

Le Chevalier de la Joie lui fait signe. Une lumière blanche vient la baigner, la faisant resplendir de la fureur de mille soleils. Mais ce n’est qu’un projecteur. Le Chacal vérifie ses cheveux impeccables et me sourit, affectueux, tandis que la lumière s’atténue.

La retransmission commence.

— Hommes et femmes de la Société. Ici votre Souveraine. Depuis l’aube des temps, l’histoire de l’homme est une histoire de batailles. Batailles pour asseoir la suprématie de son clan. Pour protéger sa famille. Pour défier les lois de la nature et repousser, jour après jour, les limites de ses capacités. Puis, après des siècles dans la boue, nous avons tendu la main vers les étoiles. Nous avons vaincu nos pulsions et nos faims pour accepter notre devoir, et embrasser la hiérarchie des Couleurs. Non pas dans le but d’oppresser les plus faibles que nous, comme Arès et ses… terroristes voudraient vous le faire croire, mais pour assurer l’immortalité, la prospérité et l’ordre de la race humaine. Cette immortalité, c’est ce que cet homme voudrait nous voler à présent, annonce-t-elle en pointant un doigt élégant vers moi.

« Cet homme, autrefois serviteur courageux de son espèce, aurait pu devenir la quintessence de sa Couleur. Malgré une jeunesse prometteuse, malgré les bienfaits qui lui ont été accordés, il a laissé sa vanité l’emporter. Il s’est mis en tête de conquérir les étoiles, de devenir un tyran. Méprisant son devoir, il a plongé dans les ténèbres en entraînant le monde avec lui.

« Mais nous ne laisserons pas les ténèbres l’emporter. Nous ne laisserons pas le mal nous gagner, insiste-t-elle en portant la main à son cœur. Nous sommes la Société. Nous, les Ors, les Argents, les Cuivres, les Bleus, les Blancs, les Oranges, les Verts, les Violets, les Jaunes, les Gris, les Bruns, les Roses, les Obsidiens et les Rouges. Le lien qui nous unit est plus puissant que les forces qui tentent de nous séparer. Pendant sept siècles, les Ors ont guidé l’humanité, lui fournissant lumière et nourriture là où n’existaient qu’ombres et famines. Aujourd’hui, nous vous offrons la paix. Pour cela, nous devons détruire ce meurtrier qui a introduit la guerre dans chacun de nos foyers.

Son inhumanité me rappelle mon duel avec Cassius : ce jour-là, elle m’aurait regardé mourir sans même interrompre son repas. Je ne suis qu’un atome à ses yeux. Elle a déjà oublié ma mort, songeant à la suite, aux choses qu’elle devra faire une fois que mon sang sera froid et qu’on aura emporté mon cadavre pour le disséquer.

— Darrow de Lykos, par les pouvoirs qui me sont conférés par l’Entente, je te déclare coupable de conspiration et d’incitation à des actes de terreur.

Je regarde droit dans la caméra, imaginant les milliards d’âmes qui m’observent ; les milliards d’âmes qui me regarderont encore, longtemps après ma mort.

— Coupable de meurtre de masse sur le peuple martien.

Je ne l’écoute même plus. Mon cœur bat la chamade. Je le sens jusqu’au bout des doigts de ma main gauche : voilà, c’est la fin.

— Coupable de meurtre…

Cet instant, ce fragment d’histoire, incarne ma vie à lui seul. C’est le moment de mon cri dans le vent.

— Coupable de trahison envers ta Société…

Mais je ne veux pas crier.

Je laisse les cris à Roque. Aux Ors. Je veux plus. Quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Je veux la fureur de mon peuple. Le courroux de leurs esclaves. Alors, tandis que la Souveraine achève sa sentence, tandis que le Chacal s’apprête à la délivrer, tandis que Mustang attend à genoux, que Cassius me dévisage avec les Prétoriens et les Chevaliers, qu’Aja intercepte mon regard vers le grand guerrier blond et s’avance, comprenant que quelque chose ne va pas… je rejette la tête en arrière et je hurle.

Je hurle pour ma femme, pour mon père. Je hurle pour ma mère. Pour Ragnar, Quinn, Pax, Narol. Pour tous ceux que j’ai perdus. Et ceux qu’ils veulent encore me prendre.

Je hurle parce que je suis un Fossoyeur de Lykos. Le Faucheur de Mars. Parce que j’ai sacrifié ma chair pour pénétrer dans ce bunker, pour atteindre Octavia, pour mourir en compagnie de mes amis… ou pour enfin nous rendre justice.

D’un signe de tête, la Souveraine ordonne au Chacal de procéder à mon exécution. Il pointe le calcineur sur ma nuque et en presse la détente. Une détonation retentit. Une langue de feu me grille le cuir chevelu. Pourtant je ne tombe pas. Aucune décharge ne vient se loger dans mon cerveau. Avisant la fumée qui s’échappe du canon, le Chacal comprend tout.

— Non ! s’exclame-t-il en lâchant l’arme, reculant et tentant de saisir son rasoir.

— Octavia ! crie Aja en plongeant.

Trop tard. La Souveraine lève les yeux vers un des Prétoriens qui, la tête penchée, lâche son fusil. Une étrange langue rouge lui jaillit de la bouche. Sauf que ce n’est pas une langue. C’est le rasoir de Cassius, enfoncé dans son cervelet. La bouche se referme sur lui. Les trois Prétoriens s’effondrent avant que quiconque n’ait prononcé un foutu mot. Cassius, la tête baissée, se dresse au milieu des cadavres, tenant dans la main gauche la télécommande de mes menottes et de celles de Mustang. Le tout n’a duré qu’un battement de cœur.

— Bellona ? articule la Souveraine.

Il presse le bouton. Les entraves de Mustang tombent sur le sol, suivies des miennes. Mustang se précipite sur le fusil d’un des Prétoriens. Je dégage mes bras de la camisole et sors le couteau que Cassius y avait caché. Puis je plonge sur la Souveraine et, avant qu’elle n’ait le temps de cligner des yeux, j’enfonce ma lame dans son ventre. Elle pousse un hoquet. Ses yeux stupéfaits fouillent les miens. Son haleine sent le café. Ses cils m’effleurent la joue tandis que je la poignarde six fois encore. Au dernier coup, le couteau dérape sur son sternum. Elle s’ouvre comme une fleur ; son sang se répand sur mes mains puis coule sur le sol.

— Octavia !

Aja me charge. Mustang l’intercepte à mi-chemin en lui tirant dans les genoux. Le coup l’envoie voltiger sur une table de conférence en chêne, près des corps de Sevro et d’Antonia. Voyant leur Souveraine tituber, éventrée, les deux autres Chevaliers Olympiques se ruent sur Cassius en activant leurs boucliers. Nu à l’exception de sa combinaison tachée de sang, Cassius s’élance sans hésiter sur le Chevalier de la Vérité. Il lui enfonce son rasoir en plein dans l’œil gauche, lui perforant le crâne.

Le Chacal m’attaque avec mon propre rasoir, que j’évite. Je bondis sur lui. Il me frappe encore, avec un cri de rage. Je l’attrape par le bras pour lui donner un violent coup de tête, avant de lui faucher les jambes. Je récupère ensuite mon arme et m’en sers pour lui clouer le bras gauche par terre. Il hurle, me postillonne dessus, me bourre de coups de pied. Je l’étourdis d’un coup de genou dans la tête.

— Darrow, derrière toi ! me prévient Cassius tout en se défendant contre le Chevalier de la Joie.

Aja émerge des débris de la table. Ses yeux flamboient de rage. Je m’écarte d’elle pour aider Cassius et Mustang, sachant que, sans ma main droite, elle me tuerait en quelques secondes. Cassius est blessé à la cuisse. Le Chevalier de la Joie profite de son armure, de son poids et de son bouclier pour le repousser devant lui. Mustang ramasse deux des rasoirs des Prétoriens et m’en jette un. Je l’attrape de ma main gauche. Cassius, touché une deuxième fois, trébuche sur un corps et tombe en parant un coup. Le Chevalier, qui me tourne le dos, me sent arriver. Trop tard pour lui. Bondissant comme un chat, je fais décrire un grand arc à ma lame. Elle freine en rencontrant son bouclier, puis, avec un sursaut, transperce son armure bleu ciel, sa chair et ses os. Je le tranche en deux de l’épaule gauche à la hanche droite. Il s’affaisse mollement.

Un silence suit le choc de son corps sur le sol.

Mustang me rejoint prestement. Repoussant la masse dorée de ses cheveux, elle m’adresse un sourire exalté. Nous aidons Cassius, qui grimace de douleur, à se remettre debout.

— Alors ? Je suis bon acteur ? demande-t-il.

J’examine le monceau de cadavres.

— Encore meilleur guerrier.

Il me sourit, débordant de vie et d’énergie. Avec un pincement au cœur, je songe que c’est ainsi que les choses auraient dû se passer dès le départ. Comme quand nous chevauchions dans les montagnes en nous prenant pour les rois du monde. Estropié, couvert de sang, mais me sentant complet pour la première fois depuis longtemps, je lui rends son sourire.

— Nous n’en avons pas terminé, rappelle Mustang.

Nous pivotons tous les trois pour faire face à l’être humain le plus meurtrier du Système, la plus terrible des trois Furies, accroupie près d’Octavia. Blême et tremblante, horriblement blessée, la Souveraine s’est traînée dans un recoin et halète en retenant ses viscères des deux mains. Des larmes coulent sur les visages d’Aja et de Lysandre qui, à leurs côtés, tente d’aider sa grand-mère.

— Aja ! crie le Chacal, toujours cloué au sol. Tue-les ! Ouvre la porte, ou viens les tuer !

Fou de rage, il se débat, tente d’atteindre la poignée du rasoir. À plus d’un mètre de hauteur, celle-ci semble se moquer de sa faiblesse.

— Ouvre la porte ! grince-t-il, écumant de rage.

Mais pour l’ouvrir, Aja doit l’atteindre. Et pour l’atteindre, elle doit passer devant mes amis et moi, puis nous tourner le dos tandis qu’elle entrera le code. Elle est piégée. Comme nous.

— Aja, remets-nous la Souveraine. C’est l’heure de son jugement, dis-je en connaissant parfaitement sa réponse, mais conscient que la caméra continue de tourner, de retransmettre cet océan de sang Or qui s’écoule par terre.

Elle ne se retourne pas. Pas encore. Avec mille précautions, de ses grandes mains, elle caresse le visage d’Octavia, la berce comme une mère bercerait son enfant.

— Restez en vie. Je vais vous sortir de là. C’est promis. Restez en vie, Octavia.

Octavia acquiesce faiblement. Lysandre touche le bras d’Aja.

— Dépêche-toi. Je t’en prie.

— Fatiguez-la, murmure Mustang. Pour elle, l’horloge tourne, mais pas pour nous.

— Ne la laisse pas te coincer, lui dis-je. Déplace-toi latéralement, comme nous l’avons répété. Cassius, tu te sens d’attaque pour mener la danse ?

— Essaie de garder le rythme, répond-il.

Finalement, Aja se redresse de toute sa hauteur, telle une masse orageuse de muscles et d’acier. Le visage sombre, impénétrable, les épaules aussi larges que celles de Ragnar, l’élève la plus douée du plus grand des maîtres escrimeurs nous fait face. Des dragons des mers sillonnent son armure bleu sombre. J’aimerais soudain que Séfi soit ici avec nous. Se campant sur ses pieds dans la position d’hiver de la Voie du Saule, les hanches basses, les genoux fléchis, Aja brandit son rasoir comme une torche, déroulant sa lame d’un mètre et demi de mort argentée. Cassius, le meilleur duelliste de nous trois, se place entre Mustang et moi. Aja nous scrute avidement, analysant nos faiblesses : la boiterie de Cassius, mon absence de main droite, la taille de Mustang, les obstacles qui nous séparent d’elle. Puis elle attaque.

Il existe deux stratégies pour combattre plusieurs adversaires à la fois. La première consiste à les utiliser les uns contre les autres : malheureusement, Cassius et moi nous battons comme un seul homme, et Mustang sait s’adapter. Aja choisit donc la seconde solution : me jugeant le plus faible des trois, elle concentre sa première attaque sur moi.

Elle a parfaitement raison. Trop lent pour parer, je recule pour éviter de perdre un œil. Elle enchaîne avec une série de coups d’une perfection touchant à la poésie, tout en cherchant à me faire baisser ma garde pour effectuer une botte nommée l’Aile Scalpante, une des préférées de Lorn. Il s’agit de placer la pointe de son rasoir sur l’épaule de son adversaire, puis de racler son bras jusqu’au poignet pour en peler les muscles et les tendons. Je l’évite en dansant, reprenant – presque – l’avantage, naviguant entre les corps qui jonchent le sol.

Cassius et Mustang se rabattent sur elle par les flancs. Cassius est trop pressé ; il se fend trop profondément. Au lieu de riposter, Aja allume ses bottes antigrav pour se propulser vers lui. Deux cents kilos d’armure et de Sans-Égale viennent percuter mon ami. J’entends ses os craquer. Il se replie comme un gant autour d’elle, le front rebondissant contre son épaulette. Elle s’en débarrasse d’une secousse et lève le bras pour l’embrocher sur le sol. Ce n’est qu’une feinte : tandis que Mustang vole au secours de Cassius, Aja pivote et lui entaille le ventre – blessure par bonheur superficielle.

Je lance mon rasoir vers le dos d’Aja. Elle l’entend, ou le sent, et se baisse au dernier moment. La lame s’enfonce dans le mur qui nous sépare du salon adjacent. Du talon, Aja frappe le genou de Mustang, faisant craquer sa rotule. Mustang bascule en arrière. Aja en profite pour se tourner vers moi.

— Merde merde merde merde !

Je cours tant bien que mal en direction des Prétoriens pour ramasser le dernier rasoir. Je ne trouve qu’un fusil, tire à l’aveuglette dans mon dos. Le bouclier d’Aja absorbe les tirs en s’illuminant d’écarlate. Elle vole vers moi et fait sauter mon arme d’un revers de lame. Je roule loin d’elle, me faisant une estafilade au bras, mais réussis à dénicher en chemin un rasoir puis m’abrite en bordure de la salle. Elle ramasse un Poing à impulsion dont elle m’envoie une décharge. Je plonge tête en avant pour l’éviter. Le mur, derrière moi, se pare de centaines de cloques, puis se met à fondre.

La danse des rasoirs reprend. Aja profite de ma fuite temporaire pour s’acharner sur Mustang et Cassius, qui vient de gagner une nouvelle plaie à l’épaule. Mustang tente de l’attaquer par-derrière. Aja se baisse avec souplesse, comme s’il y avait des mois qu’elle répétait notre affrontement.

Je me rends compte que nous n’allons pas réussir à la vaincre – ce que je redoutais. Par ailleurs, je n’avais pas prévu de perdre une main. Elle va tous nous tuer, un par un.

Un sursaut d’espoir me saisit quand Cassius et Mustang la coincent entre eux. Je les rejoins. Elle pivote et tournoie comme un saule assiégé par trois tornades à la fois. Elle sait que son armure peut dévier nos coups, que nous sommes vulnérables. À l’aide de coupures, d’estafilades et de diverses entailles, elle nous affaiblit, visant nos articulations, comme Lorn le lui a enseigné. « Un sage tranche les racines. »

Sa lame s’enfonce dans mon avant-bras, déchire le dos de ma main, m’arrache le bout du petit doigt. Je rugis de colère, mais ma fureur et mon instinct ne suffisent pas contre elle. Sa monstruosité est épuisante. Lorn l’a trop bien entraînée. Exécutant une pirouette, elle abat son épée à deux mains sur mes côtes. Le monde bascule. Elle me soulève dans les airs avec un horrible mugissement. Mes pieds s’agitent à cinquante centimètres du sol. Cassius accourt à ma rescousse. Elle me balance au loin pour parer. Je m’écrase par terre, la poitrine en feu.

— Ne le touche pas ! la menace Mustang en se joignant à Cassius.

Le rasoir d’Aja a manqué mes organes vitaux. Il est venu se coincer entre deux des côtes renforcées que m’a sculptées Mickey. Néanmoins, je saigne copieusement. J’essaie en vain de me relever. Le Chacal, épuisé par ses vains efforts pour se libérer, me surveille en souriant, malgré le carnage qui nous entoure. Il sait qu’Aja va me tuer. La Souveraine, le regard déjà lointain, soutenue par Lysandre qui lui tient la main, nous observe également. Aja lui jette un coup d’œil effrayé, comprenant qu’il lui reste peu de temps.

— Comment pouvez-vous le choisir, lui, plutôt que nous ? hurle-t-elle en direction de Cassius et de Mustang.

— Le plus facilement du monde, réplique Mustang.

Cassius sort une seringue de sa ceinture, qu’il m’envoie.

— Fais-le avant qu’elle nous tue tous, mon vieux.

Je me redresse en vacillant tandis qu’ils repoussent une Aja furieuse de ne pas pouvoir m’atteindre. Elle en rugit de frustration. Dérapant dans le sang, ils continuent leur ballet, qui vit ses derniers instants. Je gagne l’extrémité de la salle, à l’opposé de la Souveraine, et boitille jusqu’au corps de Sevro.

— Tu ne peux pas t’enfuir ! crie Aja. Je t’arracherai les yeux ! Tu ne m’échapperas pas, lâche, Roussâtre !

Sauf que je ne m’enfuis pas. Je me laisse tomber à genoux. Je déchire avec mon rasoir la veste de Sevro, recouverte de sang artificiel, déchirée en lambeaux, et révèle les six faux impacts de calcineur qui m’attendent en dessous. La chair sculptée a l’air terriblement réelle. Son visage est serein, paisible. Cependant, la paix n’est pas dans sa nature, et il lui reste un travail à accomplir. Je fais sauter le bouchon de la seringue remplie de Morsure du Serpent, cadeau de Holiday. Il y en a suffisamment pour réveiller un mort. Ou même un comateux, drogué à l’extrait d’haemanthus, selon la petite recette d’oncle Narol. Je chantonne :

— Debout, petit Gobelin. C’est l’heure de se lever.

Puis, priant pour que son cœur tienne bon, je plante la seringue dans la poitrine de mon meilleur ami.

Ses yeux s’ouvrent en grand.

— PUUUUUUUUTAAAAAAAAAIN !

Arraché à son coma provoqué par l’extrait d’haemanthus que contenait sa flasque – qu’il avait bu avant de libérer Cassius –, il bondit sur ses pieds, les mains tremblantes, roulant des yeux comme un cheval fou, puis il pousse un gémissement en se tenant le cœur, comme je l’avais fait avec Trigg et Holiday. La dernière chose qu’il a vue, devant la cellule de Cassius, était mon visage, et voilà qu’il se réveille en plein combat dans une pièce baignée de sang et de corps en morceaux. Il m’inspecte avec des yeux déments, injectés de sang, puis pointe le doigt vers mon ventre en braillant :

— Tu saignes ! Darrow, tu saignes !

— Je sais…

— Où est ta putain de main ? Tu n’as plus de main !

— Je sais !

— Bon sang de merde, dit-il en se calmant un peu. (Puis il aperçoit le Chacal cloué au sol, Octavia allongée, et Aja en train de mettre une raclée à Cassius et Mustang.) Ça a marché ! Bordel, ça a marché ! Il faut aider Boucle-d’Or, crétin. Debout, debout !

Il me remet sur pied, me colle un rasoir dans la main, puis s’élance vers le centre de la salle en hurlant un hideux chant de guerre que nous avions inventé dans les forêts de pins de l’Institut.

— Je vais te tuer, Aja ! beugle-t-il. Je vais te tuer en plein dans ta face !

— C’est Barca ! crie le Chacal. Barca est vivant !

Sans ralentir, Sevro ramasse le Poing à impulsion d’un Prétorien et piétine le Chacal, lui écrasant le visage tout en arrachant le rasoir qui le maintient au sol. Puis il se jette sur Aja et lui tire dessus, ivre de drogue et de rage. La décharge percute le bouclier de la Furie, l’aveuglant assez longtemps pour que Cassius puisse se glisser sous sa garde. Elle se courbe pour dévier le coup vers le haut, mais déjà Sevro est sur elle, lui enfonçant son rasoir dans les reins, à deux reprises. Je les rejoins tandis qu’elle grogne et recule, en perdant sur le sol quelque chose que peu d’humains ont contemplé : son sang. Sevro frotte entre ses doigts celui qui souille sa propre lame.

— Ha, ha, ha ! Regardez ça ! Tu peux saigner, alors ! Voyons voir combien tu en as en réserve !

Ramassé comme un animal prêt à bondir, il s’avance vers elle. Mustang, Cassius et moi l’imitons, l’emprisonnant entre nous, telle une meute de loup acculant une panthère. Un étrange ballet se met alors en place ; nous reculons quand elle avance, la blessons, chacun notre tour, quand elle nous tourne le dos, la fatiguons, la saignons à blanc, coupure après coupure. Sevro ne cesse d’hululer comme un fou en agitant son rasoir.

— La ferme ! crie Aja en lui portant un coup.

Il s’écarte gracieusement tandis que j’en profite, avec Cassius, pour m’élancer sur elle. Elle pare l’enchaînement de Cassius, qui vise son cou, mais échoue à éviter le mien. Je feinte vers son ventre, puis dévie mon coup vers son tibia. Ma lame crisse contre le métal et l’os. Mustang lui entaille le mollet. Je bondis en arrière tandis qu’elle riposte vers moi, permettant à Sevro de la frapper à nouveau. Il lui tranche le tendon d’Achille du pied droit d’un furieux coup de rasoir. Elle contre-attaque en titubant. Il se dérobe en dansant.

— Tu vas mourir, siffle-t-il méchamment. Tu vas mourir. Tu vas…

— Tais-toi !

— Ça, c’est pour Quinn, enchaîne-t-il quand Cassius la touche au genou gauche. Ça, c’est pour Ragnar. (Je lui entaille profondément la cuisse droite par un coup remontant.) Ça, c’est pour Mars !

Mustang lui tranche le bras au niveau du coude. Aja fixe des yeux le membre amputé sans comprendre. Nous ne lui laissons pas le temps de se ressaisir. Sevro se débarrasse de son Poing, ramasse le rasoir du Chevalier de la Vérité et bondit dans les airs pour lui enfoncer ses deux lames à la fois dans la poitrine. Une fraction de seconde, ils restent immobiles, nez à nez, les bottes de Sevro à dix centimètres du sol. Puis Aja s’affaisse, et les pieds de Sevro regagnent délicatement le sol.

— Omnis vir lupus.

Il dépose un baiser sur son nez avant d’arracher les rasoirs de sa cage thoracique. Il recule ensuite tandis que le Chevalier Protéen, le plus glorieux de sa génération, se vide de ses dernières gouttes de sang. Le regard désespéré d’Aja dérive vers la Souveraine, cette femme qui les a élevées comme une mère, elle et ses sœurs, qui les a aimées à sa façon, et qui meurt à présent avec elle.

— Je suis… désolée… ma dame… dit-elle dans un gargouillis.

— Non, ma Furie, chuchote Octavia. Tu as brûlé… telle une étoile. Le temps lui-même… se souviendra de toi…

— Nan, je pense pas, intervient Sevro sans aucune pitié. Bonne nuit, fais de beaux rêves, Grimmus !

Il la décapite d’un geste et la repousse du pied. Puis il saute sur son corps massif, à quatre pattes, et pousse un hurlement de loup. La Souveraine émet un gémissement horrifié. Elle ferme les yeux, les joues striées de larmes, tandis que nous nous approchons d’elle. Cassius et moi boitillons côte à côte, son bras passé autour de mes épaules. Mustang nous suit. Sevro part s’asseoir sur la poitrine du Chacal et commence à jongler avec ses rasoirs.

Trempé du sang de sa grand-mère, Lysandre saisit le rasoir d’Octavia et s’interpose entre elle et nous.

— Je ne vous laisserai pas la tuer.

— Lysandre, non, murmure Octavia. C’est trop tard.

Les yeux du garçon sont gonflés de larmes. Le rasoir tremble entre ses mains.

— Donne-moi ton arme, Lysandre, dit-il doucement. Je ne veux pas te tuer.

J’échange un coup d’œil significatif avec Mustang. Octavia l’intercepte et frémit jusqu’au plus profond de son âme. Cependant, Lysandre sait qu’il a perdu. Son bon sens reprend le dessus. Il lâche le rasoir et s’écarte, le regard vide.

Le regard d’Octavia flotte désormais vers ce monde lointain où elle ne régnera plus. Je pensais qu’elle nous injurierait en sentant sa fin venir, ou qu’elle nous supplierait, comme Vixus et Antonia. Pourtant, elle reste forte, même à cette heure. Son visage est triste et aimant. Elle n’a pas créé la Société, mais elle l’a incarnée et défendue toute sa vie. Elle doit en payer le prix.

— Pourquoi ? demande-t-elle avec chagrin à Cassius.

— Parce que vous avez menti.

Sans un mot, il sort un holocube de sa ceinture et le place dans ses mains. Des images se mettent à danser devant le visage de la Souveraine, l’illuminant de bleu : celles de la mort de la famille de Cassius. Des ombres vêtues de dermoCuirasses se déplacent dans un couloir. Puis on les retrouve dans une chambre en train de tuer la tante de Cassius. Les voici ensuite qui tranchent des enfants en morceaux ou les écrasent de leurs bottes. Pour finir, les images les montrent brûlant les corps entassés afin de s’assurer de leur mort. Plus de quarante membres inoffensifs de la famille Bellona périssent cette nuit-là. Ils voulaient m’imputer le massacre, mais c’est le Chacal qui l’a ordonné. À sa façon, et avec la coopération de la Souveraine, il a mis fin à la guerre entre les Bellona et les Augustus.

— Vous me demandez pourquoi ? prononce Cassius dans un souffle. C’est parce que vous n’avez pas d’honneur. J’ai prêté serment, en tant que Chevalier Olympique, de servir l’Entente, de faire régner la justice sur la Société des Hommes. Tout comme vous, Octavia. Mais vous l’avez oublié. Tout le monde l’a oublié. C’est pour cela que ce monde est malade, mourant. Peut-être que le suivant sera un peu meilleur.

— Nous ne pouvons pas espérer mieux que ce monde…

— Vous le croyez vraiment ? demande Mustang.

— De tout mon cœur.

— Alors, j’ai pitié de vous.

Cassius, d’accord avec Mustang, continue :

— Mon frère était mon cœur. Je refuse de vivre dans un monde qui juge qu’il était trop faible pour vivre. Je pense qu’il aurait cru en notre rêve. En l’espoir d’un monde meilleur. Pour Julian, j’y croirai aussi, conclut-il en me regardant.

Il me tend les deux autres holocubes en sa possession. Le premier est celui du meurtre de mes amis lors de mon Triomphe. Le second est destiné à la Bordure : en le voyant, les Seigneurs des Lunes se souviendront qu’en tuant Octavia, je les aurai vengés. La politique, toujours la politique. Je le place dans les mains d’Octavia. Rhéa se met à flotter devant elle, toute en blanc et bleu, magnifique, entourée de ses frères Hypérion et Titan. Saturne brille en arrière-plan. Au-dessus du pôle Nord de la lune, des éclats d’argent scintillent innocemment. Puis un champignon de feu explose à sa surface.

Tandis que le désastre nucléaire se reflète dans les yeux de la Souveraine mourante, je m’accroupis devant elle. Elle ne regarde plus Rhéa mais un écran, derrière moi, où mon armada se pose enfin sur Luna malgré un déluge de tirs de défense. Je lui parle avec douceur, afin qu’elle comprenne qu’il ne s’agit pas de vengeance, mais de justice.

— Parmi mon peuple, il existe une légende. Celle d’un homme qui attend sur le chemin menant à l’autre monde. On l’appelle le Faucheur. Ce n’est pas moi, je ne suis qu’un homme. Mais vous le rencontrerez bientôt. Il jugera vos péchés.

— Mes… péchés ? hoquette-t-elle en secouant la tête, refusant d’admettre que les trois holocubes dans ses mains ne sont que des gouttes d’eau dans l’océan de ses crimes. Je n’ai commis que des sacrifices, comme tout bon dirigeant. Ils sont la preuve de ma grandeur, tout autant que mes triomphes. Tu verras. Ce sera pareil pour toi, Conquérant.

— Non. Ce ne sera pas le cas.

Elle frissonne de froid. Je résiste à l’envie de la recouvrir d’une cape ou d’une couverture. Elle sait ce qu’elle laisse derrière elle : une succession qui déchirera les Ors entre eux.

— En l’absence de soleil, seules les ténèbres subsistent, murmure-t-elle. Quelqu’un doit régner. Et dans mille ans, quand des enfants demanderont : « Qui a brisé le monde ? Qui a éteint le soleil ? », leurs parents leur diront que c’est toi.

Je le sais déjà. Je le savais quand j’ai demandé à Sevro comment il imaginait l’avenir. Je ne peux pas remplacer la tyrannie par le chaos. Cependant, je ne le lui dis pas. Je la laisse déglutir péniblement, se battre pour réussir à prononcer ces paroles :

— Tu dois… l’arrêter. Tu dois… arrêter Adrius…

Octavia au Lune s’éteint sur ces derniers mots. Tandis qu’ils s’estompent, la lumière de Rhéa s’éteint dans ses yeux. Ses pupilles voilées, cernées d’or pâle, se fixent sur l’infini. Je referme ses paupières. Sa mort, ses paroles et sa peur m’arrachent un frisson.

La Souveraine de la Société, qui a régné pendant soixante ans, est morte.

Et l’effroi m’envahit, parce que le Chacal vient de se mettre à rire.

Son rire résonne à travers la salle. Son visage est blafard sous les reflets pâles des hologrammes. Mustang, qui a éteint la caméra, se précipite pour analyser une console tandis que Cassius se penche vers Lysandre. Je m’écarte d’Octavia, le corps enflammé par mes blessures.

— Qu’est-ce qu’elle voulait dire par « l’arrêter » ? demande Cassius.

— Aucune idée.

— Lysandre ?

Le garçon est trop sous le choc pour parler.

— La transmission a bien atteint les vaisseaux et les planètes, nous informe Mustang. La mort d’Octavia est publique. Des milliers de messages nous parviennent. Personne ne sait qui commande. Il faut agir avant que quelqu’un ne prenne les choses en main.

Je m’approche du Chacal avec Cassius.

— Qu’est-ce que tu as fait ? demande Sevro en le secouant comme un panier. De quoi parlait-elle ?

— Retiens ton chien, dit le Chacal allongé sous lui.

Je tire Sevro en arrière, qui se met à faire les cent pas, toujours bourré d’adrénaline. Puis, j’interroge à mon tour le Chacal :

— Qu’est-ce que tu as fait ?

Au lieu de me répondre, il se redresse sur un genou.

— Pourquoi penses-tu que la Souveraine m’a accueilli ici ? demande-t-il. Sans m’ôter mon arme ? À moins… à moins qu’elle n’ait redouté autre chose, de bien plus menaçant ?

Il me jette un regard de sous sa frange dorée. Malgré la boucherie qui nous entoure et la catastrophe qu’il a provoquée en nous amenant ici, malgré son unique main désormais blessée, ses yeux restent calmes. Il poursuit d’une voix lente :

— Je sais ce que c’est que d’être enterré vivant, Darrow. L’obscurité. La pierre froide sous mes doigts. Mes compagnons de Pluton, grelottant, attendant que je les tire de là. Je me souviens de ma peur d’échouer, de mes années d’entraînement, du mépris de mon père. Mon avenir dépendait de cet instant, et j’avais déjà perdu. Nous avions abandonné notre château. Nous allions être asservis. Mon père me chuchotait à l’oreille qu’il n’était pas surpris de me voir abandonner si vite. J’ai déclenché les mines alors que mes derniers camarades étaient encore dans les tunnels, c’est vrai, mais ceux de Vulcains étaient avec eux. Après l’explosion, je suis resté sourd pendant une semaine. Au bout de quinze jours, nous avons tué une fille pour lui manger une jambe. Pour rester en vie. Elle nous a suppliés de l’épargner, de choisir quelqu’un d’autre. Ce jour-là, j’ai compris que sans sacrifice aucune survie n’était possible.

Une peur glacée s’empare de moi, me broie l’estomac et se répand dans mes veines.

— Mustang…

— Elles sont là, dit-elle avec horreur.

— Quoi ? Qu’est-ce qui est là ? gronde Sevro.

— Darrow… murmure Cassius d’un ton angoissé.

— Les bombes. Elles sont sur Luna, dis-je.

Le sourire du Chacal s’agrandit. Avec précaution, il se remet debout. Aucun d’entre nous n’ose le toucher. La tension qui régnait entre Octavia et lui, ses sous-entendus pleins de menaces, l’audace avec laquelle il s’était invité dans le refuge de la Souveraine, ses moqueries envers Aja…

Sevro tire nerveusement sur ses cheveux.

— Oh merde ! Merde, merde, merde. Merde.

— Je n’ai jamais eu l’intention de détruire Mars, explique le Chacal. J’y suis né. Elle m’appartient de plein droit, et ses richesses aussi. Son hélium est nécessaire pour faire fonctionner le Système. Mais cette lune morte, creuse, n’est, comme Octavia, qu’un parasite suçant la moelle de la Société, pleurnichant sur le passé au lieu de se concentrer sur l’avenir. Octavia m’a laissé la prendre en otage. Vous en ferez autant, parce que vous êtes faibles et que vous n’avez pas compris la leçon : pour gagner, il faut faire des sacrifices.

— Mustang, tu peux localiser les bombes ? Mustang !

Hébétée, elle secoue la tête.

— Non. Il a dû masquer leurs signatures. Même si je pouvais, nous ne pourrions pas les désactiver…

Elle se détourne pour contacter notre flotte. Le Chacal se tapote l’oreille où scintille un minuscule implant. Une radio. Lilath doit nous écouter, le doigt sur l’interrupteur. C’est de ça qu’il parlait lorsqu’il évoquait son « plan de secours ».

— Si tu les appelles, je fais sauter une bombe toutes les minutes, prévient-il Mustang. Les bombes sont en place depuis des semaines. Le Syndicat les a fait parvenir sur Luna pour moi. Il y en a assez pour un désastre nucléaire ; une deuxième Rhéa, si vous préférez. Une fois prêt, j’ai mis Octavia au courant et je lui ai dicté mes conditions. Elle serait restée Souveraine jusqu’à la fin du Soulèvement, ce qui… eh bien… ne se passe pas vraiment comme prévu, n’est-ce pas ? Ensuite, le jour de la victoire, elle aurait réuni le Sénat pour abdiquer, en me nommant son successeur. En échange, je n’aurais pas détruit Luna.

— C’est pour ça qu’elle a fait enfermer les Sénateurs, devine Mustang avec dégoût. Pour te nommer Souverain.

— Oui.

Je m’écarte de quelques pas, écrasé par la fatigue, la douleur de mes blessures, tout mon sang perdu, et maintenant… ceci. Cette chose abominable, d’un égoïsme stupéfiant.

— Tu es complètement taré, déclare Sevro.

— Non, rétorque Mustang. Je pourrais lui pardonner s’il était fou. Adrius, il y a trois milliards de personnes sur cette lune. Tu ne veux pas être l’homme qui va les tuer !

— Je ne suis pas important à leurs yeux. Pourquoi le seraient-ils aux miens ? Ce n’est qu’un jeu. Et j’ai gagné.

— Où sont les bombes ? demande Mustang en s’avançant vers lui d’un air menaçant.

— Non-non-non ! dit-il en agitant le doigt. Si tu ne fais que m’effleurer, Lilath fait sauter la première.

— Ce sont des personnes, insiste-t-elle en se retenant. Trois milliards de personnes. Tu tiens leur vie entre tes mains. Personne ne devrait posséder ce pouvoir. Adrius, tu as l’occasion de te montrer meilleur que père, meilleur qu’Octavia…

— Espèce de petite catin condescendante, dit-il avec un rire incrédule. Tu crois vraiment que tu peux me manipuler ? Celle-là, elle est pour toi. Lilath, le sud de la Mare Serenitatis.

Nous levons les yeux vers l’hologramme de Luna, espérant contre tout espoir qu’il bluffe, que son message ne passera pas. Un petit point rouge illumine l’image pâle, prend de l’ampleur et enveloppe dix kilomètres carrés de la cité-lune. Mustang se précipite vers les écrans de la console.

— C’est bien une explosion nucléaire, confirme-t-elle d’une voix rauque. Et il y a plus de cinq millions de personnes dans cette région…

— Il y avait, corrige le Chacal.

— Espèce de monstre ! crie Sevro en se ruant sur lui.

Cassius s’interpose et le repousse.

— Laisse-moi passer ! hurle Sevro.

— Calme-toi ! lui ordonne Cassius.

— Attention, Gobelin ! J’en ai des centaines d’autres, chantonne le Chacal.

Sevro, les yeux fous, se masse la poitrine, là où son cœur doit continuer de cavaler sous l’effet de la drogue.

— Darrow, qu’est-ce qu’on fait ?

— Vous m’obéissez, dit le Chacal.

Je tente de conserver mon calme.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Il prend le temps d’enrouler un bout de tissu autour de sa main blessée, en utilisant ses dents.

— Ce que je veux ? Je veux que tu deviennes comme ta femme, Darrow. Un martyr. Suicide-toi. Ici. Devant ma sœur. En échange, trois milliards de personnes vivront. N’est-ce pas ce que tu as toujours voulu ? Être un héros ? Tu mourras. Je deviendrai Souverain. Et la paix régnera.

— Non, gémit Mustang.

— Lilath, une deuxième bombe. La Mare Anguis.

Une autre fleur rouge éclôt sur l’hologramme.

— Stop ! s’écrie Mustang. Je t’en prie, Adrius…

— Tu viens de tuer six millions de personnes, dit Cassius sans comprendre.

Sevro, lui, n’a aucun problème à entrevoir le fond de l’âme noire d’Adrius.

— Ils vont penser que ce sont les Fils d’Arès les coupables, dit-il.

— En effet, confirme le Chacal. Chacune des bombes semblera liée à l’invasion. Désormais, voilà ce que ton nom évoquera, Darrow. Des enfants brûlés vifs. Des mères hurlant. Des victimes que tu pourrais sauver en acceptant simplement de mourir.

Mes amis me regardent, mais je suis loin, sur Mars, en train d’écouter le vent dans les tunnels de Lykos ; de sentir la rosée qui baigne les machines de forage ; de songer à Eo qui m’attend chez nous. Elle m’attend aussi, à présent, au bout du chemin pavé, avec Narol, Pax, Ragnar et, je l’espère, Roque, Lorn et Tactus. La mort ne serait pas une fin ; ce serait le prélude d’autre chose…

Néanmoins, ma disparition laisserait le champ libre au Chacal. Celui de tuer les gens que j’aime et pour lesquels je me suis battu. Je me suis toujours attendu à mourir, je m’y étais même résigné, mais l’amour de mes amis, ces derniers temps, m’a redonné la foi. L’envie de survivre. De reconstruire. Je regarde les yeux mouillés de Mustang. Je sais qu’elle veut me voir vivre, cependant elle ne choisira pas à ma place. Je me décide.

— Alors, Darrow ? Ta réponse ? demande le Chacal.

— Non.

Et soudain, d’un coup de poing, je lui écrase la trachée. Il gargouille, privé d’air. Furieusement, je bondis sur lui, le renverse et lui plaque les épaules au sol avec mes genoux, coinçant sa tête entre mes cuisses. Puis je lui fourre ma main valide dans la bouche. Il écarquille les yeux, agite frénétiquement les jambes. Ses dents s’enfoncent dans mes doigts.

La dernière fois que je l’ai eu à ma merci, je lui ai pris la mauvaise arme. Que lui importent ses mains ? Il n’est que mensonge et fourberie. Alors, j’attrape sa langue entre mon pouce et mon index de Fossoyeur, comme la grasse petite vipère qu’elle est.

— C’est ainsi que les choses devaient se terminer, Adrius, lui dis-je à l’oreille. Ni par ta colère, ni par tes hurlements. Seulement par ton silence.

Et, d’un geste sauvage, j’arrache la langue du Chacal.

Il hurle. Un sang épais lui remplit la bouche, déborde de ses lèvres. Il agite ses jambes, tente de me déloger. Je me redresse, habité d’une rage sombre, et brandis l’arme de mon ennemi tandis qu’il se tord en vagissant sur le sol. Mes amis me regardent sans savoir que dire. Laissant sa radio intacte, afin que Lilath sache qu’il est encore vivant, je m’avance vers la console pour contacter Victra. Son visage apparaît. Elle s’alarme en voyant mon état.

— Darrow… tu es vivant… balbutie-t-elle. Sevro… les bombes…

— Il faut que tu détruises le Lion de Mars, dis-je d’une voix pressante. Lilath est à bord, c’est elle qui fait exploser les bombes. Il y en a des centaines sur Luna. Fais-moi sauter ce vaisseau !

— Il est au centre de leur flotte, proteste-t-elle. Impossible de l’atteindre, et il nous faudrait de toute façon des heures pour faire ça, en admettant qu’on y parvienne.

— Tu pourrais brouiller son signal ? demande Mustang.

— Comment ? Il y en a des millions autour de nous…

— Des IEM ? propose Sevro derrière moi.

Le visage de Victra s’éclaire en le voyant. Toutefois elle secoue la tête.

— Ils ont des boucliers spécialisés.

— Utilise les IEM directement sur les bombes, dis-je. Ça court-circuitera leurs récepteurs. Déclenche d’abord la Pluie de Fer, puis active des IEM sur toute la lune.

— Tu veux ramener six milliards de personnes au Moyen Âge ? proteste Cassius.

— On se ferait massacrer. On n’est pas en position de déclencher une Pluie. Les Ors nous tueraient un par un.

Sur l’hologramme, une autre bombe explose, près du pôle Sud. Puis une quatrième sur l’équateur. Chacune éteignant des millions de vies.

— Lilath ignore dans quel état est Adrius, rappelle Cassius d’une voix oppressée. À quel point lui est-elle loyale ? Est-ce qu’elle va vraiment les faire toutes sauter ?

— Pas tant qu’il gémit encore, dis-je.

Du moins, je l’espère.

— Excusez-moi, intervient une petite voix.

Nous nous tournons vers Lysandre, qui s’est approché de nous. Dans toute cette pagaille, je l’avais complètement oublié. Ses yeux sont rougis de larmes. Sevro lève son Poing à impulsion. Cassius le dévie d’une bourrade.

— Appelez mon parrain, dit courageusement Lysandre. Appelez le Seigneur Cendré. Il comprendra. Il sera raisonnable.

— Ouais, et mon cul…

— Nous venons de tuer sa propre fille et la Souveraine, dis-je en interrompant Sevro. Le Seigneur Cendré…

— … a détruit Rhéa. Je sais, dit Lysandre. Et ce jour le hante encore. Appelez-le. Il vous aidera. Ma grand-mère l’aurait voulu. Luna est notre foyer.

— Il a raison, déclare Mustang. Pousse-toi, Darrow.

Elle me remplace devant la console, concentrée, se fondant dans cette vaste intelligence que je ne peux qu’imaginer. Autour de nous, les Praetors réapparaissent un à un, tels des fantômes venant hanter les corps que nous avons semés. Le Seigneur Cendré se forme en dernier, le visage blanc de fureur.

— Bellona, Augustus, gronde-t-il avant d’apercevoir Lysandre. Ma fille et ma Souveraine ne vous ont pas…

— Parrain, nous n’avons pas le temps de nous disputer.

— Lysandre, tu es toujours en vie…

— Écoutez-nous, insiste Lysandre. Je vous en prie. Notre monde en dépend.

Mustang s’adresse à eux d’une voix claire et forte.

— Praetors, Seigneur Cendré. La Souveraine n’est plus. Les Fils d’Arès ne contrôlent pas les bombes nucléaires qui ravagent votre monde. Elles viennent de vos propres entrepôts, que le Chacal a pillés. Son Praetor, Lilath, dirige leurs explosions. Tant qu’elle sera vivante, elle continuera de les faire détoner, une à une, depuis le Lion de Mars. Mes frères et sœurs Auréats, embrassez le changement, ou préparez-vous à périr. Faites votre choix.

— Traîtresse ! siffle un Praetor.

Lysandre se dirige vers la table à laquelle il était assis plus tôt, saisit le sceptre de sa grand-mère, et revient se planter devant les Praetors qui continuent à murmurer leurs insultes.

— Elle n’est pas une traîtresse, dit-il en tendant le sceptre à Mustang. Elle est notre conquérante, et notre nouveau maître.

Le Lion de Mars disparaît de façon effroyable, torpillé de toutes parts par ses alliés et ses ennemis. Le spectacle de la lente mort nucléaire de Luna a réconcilié temporairement les deux flottes avec plus d’efficacité qu’un traité de paix. Peu d’hommes aiment réellement voir la beauté brûler. Pourtant, avant que le Lion ne s’éteigne, douze ultimes bombes explosent, creusant des cratères de feu parmi la cité-lune de verre et de béton. C’est le chaos sur Luna.

C’est également le cas pour l’Armada du Sceptre. Privée de sa Souveraine, bouleversée par le ravage des bombes, la Société entière se craquelle sous nos yeux. Des Praetors s’enfuient sur leurs vaisseaux vers Mars, Vénus ou Mercure, incapables de savoir quel camp rejoindre. Octavia a régné durant soixante années. Pour la plupart, c’est la seule dirigeante qu’ils aient jamais connue.

Des quartiers entiers de Luna sombrent dans les ténèbres. Des émeutes et des vagues de panique éclatent un peu partout. La civilisation semble au bord du gouffre. Nous localisons un vaisseau paré à décoller à proximité du bunker. Même si nous fuyons la Citadelle, il nous sera impossible de fuir nos actes. Nous avons arraché le cœur de la Société : à nous maintenant de le remplacer.

Je savais que je ne pouvais pas m’emparer de Luna par la force. Ça n’a jamais été mon objectif, tout comme ça n’a jamais été celui de Ragnar de tuer les Ors jusqu’au dernier. Il avait compris, avant moi, que Mustang était la clef de tout. C’est pour cette raison qu’il a aidé Kavax à s’évader. À présent, elle se tient au milieu de la salle, tendant l’oreille aux hurlements silencieux de la lune mutilée. Je m’approche d’elle.

— Tu es prête ?

— Comment a-t-il pu faire ça ? demande-t-elle.

— Je ne sais pas. Mais nous le réparerons.

— Comment ? Cette lune est devenue un enfer. Des millions de personnes sont mortes, des régions entières sont détruites…

— Alors nous les reconstruirons, ensemble.

Mes paroles lui redonnent espoir, comme si elle venait de se rappeler ce que nous avons accompli. Elle cligne des yeux et me sourit. Vivants. Nous sommes vivants. Et ensemble. Puis ses yeux se posent sur mon moignon. Elle me touche doucement l’épaule.

— Comment tiens-tu encore debout ?

— Il nous reste une dernière tâche à accomplir.

Endoloris, toujours couverts de sang, nous rejoignons Cassius, Lysandre et Sevro devant la porte du bunker, le dernier sanctuaire d’Octavia. Cassius saisit son code de Chevalier Olympique sur le clavier. Puis il s’immobilise en reniflant l’air.

— C’est quoi, cette odeur ?

— Ça sent un peu les égouts, dis-je.

Sevro examine scrupuleusement les rasoirs qu’il a récupérés sur Aja, dont celui qui appartenait autrefois à Lorn.

— Moi, je trouve que ça sent la victoire, c’est tout…

Cassius le regarde de haut en bas.

— Tu t’es chié dessus ?

— Sevro ! pouffe Mustang.

— Quoi ? aboie-t-il. C’est une réaction musculaire parfaitement normale et involontaire quand on vous ressuscite après vous avoir bourré d’extrait d’haemanthus. Vous croyez que je l’ai fait exprès ?

Je regarde Cassius. Cassius me regarde.

— Plus ou moins, dis-je.

— En fait oui, confirme Cassius.

Sevro nous fait un doigt d’honneur. Puis il grimace. Ses lèvres se tordent comme s’il était sur le point d’exploser.

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu veux encore…

— Non ! (Il me jette sa bouteille d’eau à la figure.) Tu m’as injecté une dose d’adrénaline dans le cœur, trou du cul ! Je fais une attaque ! Ça va, ça va, dit-il en écartant nos mains.

Il inspire à fond une bonne minute, puis se redresse.

— Tu es sûr que ça va ? demande Mustang.

— Je ne sens plus mon bras gauche. Faudra p’t-être que je voie un docteur, grogne-t-il.

Nous gloussons. Nous ressemblons à des cadavres ambulants. Seuls les stimulants trouvés sur les corps des Prétoriens me maintiennent éveillé. Cassius, voûté comme un vieillard, a passé un bras bienveillant autour des épaules de Lysandre. « Il est sous ma protection », a-t-il grondé quand Sevro a suggéré de mettre fin, définitivement, à la lignée des au Lune. Et puis le petit prince nous apporte une certaine légitimité.

Je rajuste le Chacal, inconscient, sur mes épaules.

— Je vous aime de tout mon cœur, dis-je tandis que la porte s’active en grinçant. Peu importe ce qui se passera.

— Même Cassius ? demande Sevro.

— Surtout moi, répond l’intéressé.

— Restons groupés, nous rappelle Mustang.

Le premier panneau d’acier se rétracte. Mustang me serre la main. Sevro vibre de peur contenue. Puis la porte principale s’écarte pour révéler un couloir remplis de Prétoriens et d’Obsidiens de la Cohors Nil, toutes armes dehors et pointées sur nous. Mustang s’avance, seule, un symbole de pouvoir dans chaque main.

— Prétoriens. Vous servez la Souveraine. La Souveraine est morte.

Elle ne ralentit pas, refusant de se laisser intimider par le métal luisant de leurs armes. Un jeune Or, le regard furieux, me semble sur le point de tirer, mais son capitaine lui fait baisser son fusil.

Et ils cèdent. Un par un, ils s’écartent devant elle, abaissent leurs fusils et rétractent leurs casques. Je n’ai jamais vu femme plus puissante et digne que Mustang l’est à ce moment. Elle est l’œil du cyclone, le calme au milieu de la tempête. Nous la suivons en silence, hypnotisés, jusqu’à la Gueule du Dragon. Plus de quarante hommes en font autant.

À la surface, la Citadelle est plongée dans le chaos. Des domestiques pillent les chambres. Des gardes abandonnent leurs postes, inquiets pour leurs proches. Séfi et ses Obsidiens sont encore en orbite : l’annonce de leur venue n’est qu’une ruse, qui semble fonctionner à merveille. Tous les lapins sortent de leurs terriers.

Au sein de cette débandade, une seule autorité émerge. Tandis que nous parcourons les couloirs de marbre noir, sous les regards des statues d’Ors, que nous traversons les bureaux officiels, des soldats perdus rejoignent notre escorte. Leurs bottes rythment l’avancée de Mustang, qui incarne désormais l’unique vestige de pouvoir survivant au désastre. Face à ceux qui nous résistent, elle lève ses deux symboles de pouvoir. Et ceux-ci, avisant Cassius, Sevro, moi-même et la masse grossissante de guerriers qui nous suivent, nous rallient… ou s’enfuient. Certains – des petits groupes de cinq ou six – essaient tout de même de nous tirer dessus ou de nous ralentir ; notre escorte les abat avant qu’ils ne s’approchent à moins de dix mètres de Mustang.

Le temps que nous atteignions les portes d’un blanc d’ivoire de la Chambre du Sénat, où les Sénateurs sont toujours séquestrés par des gardes Prétoriens, plusieurs centaines d’hommes et de femmes sont sur nos talons. Les gardes, eux, ne sont que vingt.

Leur meneur, un élégant chevalier Or, s’avance vers nous. Il examine nos partisans, la pourpre de leurs capes, les Obsidiens, les Gris. Moi. Puis il effectue un salut militaire impeccable devant Mustang.

— Mon frère a placé trente hommes dans la Citadelle, déclare-t-elle. Des Osseleux. Arrêtez-les, capitaine. S’ils résistent, tuez-les.

— Oui, ma dame.

Il claque des doigts avant de s’éloigner avec ses hommes. Les deux Obsidiens de faction poussent les portes. Mustang fait irruption dans la Chambre du Sénat.

L’amphithéâtre ressemble à un vaste entonnoir de marbre blanc. Au centre se dresse une estrade, où la Souveraine préside habituellement les débats. Notre entrée déclenche un brouhaha agité. Des centaines de Politicos, répartis sur dix étages de gradins, tournent leurs yeux de fouine vers nous. Ils ont vu la transmission. La mort d’Octavia. Les bombes qui ravageaient leur lune. Parmi eux, la mère de Roque doit tendre le cou vers nous, elle aussi, vers cette bande miteuse et sanglante qui piétine les marches de marbre en faisant taire les murmures de protestation. Lysandre est avec nous, ne quittant pas Cassius d’une semelle.

Soufflant comme un phoque, le Président du Sénat dégringole de son estrade, aidé par ses assistants Roses. Nous les interrompons. Ici, en cet instant, ils tenaient une élection. Et voilà que nous les surprenons, tels des enfants en train de chiper des gâteaux. Ils n’ont même pas envisagé que leurs gardes puissent rejoindre les rebelles, ou que nous puissions quitter le bunker sains et saufs. Tant pis pour eux : ce sont eux qui ont créé cette Société de terreur, où, pour survivre, chaque homme et chaque femme doivent s’accrocher à l’étoile montante la plus prometteuse. La politique qu’ils ont instaurée aura favorisé notre coup d’État.

Mustang monte sur l’estrade. Nous nous répartissons autour d’elle. Je jette le Chacal, pâle et inconscient, sur le sol pour que les Sénateurs puissent constater son sort. Mustang me décoche un coup d’œil. Elle n’a jamais désiré tout ceci. Cependant, elle est prête à accepter ce rôle comme j’ai accepté celui du Faucheur. Certes, elle aura besoin de moi, tout comme j’ai eu besoin d’elle, mais elle est la seule à pouvoir le remplir. Si je m’emparais du trône, je mettrais la Société à feu et à sang. Les Sénateurs ne l’accepteraient jamais. Nous formons deux moitiés d’un pont : moi vers les bassesCouleurs, elle vers les hautes. Ce n’est qu’à nous deux que nous pourrons faire régner la paix.

— Sénateurs de la Société, déclare-t-elle, aujourd’hui, moi, Virginia au Augustus, fille de Néro au Augustus de la Maison du Lion de Mars, me présente devant vous. Vous avez peut-être entendu parler de moi.

Elle parcourt lentement la Chambre des yeux.

— Il y a soixante ans, Octavia au Lune en a fait de même, brandissant la tête d’un tyran, son père, et réclamant le siège de Souveraine de la Société. Je vous offre la tête d’un nouveau tyran.

Elle soulève la tête d’Octavia, l’un des deux talismans qui nous ont ouvert le passage jusqu’ici. Les Ors ne respectent qu’une seule chose : la peur. Pour évoluer, ils doivent donc y être soumis.

— L’Ancien Âge vient de se terminer dans une catastrophe nucléaire qui a détruit le cœur de la Société. À cause de la cupidité d’Octavia et de la cruauté de mon frère, des millions d’âmes ont péri. Pour progresser, pour sauvegarder l’espèce humaine, nous devons nous détacher de cette époque dénaturée. Je déclare donc, aujourd’hui, le commencement d’un Nouvel Âge. Avec de nouveaux alliés. Un nouveau fonctionnement. Le Soulèvement me soutient. Ma flotte rassemble les plus grandes maisons Ors et la terrible Horde Obsidienne. Je vous offre par conséquent un choix : plier, ou rompre.

Elle jette la tête sur l’estrade et brandit le second objet : le Sceptre du Matin, qui confère à celui qui le porte le droit de régner sur la Société.

La Chambre baigne dans un tel silence que j’ai la sensation qu’il va nous étouffer. Aucun Or ne sera le premier à s’incliner. Je pourrais les y forcer, mais je préfère leur donner l’exemple. Tombant à genoux devant Mustang, les yeux plongés dans les siens, je frappe ma poitrine du poing, submergé par la joie de l’instant.

— Ave, Souveraine !

Cassius m’imite. Puis Sevro. Puis Lysandre au Lune et les Prétoriens, puis les Sénateurs, un par un, à l’exception d’une cinquantaine d’entre eux, qui ont fait leur choix eux aussi. Les autres, à genoux, crient d’une seule voix triomphante :

— Ave, Souveraine ! Ave, Souveraine !

Une semaine après la consécration de Mustang, je contemple la pendaison de son frère. À l’exception d’une dizaine d’hommes, dont Valii-Rath, tous les Osseleux du Chacal ont été retrouvés et exécutés. Leur chef traverse à présent la foule assemblée sur la place centrale de Luna. Sa tenue de prisonnier, vert citron, est immaculée. Ses cheveux sont élégamment coiffés. Les bassesCouleurs le dévisagent en silence. Une fine couche de neige recouvre la scène. Malgré les nausées dues à ma radiothérapie, je suis venu pour Mustang, comme elle était venue pour moi aux funérailles de Roque. Debout devant moi, aussi pâle que le marbre sous nos pieds, elle reste impassible. Les Télémanus l’encadrent, regardant sans un mot le Chacal qui gravit les marches de la potence, sous laquelle l’attend l’exécutrice Blanche.

La femme lit la sentence. La foule applaudit, pousse des vivats. Une bouteille explose aux pieds du Chacal. Une pierre lui écorche le front. Il ne recule pas, ne cligne même pas des yeux. Fier et arrogant, il se laisse passer la corde autour du cou. J’aimerais que sa mort nous ramène Pax, Quinn, Roque et Eo. Au lieu de cela, malgré sa fin, l’histoire ne gardera que le souvenir du Chacal et de ses atrocités.

Des flocons se déposent dans ses cheveux. La Blanche tend la main vers le levier. Mustang déglutit. Puis la trappe s’ouvre.

Sur Mars, la pesanteur est faible. Pour briser la nuque d’un pendu, il faut tirer sur ses pieds. On laisse aux proches le soin de s’en charger. Sur Luna, elle l’est encore davantage. Cependant, personne ne s’avance quand la Blanche le propose. Personne ne lève le moindre petit doigt tandis que les pieds du Chacal s’agitent et qu’il devient violet. Je sens un sentiment de grande tranquillité m’envahir. Comme si j’étais à des kilomètres de là. Je n’éprouve rien pour lui. Pas après tout ce qu’il a fait. Mais je sais que Mustang doit en être déchirée. Je lui prends doucement la main et la fais avancer. Comme dans un rêve, elle franchit la neige pour saisir les pieds de son frère jumeau. Lève les yeux vers lui. Murmure quelque chose, tête baissée, puis tire sur ses pieds, lui prouvant qu’il fut aimé jusqu’à la fin.

Le monde change durant les semaines qui suivent le bombardement de Luna et le sacre de Mustang. Malgré les millions de morts, pour la première fois, l’espoir renaît. Après l’épisode du Sénat, des dizaines de nouveaux Ors nous ont rejoint, ralliant leurs forces à celles d’Orion et de Victra. Avec Luna en feu, sa flotte dispersée et Mustang nommée Souveraine, le Seigneur Cendré n’a réussi qu’à rassembler ses propres vaisseaux pour s’enfuir vers Mercure.

Mustang profite donc de son absence pour s’assurer la coopération de l’armée, en particulier des légions Grises et des ex-esclaves Obsidiens. Au-delà de l’importance militaire de cet acte, il s’agit d’une première étape pour diminuer l’influence des Ors et démanteler la pyramide des Couleurs. Le Sénat et le Comité de Contrôle Qualité sont également dissous. Plusieurs milliers de personnes sont accusées de crimes contre l’humanité. Il faudra des années à la justice pour statuer sur leurs cas, mais nous progressons, une action à la fois…

Je pensais pouvoir me reposer après la mort d’Octavia, hélas, d’autres ennemis subsistent : Romulus et les Seigneurs des Lunes dans la Bordure, le Seigneur Cendré autour de Mercure et Vénus, et divers seigneurs Ors qui refusent notre gouvernance. De plus, Luna est ravagée par des émeutes, des pénuries de nourriture et des fuites radioactives. La cité-lune survivra, mais elle ne sera plus jamais la même, malgré les promesses de Vif-Argent de la restaurer dans toute sa splendeur et même de l’embellir.

Mon propre corps guérit lentement. Mickey et Virany ont rattaché ma main, récupérée sur la navette du Chacal. Il me faudra des mois pour réécrire ou recommencer à manier l’épée. J’espère toutefois que je n’aurai plus guère l’occasion d’exercer cette seconde activité.

Dans ma jeunesse, je pensais qu’en détruisant la Société, en brisant ses chaînes et en mettant fin à son fonctionnement, quelque chose de nouveau et de beau pousserait tout seul de ses cendres. Le monde ne fonctionne pas ainsi. Cette victoire, née d’un compromis, est la meilleure solution que nous pouvions espérer. Le changement sera lent, plus lent que Danseur et les Fils d’Arès ne le souhaitent, mais il ne se fera pas en passant par l’anarchie.

Du moins, nous l’espérons.

Sous la supervision de Holiday, Séfi est repartie sur Mars pour commencer la lente libération de son peuple. Armée de médicaments, au lieu d’armes, elle visite les pôles. Je me rappellerai toujours la lueur dans ses yeux noirs quand elle a vu, de près, les dégâts occasionnés par les bombes. Désormais, suivant le rêve de son frère, elle a prévu d’installer les siens dans une zone tempérée de Mars. Elle souhaite pour le moment les tenir à l’écart des grandes villes. Je pense qu’elle sait qu’elle ne pourra pas toujours les contrôler. Les Obsidiens vont quitter leurs prisons, explorer, découvrir, s’intégrer : leur monde, ainsi que le nôtre, changera à jamais. Quant à moi, je rentrerai bientôt sur Mars pour aider Danseur à faire migrer les basRouges vers la surface. Beaucoup préférerons poursuivre leur vie dans les mines ; d’autres auront la chance de vivre enfin sous le soleil.

La veille de son départ, je vais dire au revoir à Cassius. Mustang aurait aimé qu’il reste pour l’aider à créer un nouveau système judiciaire, mais il en a assez de la politique.

— Tu n’es pas obligé de partir, lui dis-je sur la piste de décollage.

— Il ne me reste rien ici, répond-il. Seulement des souvenirs. J’ai vécu pour les autres trop longtemps. Je veux voir le reste du monde. Tu ne peux pas me le reprocher.

J’incline la tête vers Lysandre, qui l’attend dans la navette, un sac d’affaires sur ses genoux.

— Et le garçon ? Sevro pense que c’est une erreur de le laisser en vie. Qu’est-ce qu’il m’a dit, déjà ? « C’est comme garder un œuf de vipère sous ta chaise. Un jour ou l’autre, il va éclore et te mordre les fesses. »

— C’est ce que tu penses aussi ?

— Je pense que nous vivons dans un monde nouveau. Et que le sang de Lorn coule dans ses veines, tout autant que celui d’Octavia. Même si le sang ne définit pas une personne, d’ailleurs.

Mon ami me sourit avec affection.

— Il me rappelle Julian. C’est un garçon généreux, malgré tout ce qu’il a vécu. Je l’élèverai bien.

Il me tend la main, non pas pour serrer la mienne, mais pour me rendre l’anneau qu’il m’a pris le soir de la mort de Lorn et de Fitchner. Je referme mes doigts sur la chevalière.

— Elle appartient à Julian.

— Merci… mon frère.

Et ainsi, sur une plate-forme au cœur de l’ancien empire Or, je serre la main de Cassius au Bellona et lui fais mes adieux, six ans après notre première rencontre.

Plusieurs semaines ont passé. Devant moi, les vagues lèchent la grève tandis que des mouettes tournoient dans les airs en criant. Au loin, des bouées blanches dansent sur les eaux qui s’attaquent à la digue nord de la plage. Nous avons posé notre petite navette, Mustang et moi, sur une pointe de l’est-nord-est de la Ceinture du Pacifique. Derrière nous se dresse une forêt de pins. Ses rochers et ses arbres sont recouverts de mousse. L’air est frais, suffisamment pour y distinguer notre souffle. C’est ma première visite sur Terre, pourtant j’ai l’impression de rentrer à la maison.

— Eo aurait adoré cet endroit, n’est-ce pas ?

Mustang porte un manteau noir dont elle a relevé le col. Ses gardes Prétoriens nous surveillent depuis les rochers, en retrait, à cinq cents mètres de là.

— Oui, dis-je. Elle l’aurait adoré.

Cet endroit, c’est celui évoqué dans nos chansons. Il ne s’agit pas d’une plage paradisiaque ou d’une forêt magique, mais d’une terre mystérieuse, protégée par la brume et les ronces, qui recèle mille secrets. Ses merveilles doivent être méritées. Elle m’évoque l’image que j’ai de la Vallée.

Nous avons fait un petit feu. Sa fumée s’élève dans le ciel bleu, emportée par le vent.

— Tu penses que ça va durer ? La paix ? demande Mustang allongée sur le sable, en observant la mer.

— Ce serait bien la première fois.

Elle me tire la langue avant de se blottir contre moi.

— Au moins, on aura gagné ça.

Je souris en suivant des yeux un aigle qui rase les vagues avant de s’élever et de disparaître derrière nous au-dessus des arbres. Et pendant une poignée de secondes, je pense à Cassius.

— J’ai passé ton test ?

— Quel test ? s’étonne-t-elle.

— Tu me testes depuis que tu nous as barré la route, dans le hangar de Phobos. Même après la glace, tu as continué.

— Alors tu as remarqué, dit-elle avec un sourire espiègle. (Elle repousse ses cheveux de ses yeux et reprend son sérieux.) Je suis désolée de ne pas… avoir pu te suivre sans m’interroger. J’avais besoin de savoir que tu pouvais reconstruire. J’avais besoin d’être sûre que mon peuple pourrait vivre dans ton monde.

— Non, ça, je peux comprendre, dis-je en secouant la tête. Mais il y avait autre chose, non ? Quelque chose a changé quand tu as rencontré ma mère et Kieran. Tu t’es comme… ouverte.

Elle acquiesce sans quitter les vagues du regard.

— J’ai quelque chose à te dire. Tu m’as menti pendant près de cinq ans, ajoute-t-elle alors que je me tourne vers elle. Depuis notre rencontre. Dans les tunnels de Lykos, tu as brisé cette confiance que j’avais en toi. Cette complicité que je ressentais. Il m’a fallu du temps pour m’en remettre. J’ai voulu voir si nous pouvions la retrouver. Si je pouvais te faire confiance à nouveau.

— Tu sais bien que oui.

— Maintenant, c’est vrai. Mais…

— Mustang, tu trembles ! dis-je en fronçant les sourcils.

— Laisse-moi terminer. Je ne voulais pas te mentir, mais je ne savais pas comment tu allais réagir. Je devais te voir faire le choix d’être davantage qu’un tueur. Pas seulement pour moi, mais pour quelqu’un d’autre.

Elle lève la tête vers le ciel bleu où une navette s’approche paresseusement de la plage. Un peu inquiet, je me protège les yeux du soleil automnal pour l’examiner.

— Est-ce qu’on attend quelqu’un ?

— D’une certaine façon.

Elle se lève. Je l’imite. Dressée sur la pointe des pieds, elle m’embrasse, d’un baiser long et doux qui me fait oublier l’odeur de la résine des pins, le goût salé du vent et le sable sous mes pieds. Le froid rend son nez tout rouge contre le mien, et ses joues toutes rugueuses. Si la douleur est le prix de la vie, l’amour en est la récompense.

— Je veux que tu saches que je t’aime. Plus que tout au monde. Enfin presque, dit-elle en s’écartant.

La navette décrit une courbe au-dessus de la forêt avant d’atterrir sur la plage. Ses ailes se replient comme celles d’un pigeon qui se pose. Ses moteurs projettent une gerbe de sable et d’écume avant de s’éteindre. Main dans la main, nous progressons vers elle. La rampe se déploie. Sophocle la dévale pour s’élancer aussitôt sur un groupe de mouettes. Derrière lui, je perçois la voix tonnante de Kavax et le rire d’un enfant. Je ralentis, regardant Mustang sans comprendre. Elle m’entraîne avec un sourire nerveux. Kavax et Danseur émergent du vaisseau. Victra et Sevro les suivent, m’adressant de grands signes de bras, avant de se retourner vers le haut de la rampe.

J’ai toujours pensé que si les vies s’effilochaient autour de moi c’était à cause de la mienne, trop résistante. Depuis, j’ai compris que ce sont nos existences entremêlées qui nous rendent invincibles – et d’une certaine façon immortels. Mes amis ont remplacé le vide laissé par la disparition de ma femme. Ils m’ont permis de continuer, entier. J’observe ma mère qui descend à son tour, avec Kieran, pour marcher pour la première fois sur la Terre. En goûtant les embruns sur ses lèvres, elle sourit de la même façon que moi. La brise fait virevolter ses cheveux gris. Ses yeux sont mouillés de larmes et brillants de joie, comme mon père l’aurait souhaité. Dans ses bras, elle tient un enfant rieur, aux cheveux dorés.

Je prononce d’une voix tremblante :

— Mustang ? Qui… qui est-ce ?

— Darrow, dit Mustang en souriant, je te présente notre fils. Il s’appelle Pax.

Pax est né neuf mois après la Pluie du Lion, alors que je gisais sous la table de pierre du Chacal. Craignant que nos ennemis ne s’en prennent à lui s’ils apprenaient son existence, Mustang, à bord du Dejah Thoris, a dissimulé sa grossesse jusqu’à l’accouchement. Puis elle a confié l’enfant à la femme de Kavax, avant de repartir en guerre.

La paix qu’elle voulait négocier avec la Souveraine n’était pas uniquement pour son peuple, mais aussi pour son fils. Elle désirait un monde sans guerre pour lui. Je ne peux la haïr pour cela, ni pour avoir gardé le secret. Elle avait peur. Non seulement de pas pouvoir me faire confiance, mais que je ne sois pas le père que mon fils méritait. C’était pour cela qu’elle me testait. À Tinos, elle a failli me révéler la vérité, mais s’est retenue après en avoir discuté avec ma mère. Mère savait que si j’apprenais l’existence de mon fils, je ne serais plus capable de faire ce qui devait être fait.

Mon peuple avait besoin d’une épée, pas d’un père.

Maintenant, pour la première fois de ma vie, je peux être les deux à la fois.

La guerre n’est pas terminée. Les sacrifices que nous avons dû faire pour nous emparer de Luna nous hanterons longtemps, nous et notre nouveau monde. Je le sais. Mais je ne suis plus dans le noir. En pénétrant dans l’Institut, je portais le poids du monde sur mes épaules. Il m’a écrasé. Brisé. Mes amis m’ont réparé. À présent, chacun porte en lui une part du rêve d’Eo. Ensemble, nous construirons un monde où pourra vivre mon fils, et le reste des générations à venir.

Je peux être à la fois destructeur et constructeur. Eo et Fitchner l’ont compris, bien avant moi. Et ils ont cru en moi. Aussi, qu’ils m’attendent ou non dans la Vallée, ils seront toujours dans mon cœur. Je les verrai en regardant mon fils grandir. Et le jour où ce dernier aura suffisamment grandi, en compagnie de sa mère, je le prendrai sur mes genoux pour lui raconter l’histoire de la fureur d’Arès, de la force de Ragnar, de l’honneur de Cassius, de l’amour de Sevro, de la loyauté de Victra et du rêve d’Eo, la fille qui m’a poussé à vivre et à me battre pour une existence et un monde meilleurs.

Pendant des mois, j’ai redouté d’écrire Morning Star, préférant me concentrer sur la trame du roman, sur ses chansons, sur ses généalogies et sur l’organisation de son petit monde barbare. Je ne craignais pas l’inconnu ; je savais exactement où je voulais aller, mais je ne pensais pas en être capable. Ça vous rappelle quelqu’un ?

Alors j’ai fait mes bagages, et je suis parti m’isoler dans la maison familiale, sur la côte Ouest. Je pensais y trouver l’inspiration, le calme, et peut-être même une muse. Après tout, le principe avait fonctionné pour Red Rising et Golden Son…

Néanmoins, pour Morning Star, il échoua. J’avais l’impression d’être pris en otage par Darrow, par son destin, et par mon propre esprit embrumé. Le premier chapitre reflète assez bien cet état. Mais pour la suite…

Il a fallu que je revienne chez moi pour comprendre : l’histoire ne tournait plus autour de Darrow, mais autour de ses êtres chers. Par conséquent, il fallait que je m’entoure aussi des miens. De Tamara Fernandez et de sa sagesse, de Josh Crook et de ses petits déjeuners, de Madison Ainley, de Max Carver, de Jarrett Llewely, de Callie Young et de Dennis Stratton, ma « Menace » préférée. Sans eux, sans leurs rêves et leurs bêtises, ce livre n’aurait jamais existé. Merci à eux, ainsi qu’à tous les autres, pour avoir partagé cette aventure avec moi.

Merci à Terry Brooks, mon mentor, le magicien qui m’a montré la voie.

Merci au clan Phillips pour m’avoir toujours accueilli : Joel, pour son support sans faille depuis cinq ans, Aaron, pour me pousser à écrire, et Nathan, pour ses encouragements – même quand je ne les méritais pas !

Merci à Hannah Bowman, mon agent ; à Havis Dawson, qui a fait connaître mon livre dans le monde ; à Tim Gerard Reynolds, qui lui a donné sa voix ; à l’ensemble des éditeurs étrangers qui, courageusement, sont parvenus à traduire « bloodydamn », « ripWing » et les insultes de Sevro dans leurs langages respectifs.

Merci à l’équipe de Del Rey pour leur foi en mon œuvre, leur bonté digne de Poufsouffle et leur courage de Gryffondor : Scott Shannon, Tricia Narwani, Keith Clayton, Joe Scalora et David Moench.

Merci à ma famille, mon père, ma mère, ma sœur, pour leur respect de ma bizarrerie et tout ce qu’ils m’ont fait découvrir.

Merci, plus que tout, à mon éditeur Mike Braff « au « Télémanus » pour sa patience, sa modestie et sa disponibilité. Navré de t’avoir rendu fou, mon bonsieur.

Et merci à vous, lecteurs. Votre passion, votre créativité, votre humour et vos encouragements m’ont permis d’accomplir cet exploit. Chaque rencontre avec vous, Hurleurs, a été une aubaine.

J’ai longtemps cru être incapable de bâtir un tel projet. Mais tout chantier demande du temps, de l’organisation et des milliers d’heures de doute avant d’arriver à maturité. Le résultat en vaut la peine. Alors, quels que soient vos rêves, vos obstacles, vos projets, tenez bon. Parce que le monde mérite d’en voir le résultat.

Per aspera, ad astra !

Pierce Brown

Table of Contents

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Dramatis personae

ORS

MIDCOULEURS ET BASSESCOULEURS

LES FILS D’ARÈS

Prologue

Partie I – Épines

Chapitre premier – Le noir

Chapitre deux – Le prisonnier L17L6363

Chapitre trois – La Morsure du Serpent

Chapitre quatre – La cellule 2187

Chapitre cinq – Plan C

Chapitre six – Victimes

Chapitre sept – Le vol du bourdon

Chapitre huit – Mon foyer

Chapitre neuf – La cité d’Arès

Chapitre dix – La guerre

Chapitre onze – Mon peuple

Chapitre douze – Victra au Julii

Partie II – Rage

Chapitre treize – Les Hurleurs

Chapitre quatorze – La lune-vampire

Chapitre quinze – La traque

Chapitre seize – Amants

Chapitre dix-sept – Un massacre d’Ors

Chapitre dix-huit – Les abysses

Chapitre dix-neuf – Pression

Chapitre vingt – Dissension

Chapitre vingt et un – Vif-Argent

Chapitre vingt-deux – Le fardeau d’Arès

Chapitre vingt-trois – La marée

Chapitre vingt-quatre – Hic sunt leones

Chapitre vingt-cinq – Exode

Chapitre vingt-six – La glace

Chapitre vingt-sept – Le campement des rires

Chapitre vingt-huit – Festin

Chapitre vingt-neuf – Chasseurs

Chapitre trente – La Silencieuse

Chapitre trente et un – La Reine Pâle

Chapitre trente-deux – No man’s land

Chapitre trente-trois – Des dieux et des hommes

Chapitre trente-quatre – Tueurs de dieux

Partie III – Gloire

Chapitre trente-cinq – La lueur

Chapitre trente-six – Bibine

Chapitre trente-sept – Le dernier aigle

Chapitre trente-huit – Délibération

Chapitre trente-neuf – Le cœur

Chapitre quarante – La mer Jaune

Chapitre quarante et un – Le Seigneur des Lunes

Chapitre quarante-deux – Le poète

Chapitre quarante-trois – Bis repetita

Chapitre quarante-quatre – Les chanceux

Chapitre quarante-cinq – La bataille d’Ilium

Chapitre quarante-six – Fossoyeur

Chapitre quarante-sept – L’enfer

Chapitre quarante-huit – Imperator

Chapitre quarante-neuf – Le Colosse

Partie IV – Étoiles

Chapitre cinquante – Le tonnerre et l’éclair

Chapitre cinquante et un – Le Pandore

Chapitre cinquante-deux – Éclats

Chapitre cinquante-trois – Silence

Chapitre cinquante-quatre – Le Gobelin et l’Or

Chapitre cinquante-cinq – L’ignoble Maison Barca

Chapitre cinquante-six – Les mouches

Chapitre cinquante-sept – Luna

Chapitre cinquante-huit – Une lueur s’éteint

Chapitre cinquante-neuf – Le Lion de Mars

Chapitre soixante – La gueule du dragon

Chapitre soixante et un – Le Rouge

Chapitre soixante-deux – Omnis vir lupus

Chapitre soixante-trois – Le reste est silence

Chapitre soixante-quatre – Ave

Chapitre soixante-cinq – La Vallée

Épilogue

Remerciements